Culture

Du Maroc à Durban : Fatima Ezzahra Mahdar impose «Aïsha Qandicha» dans un Casablanca cyberpunk

«Aïsha Qandicha», premier projet de long métrage d’animation marocain inspiré par l’anime, a fait sensation au Durban FilmMart 2025, qui s’est tenu du 18 au 21 juillet courant et rassemble, chaque année, les professionnels du cinéma africain et mondial. Actuellement en développement, le projet a remporté le prestigieux Prix de mentorat Triggerfish. À travers cette réinterprétation de la figure mythique de «Aïsha Qandicha» dans un Casablanca cyberpunk de 2100, la réalisatrice Fatima Ezzahra Mahdar, productrice créative et conteuse spécialisée dans l’animation jeunesse basée à Casablanca, explore une histoire universelle de deuil, de différence et de rédemption. À propos de l’inclusion de «Aïsha Qandicha» dans le Forum Pitch and Finance du Durban FilmMart, Magdalene Reddy, directrice du DFMI (Durban FilmMart Institute), déclare : «Le marché annuel de la coproduction et du financement du Durban FilmMart en est à sa 16e année et nous sommes fiers de présenter “Aïsha Qandicha” au forum de présentation et de financement. C’est la 4e année où nous incluons l’animation dans la sélection officielle des projets en développement à la recherche de collaboration et de financement, mais le DFM offre plus qu’un simple lieu de visibilité pour les projets. Le DFM offre un espace aux cinéastes africains de tout le continent pour se connecter les uns aux autres et aux professionnels de l’industrie internationale pour l’avancement de leurs projets et de leurs carrières». Dans cet entretien, Fatima Ezzahra Mahdar revient sur les ambitions internationales du projet, sa vision artistique, les partenariats en devenir et la portée de cette reconnaissance pour l’avenir de l’animation au Maroc.

28 Juillet 2025 À 09:00

Le Matin : Que représente pour vous le Triggerfish Mentorship Award reçu au Durban FilmMart ?

Fatima Ezzahra Mahdar :
Je suis profondément honorée que notre projet de long métrage d’animation «Aïsha Qandicha» ait reçu le Triggerfish Mentorship Award – une reconnaissance qui renforce ma conviction que la narration a le pouvoir de connecter, de défier et d’inspirer. Ce Prix est un magnifique coup de projecteur pour notre film et un encouragement qui nous touche énormément. Le fait que le jury ait été sensible à notre projet dans un marché aussi compétitif nous donne beaucoup d’énergie pour poursuivre son développement. Cela confirme aussi que notre démarche trouve une résonance bien au-delà de nos frontières.

Un grand merci à ma partenaire créative Alyssa Harden, la force motrice de ce projet et le cœur de cette histoire, ainsi qu’à tous les mentors, collègues et amis qui continuent de croire en moi et en cette histoire. Ce n’est que le début : je suis retournée au Maroc avec une passion, une clarté et une détermination renouvelées pour donner vie à ce projet.



Quel était votre objectif principal en participant au Durban FilmMart (DFM) ?

Nous cherchions des coproducteurs et des partenaires pour la phase de développement. Nous espérons vraiment collaborer avec des personnes du monde entier pour raconter une histoire à portée globale et faire découvrir cette légende africaine à un public international.

Pourquoi avoir choisi de revisiter la figure mythique de «Aïsha Qandicha» dans un Casablanca cyberpunk en 2100 ?

Notre film parle de la façon dont «Aïsha» se sent exclue, rejetée par la société parce qu’elle est une créature magique, un démon, et que les humains autour d’elle ont peur d’elle. Pour accentuer ce contraste, nous avons voulu opposer deux mondes : «Aïsha», ancienne et magique, face à une société dominée par la science et la technologie. Un monde qui l’a laissée derrière.

Comment avez-vous imaginé l’évolution du personnage principal dans cette réinterprétation moderne ?

Le thème central du film est que chacun mérite l’amour, même si l’on se croit monstrueux ou marqué par ses erreurs. «Aïsha» commence comme un démon maléfique, fidèle à la légende qui dit qu’elle tue des hommes. Mais nous explorons ici le «pourquoi» : dans notre version, c’est une mère dont l’enfant a été tué par des humains. Elle agit par vengeance. C’est une mère en deuil. Au fil du film, elle traverse ce deuil, dépasse sa colère et choisit d’aimer la nouvelle famille qu’elle se construit.

Vous travaillez avec Alyssa Harden (DreamWorks, Illumination...). Comment l’avez-vous rencontrée et quelle est sa contribution ?

