El Alami Kamal
13 Juillet 2025
À 17:35
Le
dirham, né en 1959 comme marqueur d’indépendance, a longtemps joué le rôle de stabilisateur macroéconomique, arrimé à un panier de devises occidentales. Ce cadre a permis de contenir l’inflation, de sécuriser les échanges et de construire une crédibilité monétaire saluée au niveau mondial. Mais cette architecture, conçue pour un monde bipolaire, peine à épouser les contours mouvants d’un ordre mondial fragmenté. Aujourd’hui, trois leviers s’imposent comme les pivots d’une stratégie monétaire renouvelée : une libéralisation progressive mais pilotée du régime de change, une composition réfléchie du panier de devises qui reflète la réalité géoéconomique du pays et l’exploration maîtrisée d’un
e-dirham, capable d’ouvrir une nouvelle ère de souveraineté digitale. L’enjeu n’est pas seulement technique ou financier, il est profondément géopolitique. Il s’agit de garantir l’autonomie du Maroc dans un monde où les dépendances se déplacent, souvent plus vite que les institutions ne s’adaptent.
La libéralisation progressive du change : un cap assumé
C’est dans une tension croissante entre ancrage historique et mutations extérieures que le Maroc a engagé, le 15 janvier 2018, une réforme volontariste de son régime de change. Le processus a débuté par un premier élargissement de la bande de fluctuation du dirham, passée de ±0,3% à ±2,5%, puis étendue à ±5% en mars 2020. Ce glissement progressif vers un régime plus flexible marque l’entrée dans une configuration hybride, associant stabilité nominale et marge d’ajustement contrôlée.
Cette transition ne s’est pas résumée à une simple révision des seuils. Elle a été accompagnée d’un renforcement des capacités du marché. Les banques ont été appelées à jouer un rôle plus actif dans la formation des taux de change à travers un système de cotations fermes, c’est-à-dire des engagements à proposer en continu des prix d’achat et de vente sur le marché. Une plateforme électronique de négociation a été mise en place pour accroître la transparence des échanges interbancaires, tandis que la Banque centrale a adopté une logique d’intervention minimale. Elle n’intervient désormais que ponctuellement, via des adjudications de devises, lorsque la stabilité du marché l’exige.
Ce modèle progressif permet de renforcer la résilience du dirham sans déclencher de volatilité excessive. Des pays comme la Pologne ont démontré, dans les années 2000, qu’une ouverture graduée et bien pilotée pouvait renforcer la stabilité monétaire tout en absorbant les chocs extérieurs. D’autres expériences, intervenus dans un contexte géo-économique instable, comme celle de l’Égypte, soulignent l’importance d’un accompagnement adapté, afin de préserver la confiance des agents et la soutenabilité des équilibres macroéconomiques.
Cette réforme audacieuse de libéralisation progressive au Maroc permet de poser les fondations d’une flexibilité maîtrisée. Elle se poursuivra avec prudence, en fonction de l’évolution des équilibres macroéconomiques du Maroc et du degré de préparation des opérateurs économiques et financiers à gérer une plus grande flexibilité, et ce malgré la «pression» des institutions financières internationales. Toutefois, elle ne saurait suffire à elle seule. Pour renforcer durablement la souveraineté du dirham, un autre chantier s’impose, celui de l’évaluation permanente du panier de devises.
Le panier euro-dollar, entre fidélité historique et limites stratégiques
La structure actuelle du panier de devises, avec 60% en euro et 40% en dollar, demeure pertinente dans un monde encore dominé par ces deux grandes monnaies de réserve (53% pour le dollar et 18,6% pour l’euro selon le FMI durant le premier trimestre 2025). Elle offre stabilité, lisibilité et continuité avec les partenaires historiques du Maroc. Toutefois, elle montre ses limites face à l’émergence d’un acteur monétaire systémique à surveiller, la Chine. En mai 2025, selon les données Swift, le renminbi (yuan) s’est hissé à la troisième place dans le commerce international (Trade finance) avec 5,84%, derrière le dollar (82,48%) et l’euro (5,97%). Cette progression reflète une montée en puissance méthodique, appuyée en parallèle par le développement du système CIPS (Cross-border Interbank Payment System), réseau de compensation transfrontalier conçu par Pékin, désormais actif dans 119 pays. Ce dispositif, qui opère en parallèle de Swift, renforce la capacité de la Chine à structurer ses propres flux financiers, en particulier dans les corridors Sud-Sud et les pays partenaires de l’initiative «Belt and Road».
L’architecture monétaire chinoise repose sur une dualité fonctionnelle, le yuan domestique (CNY), strictement régulé, et le yuan offshore à Hong Kong (CNH), négociable sur les places internationales comme Londres ou Singapour. Ce schéma permet de concilier ouverture progressive et contrôle macrofinancier. Le yuan s’impose ainsi, dans certaines régions, comme une monnaie de facturation de plus en plus utilisée, notamment pour les échanges énergétiques, les grands contrats d’infrastructure ou les flux logistiques vers l’Afrique. Bien qu’encore modeste dans les réserves de change mondiales (environ 2% selon le FMI), le yuan gagne progressivement en stature, soutenu par une stratégie chinoise d’internationalisation maîtrisée, voire jugulée, qui pourrait atteindre un point d’inflexion si une disruption géopolitique l’impose.
