Nation

Droit de grève : son fondement, sa portée, ses limites... passés au peigne fin

L’adoption du projet de loi organique n°97.15 définissant les conditions et modalités d’exercice du droit de grève devrait marquer un cap décisif dans le processus d’édification d’un État social fort, respectueux des droits et libertés, mais garant d’un environnement des affaires sain et favorable. Quoi de plus normal que le débat autour de ce texte cristallise toutes les passions et donne lieu à des lectures et analyse parfois diamétralement opposées ! Dans ce contexte, le gouvernement tient à impliquer toutes les parties prenantes dans l’examen de ce texte, mu en cela par la volonté de parvenir à une formule équilibrée et consensuelle qui permettra au Maroc de faire un grand pas en avant en matière de législation sociale. C’est dans ce cadre que s’inscrit la journée d’étude organisée mercredi 22 janvier 2025, à la Chambre des conseillers, consacrée à la présentation et la discussion de ce projet de loi. Le débat, qui a été tendu par moment, a permis de faire ressortir une question brûlante : comment protéger ce droit constitutionnel tout en évitant ses dérives ? Car derrière les articles techniques du texte se joue l’avenir du dialogue social marocain.

23 Janvier 2025 À 19:47

Une journée d’étude, organisée mercredi 22 janvier à Rabat par la Commission de l’enseignement et des affaires culturelle et sociale à la Chambre des conseillers au sujet du projet de loi organique relatif à l’exercice du droit de grève, a mis en lumière les enjeux et les défis de ce texte fondamental pour l’avenir des relations sociales au Maroc. «755 affaires devant les tribunaux en une seule année». Ce chiffre, lâché tout de go par le ministre Younes Sekkouri devant les experts, les syndicalistes et les officiels présents, a donné le ton de cette rencontre qui aborde un texte qui cristallise toutes les tensions : le gouvernement y voit un outil de régulation indispensable, les syndicats le jugent attentatoire aux libertés fondamentales, tandis que le patronat estime qu’il doit être strictement encadré.

Un constat alarmant : nombre croissant des conflits sociaux

Les chiffres présentés par Younes Sekkouri lors de cette journée d’étude dressent, en effet, un tableau préoccupant de la situation actuelle. En 2024, les tribunaux marocains ont eu à traiter pas moins de 755 affaires liées à l’entrave à la liberté du travail. Dans le détail, 418 nouvelles affaires ont été enregistrées au cours de l’année, tandis que 613 jugements ont été rendus. Plus inquiétant encore, 142 dossiers restent en instance, témoignant de l’ampleur du phénomène et de la nécessité d’une régulation efficace, mais qui tient compte de l’équilibre entre droits et obligations. «Je crois que ni les grévistes ni les employeurs ne souhaitent en arriver à la grève», a souligné le ministre, avant d’ajouter : «Les grèves impliquent un nombre important de travailleurs, et personne n’a intérêt à faire grève ou à recourir à la justice. La négociation doit être la voie appropriée pour éviter d’en arriver à cette situation, et la loi doit contraindre les parties à négocier».

Les enjeux juridiques et constitutionnels : un débat de fond

Les discussions et les échanges qui ont ponctué cette journée d’étude ont montré à quel point ce projet de loi était délicat et soulevait des questions fondamentales liées à la nature même du droit de grève et son articulation avec les autres droits constitutionnels. L’académicien et avocat Allal Basraoui a indiqué à cette occasion que «la grève est sociologiquement une relation ou un rapport de force entre le patron et les salariés». Mais cette définition, apparemment simple, cache des implications juridiques complexes.

«Le droit de grève doit être garanti, mais il ne doit pas être exercé arbitrairement de la part des salariés», précise M. Basraoui, «c’est cet équilibre qu’il faut rechercher». Il insiste sur la nécessité de se référer à cet égard aux conventions internationales signées par le Maroc, notamment celles de l’Organisation internationale du travail (OIT). Cette dernière a clairement établi que si les États pouvaient encadrer juridiquement le droit de grève, ils ne pouvaient en aucun cas le limiter sous prétexte de légiférer.

La question épineuse de la définition et des délais

Et justement, un des points les plus controversés du projet de loi examiné par la deuxième Chambre concerne la définition même du droit de grève. Selon M. Basraoui, cette définition ne devrait pas figurer dans la loi : «Je préfère qu’il n’y en ait pas, car cela est du ressort de la jurisprudence et de la doctrine. Toute définition va limiter le juge.» Et si on devait établir une définition, celle-ci devrait être suffisamment générale pour permettre une interprétation jurisprudentielle flexible, explique-t-il.

Le texte prévoit des procédures détaillées et des délais spécifiques pour l’exercice du droit de grève, et ce sont justement ces détails qui exacerbent les divergences autour de ce texte. Dans le cas d’une grève motivée par un cahier revendicatif, le projet de loi fixe un délai de 45 jours pour le secteur public, avec une possible extension de 15 jours. Pour le secteur privé, le délai est de 15 jours, également extensible d’une période similaire.

Or la «la réalité montre que les délais sont généralement entre 3 et une semaine», souligne pour sa part l’universitaire Mohamed Tarik, tout en critiquant les délais assez longs proposés dans le projet. Mais il y a un autre point qui suscite son inquiétude : «Le texte ne permet pas aux entreprises où il n’y a pas de syndicats et de représentations de délégués d’exercer ce droit.»

La question des services vitaux constitue un autre point de friction majeur. Le texte prévoit une liste de secteurs considérés comme vitaux, où l’exercice du droit de grève serait particulièrement encadré. Pour Mohamed Tarik, cette approche est problématique, car «l’OIT estime que seuls les services nécessitant une continuité absolue peuvent être concernés».

