et un des moyens de lutte contre les déséquilibres territoriaux tout en prenant en compte deux impératifs essentiels : la souveraineté et l’éthique. C’est à ces défis multidimensionnels que le ministère délégué chargée de la Transition numérique et de la réforme de l’administration s’emploie à apporter des réponses à travers une feuille de route claire incarnée par la stratégie «
». Invitée de «
» le 29 septembre, la ministre déléguée a expliqué comment cette feuille de route peut transformer l'administration, renforcer l’innovation et favoriser l’intégration de la jeunesse.
Le numérique face aux inégalités territoriales
La question de l’inégalité territoriale est revenue avec force dans l’entretien. Si l’industrialisation et l’investissement se concentrent déjà autour de Casablanca et Rabat, le numérique risque de prolonger les déséquilibres. Pour y remédier, Amal El Fallah Seghrouchni a mis en avant la création d’un réseau de douze instituts Jazari, coordonné par un centre national à Rabat et implanté dans différentes régions pour mettre la technologie et l’intelligence artificielle au service des besoins locaux.
Inspirés des modèles allemand et français, ces pôles, baptisés ainsi en hommage à l’ingénieur Al-Jazari, associent universités, chercheurs, startups, PME et collectivités autour de projets appliqués. Déclinés en thématiques variées, de la santé à l’agriculture en passant par le sport, ils incarnent l’orientation centrale de la stratégie : adosser l’innovation à la recherche scientifique. «L’innovation de qualité ne se fait qu’en adossant les startups à la recherche. On ne fait plus de l’innovation en bricolant, mais en s’appuyant sur la recherche de pointe», a rappelé la ministre.
Pour réaliser cette ambition, l’État a prévu une enveloppe de 11 milliards de dirhams dans le cadre de Maroc Digital 2030. Ces instituts doivent rapprocher la recherche des besoins concrets, transformer les innovations en solutions et former une nouvelle génération de chercheurs et d’entrepreneurs, dans une logique de déconcentration numérique affirmée.
La jeunesse comme clef de voûte
L’autre pilier de la stratégie concerne la jeunesse, considérée comme la ressource stratégique de la transition numérique. Maroc Digital 2030 prévoit la création de 230.000 emplois d’ici 2030, soit environ 70.000 par an. Mais la Banque mondiale évoque un potentiel pouvant atteindre un million d’emplois digitaux si le Maroc parvient à élargir son marché et à mobiliser toutes ses ressources.
Pour ce faire, plusieurs dispositifs sont déjà opérationnels : les écoles YouCode, accessibles même sans baccalauréat, les masters juniors pour les 14-18 ans, des programmes dédiés aux femmes et aux zones rurales, un partenariat avec la Fondation Royale du football qui formera 200.000 jeunes aux bases de l’IA, et le renforcement du haut niveau avec 550 doctorants en IA et cybersécurité actuellement en formation. «Nos jeunes sont brillants. Il faut leur donner les moyens de créer de la valeur grâce à l’intelligence artificielle», a affirmé Amal El Fallah Seghrouchni, insistant sur l’urgence d’accompagner la Génération Z face à l’évolution rapide des métiers.
Administration X.0 : repenser la relation citoyen-État
L’administration digitale ne se limite pas à la mise en ligne de services. Elle s’inscrit dans une logique de refonte globale de la relation avec les citoyens. Plus de 600 services en ligne existent déjà, mais l’ambition est d’aller vers des macro-services, de véritables parcours de vie digitalisés proposés de manière proactive aux citoyens. L’exemple des candidatures libres au baccalauréat est emblématique : six jours de démarches ont été réduits à vingt minutes en ligne, avec un volume de documents divisé par quatre ou cinq. Cette mutation traduit le passage d’une logique de guichet à une logique d’accompagnement, où l’administration anticipe et répond aux besoins dans leur globalité.
Encadrer l’interopérabilité et protéger la donnée
Au-delà de la dématérialisation, la réforme vise à instaurer une véritable interopérabilité entre administrations. Mais cette ouverture des systèmes impose un impératif : garantir la sécurité et la confidentialité des données personnelles. «Lorsqu’on veut faire de l’interopérabilité et qu’on a accès à des données personnelles, on a besoin de protéger les citoyens, y compris face aux services administratifs», a rappelé Amal El Fallah Seghrouchni. Depuis mars dernier, son département mène un travail de concertation pour concevoir une architecture qui assure à la fois fluidité et protection. «Nous avons écouté toutes les administrations et tous les ministères afin de concevoir une organisation qui protège le citoyen et ses données, tout en évitant d’alourdir les services», a-t-elle ajouté.
