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Désenclavement du Sahel : le Maroc face à un pari géopolitique

En proposant d'ouvrir ses ports aux pays enclavés du Sahel, le Maroc s'engage dans une voix assez courageuse. Car le Mali, le Burkina Faso, le Niger et Tchad, ces quatre pays en proie au terrorisme et aux coups d'État militaires ont créé une Confédération qui défie la CEDEAO et se rapproche de Moscou. Le rapport de l'IRES, publié en septembre 2024, révèle l'ampleur du défi : construire des corridors dans une zone où l'onde de choc terroriste progresse vers les côtes, négocier avec une Mauritanie réticente, affronter l'hostilité algérienne.

13 Octobre 2025 À 18:24

Le 6 juillet 2024, Mali, Burkina Faso et Niger ont franchi un nouveau cap en transformant leur Alliance des États du Sahel en Confédération. Cette union militaire, économique et monétaire, soutenue par la Russie via Africa Corps et financée par la Chine, représente «8% du PIB de la CEDEAO» mais contrôle «2.758.000 km²» selon les chiffres compilés dans le dernier rapport publié par l'IRES le 7 octobre 2025, mais élaboré depuis septembre 2024. Pour le Maroc, qui a promis de désenclaver ces pays, cette recomposition géopolitique pose une question cruciale : comment tenir un engagement pris dans une région où les forces françaises ont échoué et où les puissances rivales s'affrontent ?

L'enclavement, fardeau à 20% du PIB
«L'enclavement ampute le PIB de ces pays d'une valeur d'au moins 20%», martèle le rapport en citant les Nations unies. Les chiffres décrivent un handicap structurel massif. «Les coûts de transport élevés du fait des frais de transit, la relation de dépendance vis-à-vis des pays maritimes voisins, la vulnérabilité logistique qui génère des limites sérieuses aux capacités de stockage» : l'inventaire dressé par l'Institut Royal des études stratégiques (IRES) est accablant. Les «complexités des procédures douanières qui entraînent la corruption et l'inefficience» s'ajoutent aux «limitations productives, le manque de diversification économique et le très faible niveau d'investissements étrangers». Le rapport résume : «Ces contraintes aggravent la situation socio-économique».

Dans Son discours du 6 novembre 2023, S.M. le Roi Mohammed VI l'avait affirmé : «Il est primordial de mettre à niveau les infrastructures des États du Sahel et de les connecter aux réseaux de transport et de communication implantés dans leur environnement régional». Le Souverain avait ajouté, «tout en étant convaincu que cette initiative transformera substantiellement l'économie de ces pays frères», que «le Maroc est disposé à mettre à leur disposition ses infrastructures routières, portuaires et ferroviaires».

Deux corridors, deux paris géopolitiques
Le rapport identifie deux tracés possibles pour relier le Sahel à Dakhla. Le premier, «direct», longerait «la frontière avec l'Algérie à travers une zone tampon où sont enregistrés de nombreux incidents». Les experts de l'IRES sont catégoriques : «L'opposition algérienne pour le passage le long de sa frontière est certaine. Les risques sont liés aussi bien à la phase de réalisation qu'à celle de l'exploitation». Le second tracé, «indirect», passerait «par la Mauritanie et/ou le Sénégal». C'est «l'option la plus plausible» selon l'Institut. Mais elle soulève d'autres difficultés. La Mauritanie, qualifiée de «ventre mou du Maroc», est «incontournable» tout en étant «fragilisée par les pressions extérieures, notamment la France et surtout l'Algérie».

Le document est lucide : malgré «des relations plus ou moins apaisées au gré des gouvernants en place, elle risque, à la moindre montée de tension entre le Maroc et l'Algérie, de revoir sa position». Pire, Nouakchott «peut être tentée de vouloir monnayer à prix fort son ralliement par une demande de concessions territoriales (Lagouira, point de litige actuel), politiques ou économiques». Deux stratégies sont proposées pour sécuriser le passage. D'abord, «se baser sur des accords internationaux, notamment, avec l'ONU et les grandes puissances pour imposer, dans le respect du droit international, la liberté de circulation». L'opération menée «en octobre 2020 par les Forces Armées Royales au poste frontalier de Guergarate» est citée comme un «exemple probant». Ensuite, «promouvoir (par le Maroc) un partenariat tripartite entre le Maroc, la Mauritanie et les pays du Sahel, de manière à mettre à niveau et à exploiter concomitamment les facilités portuaires, logistiques et routières de la Mauritanie et du Maroc, en faveur des pays du Sahel».

Une région en pleine recomposition
Le Sahel a connu une série de bouleversements depuis 2020. «Trois pays (Mali, Niger et Burkina Faso) ont connu un brusque changement de gouvernance, suite à des coups d'États militaires», rappelle le rapport. Leur retrait de la CEDEAO, qui «a soumis ces pays à des sanctions drastiques insupportables pour eux», a débouché sur «la création, en date du 16 septembre 2023, d'une Alliance des États du Sahel».

Cette alliance s'est métamorphosée le «6 juillet 2024» en «Confédération des États du Sahel». Son ambition : «créer une union économique et monétaire et une force de défenses coalisée. Les débats sont en cours pour une sortie du franc CFA.» Les conséquences sont lourdes. Cette évolution devrait «entraîner une perte estimée à 45 milliards de FCFA/an pour la CEDEAO tout en privant cette organisation d'une superficie de 2.758.000 km²», précise le document en citant Sputnik Africa.

