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Cyberviolence : protéger sans interdire, le Maroc table sur la «majorité numérique graduée»

Alors que l’Australie interdit et que l’Europe régule, le Maroc propose une troisième voie inédite. L’Observatoire national de la criminalité (ONC) vient de soumettre au débat public un concept novateur : une protection des mineurs en ligne adaptée aux étapes du développement de l’enfant, plutôt qu’une approche binaire (interdiction-autorisation). Cette approche, élaborée lors d’un atelier national réunissant une cinquantaine d’experts au Technopolis de Salé les 9 et 10 décembre 2025, intervient dans un contexte alarmant : 282.000 jeunes filles marocaines victimes de violence électronique, 1,85 million de mineurs évoluant dans les métavers sans aucune supervision parentale et une cybercriminalité qui ne cesse de progresser.

21 Décembre 2025 À 20:20

Les chiffres donnent le vertige. Sur les 7,5 millions de mineurs âgés de 6 à 17 ans que compte le Maroc, environ 2,1 millions utilisent potentiellement des plateformes comme Roblox, Fortnite ou Free Fire. Parmi eux, 1,85 million évoluent dans ces univers virtuels sans la moindre supervision parentale effective. Pendant ce temps, la cybercriminalité explose : 765 affaires en 2017, 8.333 en 2024. Une multiplication par 10,9 en sept ans, soit une hausse vertigineuse de 989%.

C’est face à cette réalité que l’Observatoire national de la criminalité (ONC), en partenariat avec le Bureau du Conseil de l’Europe à Rabat et le Centre marocain de recherches polytechniques et d’innovation, a réuni au Technopolis de Salé, les 9 et 10 décembre derniers, plus d’une cinquantaine de participants, dont des magistrats, des experts sécuritaires et des représentants institutionnels. L’enjeu : élaborer une réponse nationale intégrée face à ce que les spécialistes qualifient désormais de «convergence criminelle» (la concentration, sur les mêmes plateformes, de l’ensemble des formes de violence numérique).

Quand les terrains de jeu

deviennent terrains de chasse L’atelier national consacré à «La cyberviolence genrée : des réseaux sociaux aux mondes virtuels» s’est ouvert sur un constat sans appel. Si les réseaux sociaux classiques – Facebook, Instagram, TikTok – concentrent l’attention médiatique et politique, une menace tout aussi grave se développe dans l’angle mort des politiques publiques : les métavers sociaux et les plateformes de jeux en ligne massivement multijoueurs.

«Nous avons choisi de concentrer une partie importante de notre analyse sur ces espaces pour une raison simple : ils sont fondamentalement différents des jeux vidéo classiques que nous connaissons», explique-t-on à l’ONC. Selon les experts de l’Observatoire, quand un enfant joue à FIFA ou Call of Duty, il joue puis éteint sa console. Mais quand il pénètre dans Roblox, Fortnite Creative, Minecraft ou VRChat, il entre dans des univers sociaux persistants qui continuent d’exister vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, même lorsqu’il est déconnecté. Ces plateformes ne sont plus de simples divertissements numériques. Elles sont devenues, selon l’ONC, «des infrastructures sociales complexes où se déploient des interactions humaines, des économies virtuelles, des hiérarchies sociales et, malheureusement, des formes sophistiquées de violence et d’exploitation».

Les données présentées lors de l’atelier établissent l’ampleur du phénomène. Roblox compte 70 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, dont 67% ont moins de 16 ans. Minecraft rassemble 140 millions de joueurs mensuels. Fortnite dépasse les 400 millions de comptes. Au Maroc, l’écosystème Roblox s’est solidement implanté : six boutiques spécialisées distribuent des cartes prépayées Robux dans les centres commerciaux de Casablanca et Rabat, avec des montants allant de 140 à 1.090 dirhams. Le groupe «Morocco Hangout» totalise plus de 11.000 membres identifiés, constituant le principal hub d’interaction des jeunes Marocains sur la plateforme.