On s’est rencontrées pendant la période Covid, à l’époque où tout le monde faisait du réseautage en ligne. On s’est bien entendues, et on a commencé à développer des projets ensemble. C’est moi qui ai eu l’idée de faire un film d’animation sur «Aïsha», mais c’est Alyssa qui a proposé cette lecture où elle serait une mère vengeresse. Elle s’occupe aussi de la production exécutive et de l’élaboration du budget.

Quel est le rôle exact de Kris Pearn dans le projet, et quelle est sa vision du film ?

Kris nous apporte un soutien précieux. Il nous aide à affiner le récit et nous conseille sur les étapes clés pour avancer. Pour lui, «Aïsha Qandicha» est un film de monstre... mais qui pose cette question : «Et si le monstre voulait juste être aimé ?»

Avez-vous déjà un(e) réalisateur/trice) attaché(e) au projet ?

Nous avons rencontré plusieurs réalisateurs potentiels, et d’autres rendez-vous sont prévus. Pour l’instant, je suis attachée à la réalisation, mais je cherche activement un(e) réalisateur/trice africain(e) avec plus d’expérience que moi pour faire justice à cette histoire.

Vous présentez ce film comme le premier long métrage marocain d’animation inspiré par l’anime. Qu’est-ce que cela implique artistiquement ?

Visuellement, on vise un style proche de l’anime, tout en y intégrant des éléments marocains : motifs géométriques, palettes de couleurs chaudes et sableuses. Le film s’adresse à un public familial, mais avec une profondeur narrative qui le rend accessible à un public plus âgé – dans la lignée de «Into the Spider-Verse», «Nimona» ou encore «The Wild Robot».

Quels seraient, selon vous, les principaux leviers pour faire émerger une véritable industrie du cinéma d’animation au Maroc ?

Le Maroc regorge de talents, mais il nous manque encore l’écosystème pour les soutenir. Il faut donc :

1. Investir sérieusement dans la formation des jeunes artistes.

2. Obtenir des financements publics et privés qui prennent l’animation au sérieux.

3. Créer des passerelles avec des studios internationaux qui peuvent partager leur expertise.

«Aïsha Qandicha» est ma façon de montrer ce qui est possible quand on croit en nos récits. C’est une histoire locale, mais construite avec des partenaires globaux.

Comment conciliez-vous ambition internationale et identité marocaine forte ?

L’identité marocaine n’est pas un ajout : c’est le cœur du projet. «Aïsha Qandicha» est née d’une légende que j’ai entendue enfant, qui m’a marquée. Ce que je veux transmettre, ce sont des émotions universelles à travers des codes culturels marocains. Le défi, c’est de rester fidèle sans diluer le propos. Je ne veux pas rendre la légende «digestible» pour l’Occident. Je veux que le monde rencontre Aïsha telle que nous la connaissons : puissante, complexe, profondément marocaine.

Comment votre implication dans des réseaux comme «Women in Animation» ou la «Children’s Media Association» influence-t-elle votre approche ?

Ces communautés ont été essentielles pour moi. Elles me rappellent que je ne suis pas seule – qu’il existe un réseau mondial de gens qui défendent l’inclusion et la diversité narrative. Grâce à elles, j’ai trouvé des mentors, des collègues, des alliés. «Aïsha Qandicha» n’est pas qu’un film, c’est aussi une déclaration : nos histoires, portées par des femmes et des créateurs issus de groupes sous-représentés, méritent d’être visibles et célébrées à l’échelle mondiale.

Quelles sont les prochaines étapes après le Durban FilmMart ?

Nous allons poursuivre les échanges avec plusieurs sociétés de production intéressées par le projet. D’autres réunions avec des réalisateurs sont prévues. Et surtout, nous espérons produire un court-métrage basé sur «Aïsha Qandicha», une fois les accords de production signés.

Prévoyez-vous de collaborer avec des studios marocains ?

Nous avons discuté avec plusieurs studios marocains, mais pour l’instant ce n’était pas le bon fit. L’écosystème étant très limité, il est peu probable qu’on collabore avec une entreprise marocaine. En revanche, nous aimerions travailler avec des artistes marocains (notamment des concept artists inspirés par l’anime). Notre vision est clairement internationale, avec des partenaires en Afrique, en Europe et en Asie.

Quel accueil espérez-vous du public marocain et africain ?

J’aimerais que le public marocain et africain se sente fier, qu’il se sente représenté. «Aïsha Qandicha» aborde des aspects sombres de notre folklore, mais c’est un film profondément humain. Il dit que même ceux que l’on craint, que l’on marginalise, méritent l’amour, la rédemption, une seconde chance. Pour moi, ce film est une preuve que nos récits ont leur place sur la scène mondiale – pas comme des curiosités, mais comme des reflets puissants de l’humanité.
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