Le terrorisme qui progresse vers les côtes
La menace sécuritaire domine toutes les autres préoccupations. «L'action terroriste a complètement déstabilisé les pays du Sahel. Elle semble se diriger vers la rive atlantique, constituant de fait une menace sérieuse pour l'Afrique du Nord et même l'Europe méridionale», avertit l'IRES. Les cartes présentées dans le rapport montrent «la propagation de l'onde de choc terroriste du Mali vers le Golfe de Guinée» avec des projections inquiétantes pour 2025. «L'épicentre se trouve au Mali», mais l'extension géographique gagne le Burkina Faso, le Niger, le Tchad, «et désormais le nord du Bénin, du Togo et du Ghana».

Le rapport souligne que «l'alliance des groupes terroristes et ceux du crime organisé (drogue, piraterie et migration clandestine) a besoin d'avoir l'accès le plus large possible à l'océan pour développer les sources de financement et multiplier l'hybridation du mode opératoire». «Les dépenses militaires des pays du Sahel ont augmenté de 43% entre 2010 et 2020», relève le document. Malgré ces efforts, «le terrorisme reste bien installé au Sahel». La situation semble même se détériorer avec le départ des forces françaises et européennes. Le G5 Sahel, créé pour coordonner la lutte antiterroriste, «n'est plus qu'un G2 (Mauritanie plus Tchad), après la dislocation du G5 dont l'avenir reste incertain». Les trois pays de l'AES/CES ont rompu avec leurs partenaires occidentaux traditionnels.

L'initiative atlantique, un cauchemar stratégique pour l'Algérie
L'Algérie occupe une place centrale dans l'analyse de l'IRES. «Pour Alger, l'initiative atlantique marocaine représente un cauchemar stratégique : elle se trouverait, une fois le projet finalisé, dans la situation d'encerclement» alors qu'«elle a toujours cherché à encercler le Maroc». Le rapport n'hésite pas à pointer «la responsabilité des services algériens dans l'épidémie terroriste». Un «rapport du Centre africain de recherches et études politiques (Afropolicy) de mars 2024» sur «la montée de Daech en Afrique» est cité à l'appui. Les experts décrivent un pays «enhardi par sa victoire contre les Islamistes lors de la décennie tragique des années 1990» qui «a cherché à contrôler l'activité sécuritaire des pays voisins» et «a été jusqu'à participer à la création et au parrainage de l'entité fantoche du Polisario à l'Ouest et à manipuler les Touaregs au Sud».

Russie, Iran, Chine : les nouveaux acteurs
La Russie, via «Africa Corps (ex-groupe Wagner)», «prolifère dans dix-huit pays africains, principalement dans les pays du Sahel.» Ces mercenaires «se chargent de la mission, pécuniairement intéressante, du contrôle des sites d'exploitations minières, dont ils tirent de larges subsides pour leur financement». L'Iran représente «un nouvel acteur, dont la dangerosité n'est plus à démontrer». Sa «diplomatie est de plus en plus active le long de la bande sahélienne et s'appuie sur les communautés chiites notamment, en Mauritanie ou au Mali». La Chine «réalise, sans doute, la pénétration la plus fulgurante». Le rapport de l’IRES évoque «la lutte d'influence des deux géants» – Chine et États-Unis – qui «se joue d'ores et déjà dans plusieurs pays du Sahel».

Le paradoxe des ressources
Malgré l'instabilité, les pays du Sahel «ont des ressources naturelles principalement minérales et un potentiel agricole et d'élevage important. Le territoire se prête parfaitement à la production des énergies renouvelables, en particulier l'énergie solaire, et au tourisme culturel et de découverte». Les statistiques compilées montrent que ces pays «réalisent un taux moyen de croissance encourageant». Avec une «population de 300 millions d'habitants» et une «croissance économique moyenne de 3,8 à 4,9% selon les sous-régions», le potentiel est réel. Mais «ils exportent essentiellement des matières premières brutes sans transformation. Leur vulnérabilité aux chocs extérieurs est ainsi grande et peut malmener sérieusement leur sentier de croissance», avertissent les auteurs du rapport.
Les risques de déstabilisation

Le rapport ne minimise pas les dangers. «Les risques de sabotage, en provenance des pays en situation d'adversité avec le Maroc, sont loin d'être considérés comme négligeables». L'Algérie pourrait «exploiter indignement et immoralement la vulnérabilité actuelle» des pays sahéliens «pour les dissuader d'intégrer le projet de désenclavement». Les «nuisances de notre voisin de l'est risquent de converger et de trouver des points d'ancrage avec la volonté iranienne de s'installer dans la région». Le document avertit : «À eux deux le pouvoir destructif est à craindre, en particulier dans les zones où vivraient des chiites».

En s'engageant à désenclaver le Sahel, le Maroc endosse une responsabilité qui dépasse largement le cadre commercial. Le rapport de l'IRES dresse un tableau sans complaisance : construire des corridors vers Dakhla revient à naviguer entre l'hostilité algérienne, l'instabilité sahélienne, les ambitions russes et iraniennes, tout en gérant une Mauritanie réticente. Comme le résume sobrement le document : «En ouvrant ses ports aux pays du Sahel, le Maroc ouvre aussi ses frontières à leurs problèmes».

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