Une «convergence criminelle» sans précédent L’une des contributions majeures de l’atelier aura été de documenter ce que l’Observatoire national de la criminalité qualifie de «convergence criminelle» : la concentration, sur les mêmes plateformes, de l’ensemble des formes de violence numérique. La typologie présentée par l’ONC identifie cinq vecteurs de menace qui, pour la première fois dans l’histoire de la criminalité numérique, se retrouvent réunis dans un même espace. L’exploitation économique d’abord, avec des pratiques de «farming» où des enfants sont recrutés pour récolter de la monnaie virtuelle au profit d’adultes. L’exploitation sexuelle ensuite, avec le grooming numérique méthodique (approche prédatrice progressive), l’utilisation de l’intelligence artificielle générative pour créer des deepfakes pédopornographiques, et la sextorsion. La violence psychologique également, avec un harcèlement qui ne s’arrête jamais puisque l’univers virtuel persiste en permanence. La criminalité acquisitive aussi, avec le développement d’infostealers (voleur d’information, terme d’informatique désignant une forme de logiciel malveillant créé dans le but de pénétrer les systèmes) ciblant les comptes riches en monnaie virtuelle. L’exposition à des contenus inappropriés enfin.

Les données internationales viennent corroborer ce diagnostic. «L’Opération Kidflix», menée par Europol en 2024-2025, a identifié 1,8 million de fichiers d’exploitation pédopornographique dans des univers virtuels, avec une technique de deepfake par intelligence artificielle générative représentant 34% du corpus. «L’Opération Restore Justice» du FBI, en mai 2025, a abouti à 205 arrestations de prédateurs ciblant des victimes âgées principalement de 11,3 à 12,8 ans dans des environnements immersifs.

Selon nos informations obtenues auprès de l’Observatoire, le positionnement régional du Maroc s’avère particulièrement préoccupant. L’analyse d’Interpol révèle que 69,24% des cas africains de sextorsion financière sont concentrés dans le Royaume. Cette configuration résulte de la convergence de plusieurs facteurs : un taux de chômage des jeunes de 37,7% favorisant l’économie criminelle numérique, un multilinguisme facilitant l’exploitation transfrontalière, une infrastructure numérique avancée attirant les criminels organisés et un décalage horaire stratégique permettant l’exploitation continue des victimes européennes et nord-américaines.

Le «chiffre noir» : 250.000 à 300.000 victimes potentielles non signalées La plateforme E-Blagh, système national de signalement en ligne lancé le 3 juin 2024 a enregistré 12.614 signalements en six mois. L’analyse des trois premiers mois révèle que 60% des signalements concernent l’escroquerie et la fraude numérique, 20% le chantage sexuel, 10% les injures et diffamation. Or les études internationales établissent que seuls 3% des mineurs victimes d’abus en ligne dénoncent les faits. Appliqué au contexte marocain, ce ratio suggère que les 2.523 cas de chantage sexuel signalés via E-Blagh pourraient représenter une réalité de 250.000 à 300.000 victimes potentielles non signalées. L’ONC précise toutefois que cette hypothèse «mériterait validation par des enquêtes de victimation nationales spécifiques».

La présidence du Ministère public documente pour la période 2020-2023 quelque 2.915 affaires traitées et 3.646 personnes poursuivies. La typologie des infractions établit que l’extorsion de fonds par menace de divulgation représente 1.173 personnes poursuivies, les infractions aux systèmes de traitement automatisé de données 809, et le harcèlement sexuel par moyens électroniques 716. L’interdiction pure : une «fausse bonne idée» ? Face à cette prise de conscience mondiale, une vague réglementaire sans précédent déferle. En novembre 2024, l’Australie a franchi le pas d’une interdiction pure et simple : aucun mineur de moins de 16 ans ne pourra légalement accéder aux réseaux sociaux et métavers sociaux, sous peine d’amendes pouvant atteindre 50 millions de dollars australiens pour les plateformes contrevenantes. Le 26 novembre 2025, le Parlement européen vote à une majorité écrasante – 483 voix contre 92 – une résolution recommandant 16 ans comme âge minimum harmonisé.