Dans ce contexte, le Maroc n’a intérêt ni à figer son architecture monétaire, ni à précipiter une mutation risquée. Mais à moyen terme, une intégration limitée du CNH dans le panier sur une base expérimentale et avec une pondération modeste, pourrait s’envisager comme un ajustement stratégique. Elle permettrait de mieux couvrir les risques de change associés aux flux sino-marocains croissants, tout en maintenant un cadre stable et lisible pour les opérateurs économiques. Ce scénario ne signifie ni rupture ni alignement mécanique, mais anticipation mesurée d’une dynamique structurelle. En adaptant prudemment son régime de change, le Royaume consoliderait sa souveraineté monétaire tout en restant arrimé aux réalités de l’économie multipolaire.
Le e-dirham : catalyseur d’une souveraineté monétaire
Plus de 130 Banques centrales explorent activement la création de monnaies digitales. Car la souveraineté ne se limite plus aux taux et aux paniers, elle s’étend désormais aux protocoles et aux architectures numériques. La Chine avance avec son e-Yuan, l’Inde expérimente la e-Roupie, et la BCE projette une version digitale de l’euro. Le Maroc, pour sa part, a engagé une réflexion structurée via Bank Al-Maghrib, en lançant une preuve de concept (Proof of Concept) et en instituant un comité dédié à l’étude d’un éventuel e-dirham.
Ce projet s’inscrit dans une démarche plus large d’encadrement progressif des cryptoactifs, avec un projet de loi en cours d’examen, soutenu par l’expertise de la Banque mondiale. L’objectif est d'éviter les zones grises réglementaires tout en accompagnant l’innovation. L’approche marocaine, fondée sur la prudence et l’anticipation, crée un terreau favorable à l’émergence d’une monnaie digitale publique qui ne se substituerait pas à l’existant, mais viendrait renforcer la résilience du système monétaire, notamment en facilitant l’interopérabilité internationale, via des initiatives comme mBridge, préfigurant un monde où les monnaies digitales s’échangent de bloc à bloc, sans passerelles obsolètes. Toutefois, le FMI souligne que cette accélération des initiatives pourrait exposer les systèmes financiers à des risques de désintermédiation ou de déstabilisation monétaire.
Mais au-delà des usages techniques, c’est un nouveau levier de souveraineté qui se dessine, encore faut-il en anticiper l’articulation avec le régime de change. Dans un système semi-flottant ou en transition vers plus de flexibilité, l’introduction d’une monnaie digitale pourrait influencer la formation des taux de change, notamment si elle facilite les échanges transfrontaliers ou modifie la vitesse de circulation monétaire. Il sera donc essentiel de garantir l’interopérabilité technique entre le e-dirham et les devises de référence, tout en définissant clairement les règles de conversion avec le dirham classique. Cette cohérence entre politique monétaire, régulation du change et architecture digitale conditionnera la crédibilité et l’efficacité du dispositif dans un environnement multipolaire.
Une souveraineté monétaire proactive, non défensive
Face à cette recomposition monétaire mondiale, où s’entremêlent bouleversements géopolitiques, avancées technologiques et mutations structurelles, l’immobilisme n’est plus une option. Fidèle à sa tradition de stabilité et d’innovation maîtrisée, le Maroc dispose d’un atout précieux, sa capacité à anticiper.
Mais anticiper ne signifie pas réagir à chaque signal faible. Il s’agit plutôt de penser la souveraineté monétaire comme un tout cohérent. La flexibilité du régime de change, la redéfinition du panier de devises et l’émergence d’un e-dirham ne sont pas des réformes isolées, elles participent d’une même architecture, pensée pour renforcer la résilience du dirham face aux chocs, refléter la nouvelle géographie des échanges et accompagner la transition numérique de l’économie.
Plutôt qu’un système figé ou désarticulé, c’est une souveraineté en mouvement qui se dessine, à la fois enracinée dans l’existant et ouverte aux inflexions de demain. Un équilibre à réinventer, lucide et ambitieux, où le dirham reste l’expression d’une autonomie stratégique assumée.
Inclusion financière : un chantier africain d’autonomie partagée
La souveraineté monétaire ne se joue plus uniquement à l’échelle nationale. L’Afrique incarne un terrain stratégique d’innovation et de solidarité. Pour le Maroc, acteur central dans les dynamiques régionales, l’inclusion financière devient un prolongement naturel de sa quête d’indépendance monétaire maîtrisée. L’Afrique reste, aujourd’hui encore, le continent le moins bancarisé au monde, alors même qu’elle regorge d’initiatives numériques et de besoins immenses en services financiers accessibles, sécurisés et adaptés. Ce paradoxe révèle une opportunité historique : celle de bâtir un écosystème continental d’inclusion financière qui conjugue innovation technologique et souveraineté partagée.
Dans ce contexte, le Maroc dispose d’un positionnement stratégique pour contribuer à cette dynamique. Sa stabilité monétaire, sa capacité d’ingénierie réglementaire et ses avancées en matière de finance digitale en font un acteur capable d’initier des passerelles interopérables au service du continent. Plus encore, il peut jouer un rôle de catalyseur dans la co-construction de standards africains, ouverts, fiables et ancrés dans les réalités locales.
Répondre au besoin d’inclusion ne suppose pas d’importer des modèles, mais de créer des solutions ancrées dans les contextes africains, portées par des synergies régionales et nourries par les complémentarités entre États, startups, régulateurs et partenaires multilatéraux. L’inclusion n’est pas qu’une finalité sociale, elle devient aussi un pilier de souveraineté économique, et une clef d’une intégration africaine pleinement assumée.