Cette démarche associe trois institutions clés : la Commission nationale de contrôle de la protection des données personnelles (CNDP), garante du respect de la vie privée et de la régulation de l’usage des données, la Direction générale de la sécurité des systèmes d’information (DGSSI), chargée de la cybersécurité de l’État et de la résilience des infrastructures numériques, et la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN), mobilisée sur les enjeux de sécurité liés aux usages numériques et à la lutte contre la cybercriminalité. L’objectif est d’aboutir, d’ici la fin de l’année, à une loi sur l’administration digitale qui, selon la ministre, «encadrera la protection des données personnelles et l’administration digitale avec un grand A et un grand D».
Une ouverture internationale assumée
Le souci relatif à la protection des données est imposé aussi par l’ouverture à l’international. Selon la ministre, le Maroc ne pouvait concevoir sa stratégie numérique en vase clos : «Le marché de la tech est multiple. Si nous voulons rester compétitifs, nous devons aller vers l’intelligence artificielle coûte que coûte, former des talents et travailler avec les grands acteurs mondiaux.»
À New York, elle a lancé un hub digital arabo-africain et signé un accord avec Mistral AI, acteur européen de l’intelligence artificielle générative. «Nos besoins sont spécifiques : arabe, amazigh et langues africaines non latines. Mistral nous offre la possibilité d’adapter les grands modèles aux réalités de notre région», a-t-elle expliqué. Cette ouverture ne se limite pas à Mistral. La ministre a confirmé des discussions avec OpenAI, Meta et d’autres géants du numérique : «Nous voulons être une porte d’entrée vers l’Afrique pour ces acteurs mondiaux. Nos startups doivent pouvoir se confronter à des marchés plus vastes, arabes et africains, pour élargir leur horizon.»
Éthique et régulation : une ligne directrice affirmée
Pour Amal El Fallah Seghrouchni, la transition numérique ne peut se concevoir sans cadre éthique clair. «L’éthique n’est pas négociable», a-t-elle affirmé, rappelant que le Maroc avait participé à l’élaboration des recommandations de l’Unesco sur l’intelligence artificielle, adoptées en 2022 par 193 États membres. Le Royaume a été parmi les premiers à engager une auto-évaluation nationale pour mesurer son degré de conformité. Mais l’éthique doit être traduite en règles contraignantes. C’est l’objet de la future loi sur l’administration digitale, actuellement finalisée avec la CNDP, la DGSSI et la DGSN. Ce texte encadrera l’interopérabilité, l’identité numérique et la circulation des données, tout en protégeant les citoyens.
La ministre a également souligné la nécessité d’un alignement international : «Si une application d’IA n’est pas conforme à l’AI Act (réglementation européenne sur l’intelligence artificielle, adoptée par l’Union européenne en 2024), elle ne pourra pas se vendre en Europe», a-t-elle rappelé, insistant sur l’importance d’articuler souveraineté nationale et insertion dans les marchés mondiaux. En somme, la réussite de la transition numérique ne saurait se limiter à l’innovation technologique. Elle doit reposer sur des garde-fous partagés, capables de concilier souveraineté, ouverture et éthique».
Offshoring : un pilier de l’économie numérique
L’offshoring constitue un autre pilier de l’économie numérique. Ce secteur, qui regroupe les services externalisés, génère déjà 143.000 emplois et plus de 26 milliards de dirhams de revenus annuels. Ces performances tiennent à l’implantation de multinationales comme Oracle ou One Point, qui mobilisent des centaines d’ingénieurs marocains. Mais pour maintenir cette dynamique, un cadre actualisé est en préparation : une circulaire, déjà signée et attendue pour décembre, doit renforcer les incitations et clarifier les règles. Pour Amal El Fallah Seghrouchni, l’enjeu dépasse la réglementation : «Si nous voulons garder nos ingénieurs, il faut leur proposer des projets internationaux qui évitent l’ennui et permettent des transferts de technologie», a-t-elle insisté.