Mais l’interdiction pure et simple, aussi séduisante soit-elle sur le plan symbolique, est-elle réellement efficace ? l’atelier organisé les 9 et 10 décembre 2025 à Salé aura été l’occasion d’un débat de fond rarement mené avec autant de rigueur sur la question. L’analyse présentée par l’ONC soulève cinq failles structurelles majeures dans l’approche prohibitive. La faille technique d’abord : un adolescent de 13 ans peut contourner une restriction géographique en activant un VPN en moins de trente secondes. «Nous imposerions une règle que nous savons d’avance inapplicable», résume un expert en cybersécurité présent à l’atelier. La faille juridique ensuite : les grandes plateformes sont extraterritoriales, et les mécanismes de sanctions internationales restent faibles. La faille sociale également : interdire l’accès à des espaces où 97% des mineurs sont déjà présents risque de créer une «génération hors-la-loi». La faille psychologique aussi : l’effet Streisand (phénomène médiatique où une tentative de cacher, supprimer ou censurer une information a pour conséquence involontaire de la rendre beaucoup plus visible et largement diffusée, souvent amplifiée par Internet et les réseaux sociaux) risque de transformer ces espaces en «fruits défendus» encore plus désirables. La faille épistémologique enfin : l’âge chronologique est-il vraiment le bon critère ? «Nous faisons comme si tous les enfants de 15 ans étaient identiques et tous les adultes de 18 ans soudainement matures. C’est une fiction juridique qui ne correspond à aucune réalité développementale», souligne une chercheuse en psychologie du développement citée dans les travaux de l’atelier.

La proposition marocaine : la «majorité numérique graduée»

C’est précisément pour répondre à ces limites que l’ONC a développé et présenté un concept novateur : la «majorité numérique graduée». L’idée centrale est de rompre avec la logique binaire – interdit ou autorisé – pour construire un parcours progressif d’accès aux espaces numériques, adapté aux étapes reconnues du développement cognitif et social de l’enfant.

Le modèle proposé s’articule autour de quatre à cinq paliers distincts. Le premier palier, concernant les moins de 12 ans, établit une interdiction stricte. Cette proposition s’appuie sur trois éléments : les données de l’Opération Restore Justice du FBI établissant 11,3-12,8 ans comme âge modal des victimes de prédation, les neurosciences établissant l’immaturité du cortex préfrontal jusqu’à 12-13 ans, et les données Roblox UK montrant 88% d’échec des contrôles parentaux existants pour cette tranche d’âge. Le deuxième palier, pour les 13-15 ans, n’autorise l’accès que sous double condition cumulative : un consentement parental éclairé vérifié, incluant une formation obligatoire de 30 minutes sur les risques, et des obligations techniques renforcées des plateformes. Le troisième palier, pour les 16-17 ans, correspond à une autonomie relative avec protections résiduelles : profil privé par défaut, plafonnement des dépenses à 2.000 dirhams mensuels, interdiction de monétisation au-delà de 100 dollars annuels. Le quatrième palier, à partir de 18 ans, consacre la majorité numérique complète.

Selon l’ONC, cette graduation «refléterait les stades de développement cognitif, l’acquisition progressive de compétences de gestion des risques et les réalités socioculturelles marocaines». L’Observatoire souligne le caractère innovant de cette proposition : «Aucune juridiction mondiale ne combine actuellement interdiction stricte pour les moins de 12 ans avec graduation sur trois paliers».

Des sanctions «ridicules» face aux géants technologiques

L’atelier a également mis en lumière les limites criantes du cadre juridique actuel en matière de sanctions. Le Code pénal marocain prévoit une amende maximale de 200.000 dirhams pour les infractions cybercriminelles les plus graves. Ce montant représente 0,0001% des revenus annuels d’une plateforme comme Roblox Corporation, qui a engrangé 15 milliards de dollars en 2024. Soit l’équivalent d’une heure de chiffre d’affaires.