La position des syndicats : entre inquiétude et revendications

Moins nuancés dans leur analyse, les représentants syndicaux ont fait part de leurs vives préoccupations de certaines dispositions du projet de loi. Younes Firachine, de la CDT, met en avant la nécessité «de prendre en considération les propositions des syndicats», tout en regrettant que certaines propositions du CESE et du CNDH n’aient pas été prises en compte dans le texte élaboré par le gouvernement.

Et comme il fallait s’y attendre, la définition même du droit de grève – telle qu’elle est formulée dans le texte de loi – est contestée par les syndicats. Elle est jugée trop «restrictive», notamment parce qu’elle interdit systématiquement des grèves politiques ou solidaires, ainsi que le concept de la grève générale. Ils dénoncent également la généralisation des retenues sur salaire pour les grévistes, une mesure considérée comme «punitive». L’article 8 du le projet de loi organique n°97.15 est particulièrement décrié, car il ouvre, selon eux, la possibilité aux conventions collectives d’interdire temporairement l’exercice d’un droit pourtant garanti par la Constitution. Les organisations syndicales pointent aussi du doigt le taux de représentativité exigé qu’elles qualifient d’excessif et d’obstacle à l’exercice effectif du droit de grève. Enfin, elles s’alarment des sanctions financières prévues qui, conjuguées aux dispositions de l’article 288 du Code pénal, risquent selon elles d’aboutir à une criminalisation pure et simple de tout mouvement de contestation sociale.

Mais au-delà des détails du texte, Youssef Magouri, de l’UMT, estime que le projet de loi organique n°97.15 définissant les conditions et modalités d’exercice du droit de grève revêt dimension fondamentale souvent négligée : «C’est un droit qui concerne tous les citoyens et pas uniquement les syndicats», et sur un ton de défi, il interroge les membres du gouvernement : «Si vous lisiez ce texte en tant que simple citoyen et non en tant que ministres, en seriez-vous satisfaits ?»

La vision du patronat : entre régulation et efficacité et une approche pragmatique des délais

De son côté, Hicham Zouanat, président de la commission Emploi et relations sociales de la CGEM et expert auprès de l’OIT, a apporté une perspective différente au débat. Il articulé son analyse autour de plusieurs interrogations fondamentales qui remettent en question les fondements mêmes du débat actuel. Ainsi, il s’interroge notamment sur le caractère absolu ou non du droit de grève, une question qui selon lui n’a jamais été véritablement tranchée. Cette réflexion le conduit naturellement à questionner l’interprétation constitutionnelle de ce droit dans le contexte marocain. Enfin, il a suggéré de s’inspirer des expériences internationales, estimant que les enseignements du droit comparé pourraient éclairer utilement la démarche législative marocaine. «Le problème, explique-t-il, c’est que depuis 62 ans, on a considéré ce droit comme absolu et sans pratique singulière ou commune». Pour Zouanat, les délais prévus par le projet ne visent pas à limiter mais à «donner plus de temps à la négociation».

Concernant le cahier revendicatif, cet expert rappelle qu’«aucun n’a pu être traité en moins de trois mois. Je pense qu’un mois comme délai est raisonnable». M.Zouanat défend par ailleurs le maintien des sanctions dans le texte : «On est d’accord pour les réduire mais sans vider ce texte de son essence. Car chaque texte doit comporter des sanctions».

Younes Sekkouri : «Nous sommes toujours ouverts au dialogue !»

Le ministre de l’Inclusion économique, des petites entreprises, de l’emploi et des compétences, Younes Sekkouri, a tenu à préciser lors de cette journée d’étude que la version actuelle du texte «ne reflète pas la position du gouvernement». M. Sekkouri a dressé à cette occasion un bilan détaillé du processus législatif à ce jour, soulignant l’ampleur du travail accompli avec pas moins de 340 amendements proposés jusqu’à présent lors de la discussion du projet à la première Chambre. Le ministre a regretté cependant que certaines questions cruciales, notamment celles relatives aux sanctions, n’aient pas bénéficié d’un débat suffisamment approfondi. Il en est de même de la protection des droits des grévistes et de la nécessité de renforcer leur capacité de recours, a relevé le ministre. «Le fond du sujet», explique M. Sekkouri, «est la manière avec laquelle on aborde les articles de ce projet de texte. Est-ce qu’il y a un équilibre entre les composantes ?» Il a insisté sur la nécessité de respecter les intérêts de toutes les parties : salariés, employeurs et sécurité publique. Le ministre a par ailleurs annoncé l’ouverture prochaine d’un nouveau round de négociations avec les centrales syndicales. «Nous sommes ouverts au dialogue», a-t-il déclaré, «il sera enclenché juste après la séance de discussion détaillée. On reviendra vers le gouvernement après le dialogue», a-t-il assuré.

Il semble donc évident que le texte doit être affiné davantage. C’est ce que beaucoup de participants à cette journée d’étude ont souligné justement. La définition même du droit de grève et son champ d’application doivent être précisés, tout comme les délais et procédures de notification qui suscitent encore des incompréhensions. Une attention particulière devra être portée au rôle des inspecteurs du travail, acteurs essentiels du dialogue social, ainsi qu’à la question sensible des sanctions et de leur proportionnalité. La protection des droits des grévistes reste également un sujet de préoccupation majeur, tout comme la définition et le périmètre des services vitaux qui nécessitent un encadrement plus précis et consensuel. L’enjeu et le défi majeur, comme l’a souligné le ministre Younes Sekkouri, sont désormais de transformer ces discussions en un texte équilibré, respectueux des droits de chacun et adapté aux réalités du Maroc moderne.
Copyright Groupe le Matin © 2025