À titre comparatif, le Digital Services Act européen prévoit des sanctions pouvant atteindre 6% du chiffre d’affaires annuel global, soit 900 millions de dollars potentiels pour une entreprise comme Roblox. Le UK Online Safety Act britannique introduit quant à lui un «duty of care» (devoir de diligence) envers les utilisateurs mineurs, avec obligation de résultats mesurables. Les premières évaluations, en décembre 2024, montrent une réduction de 28% des contenus préjudiciables signalés sur les plateformes couvertes. L’ONC préconise donc l’introduction d’une échelle de sanctions administratives de 0,5 à 6% du chiffre d’affaires annuel global, selon la gravité et la récurrence des manquements. Pour Roblox Corporation, cela représenterait entre 75 millions et 900 millions de dollars, «créant une potentielle dissuasion économique».

Vers un Code numérique unifié Au-delà des sanctions, les recommandations formulées lors de l’atelier s’articulent autour de trois axes stratégiques. Le premier concerne la consolidation du cadre juridique. Les participants préconisent l’élaboration d’un Code numérique unifié rassemblant l’ensemble des dispositions actuellement dispersées entre le Code pénal, les lois spéciales et les réglementations sectorielles. Ce code devrait intégrer de nouvelles qualifications pénales spécifiques aux métavers : le «grooming immersif aggravé», défini comme l’approche prédatrice progressive dans les environnements 3D avec utilisation d’avatars trompeurs ; la «manipulation algorithmique de mineurs», soit l’exploitation intentionnelle des vulnérabilités cognitives par systèmes d’intelligence artificielle ; et la «facilitation d’infractions par négligence systémique», c’est-à-dire le défaut de mise en œuvre de mesures de protection techniques disponibles et proportionnées.

Le deuxième axe porte sur le renforcement de la gouvernance. L’atelier recommande la création d’une cellule de coordination interministérielle permanente, dotée d’un secrétariat technique assuré par l’ONC. Cette structure légère aurait pour mission la coordination opérationnelle, la résolution des conflits de compétence et le suivi de la mise en œuvre des politiques publiques. Le troisième axe concerne les mécanismes d’application aux plateformes extraterritoriales. L’ONC propose que toute plateforme dépassant 10 millions de dirhams de revenus annuels générés au Maroc soit tenue d’établir une entité juridique marocaine avec représentant légal résident, d’utiliser des services bancaires via des établissements agréés par Bank Al-Maghrib, et de maintenir un point de contact disponible 24 heures sur 24 en arabe et en français pour les autorités judiciaires.

Le Maroc, futur leader régional ?

L’atelier a aussi révélé une ambition : positionner le Maroc comme leader régional en matière de protection numérique. Le Royaume dispose d’atouts réels : une économie numérique dynamique, des institutions stables, une tradition juridique solide et une position géographique qui en fait un pont naturel entre l’Europe et l’Afrique. Le Maroc est déjà membre actif de la WeProtect Global Alliance et a ratifié la Convention de Budapest sur la cybercriminalité ainsi que la Convention des Nations unies sur la cybercriminalité, signée à Hanoï le 25 octobre 2025.

L’ONC envisage l’organisation d’un sommet annuel régional – le «Rabat Digital Child Safety Summit» – qui réunirait ministres africains, régulateurs télécoms, plateformes technologiques et organisations internationales. L’objectif serait de proposer l’adoption d’une «Déclaration de Rabat» engageant les États africains vers des standards minimaux communs de protection. Désormais, c’est aux décideurs politiques de trancher. Le rapport détaillé des travaux sera finalisé en janvier 2026 et transmis au ministère de la Justice, au Parlement et au Chef du gouvernement. Des ateliers techniques thématiques sont prévus, apprend «Le Matin», pour approfondir les questions de vérification d’âge, d’éducation numérique et de prise en charge des victimes. «L’enjeu maintenant est de transformer ces recommandations en actions concrètes», insiste un responsable de l’ONC. «Nous avons deux ans devant nous avant la prochaine évaluation nationale. Deux ans pour démontrer que le Maroc ne se contente pas de discours, mais passe aux actes.» Car c’est bien là l’enjeu ultime : ne pas choisir entre protection et éducation, entre sécurité et autonomie, mais construire un écosystème numérique où les enfants marocains peuvent grandir en sécurité tout en apprenant à naviguer dans les complexités d’un monde qui sera, que nous le voulions ou non, une part déterminante de leur avenir. n
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