Le Matin : Selon vous, est-il normal que le dossier du Sahara soit toujours examiné en Quatrième Commission de l’ONU ? le moment n’est-il pas venu de le retirer de cette Commission ?
Pr Issa Babana El Alaoui : Cette question me semble la plus compliquée à décrypter parmi celles que vous m’avez jusqu’ici posées, tant par sa nature intrinsèque que par ses diverses implications, d’autant qu’elle comporte deux parties, en représentant académiquement l’un des débats les plus complexes dans le droit institutionnel onusien et dans la doctrine du droit international public contemporain, entre décolonisation, gestion des conflits, et compétence organique du Conseil de sécurité. Néanmoins, je vais tenter d’y répondre avec le maximum de rigueur scientifique en ma double qualité de politologue et d’historien, en synthétisant les deux étapes, dans un développement aussi chronologique que logique.
Laissez-moi vous dire, d’entrée de jeu, que le dossier du Sahara marocain et la Quatrième Commission représentent dans leur lien, depuis l’accord tripartite de Madrid, une anomalie onusienne à corriger, aujourd’hui plus que jamais. La question du Sahara marocain demeure l’un des paradoxes les plus persistants du système onusien. Soixante ans après son inscription à l’ordre du jour du Comité spécial de la décolonisation, dit «C24», le dossier reste encore débattu à la Quatrième Commission (celle de la politique spéciale et de la décolonisation), alors même que la décolonisation du territoire a été juridiquement et politiquement scellée depuis l’Accord de Madrid du 14 novembre 1975. Et je rappelle que c’est une question d’abord marocaine. Car c’est bien le Maroc qui, le 9 décembre 1963, saisit pour la première fois les Nations unies de la «question de Sidi Ifni et du Sahara espagnol». Le dossier fut intégré au programme du Comité des 24, créé en 1961, et suivi par la Quatrième Commission. Deux ans plus tard, la résolution 2072 de l’Assemblée générale (16 décembre 1965) ordonna à l’Espagne de prendre les mesures nécessaires à la décolonisation du territoire, conformément à la résolution 1514 (15) du 14 décembre 1960 sur l’octroi de l’indépendance aux pays colonisés. Le Maroc mènera alors une diplomatie méthodique, culminant dans la signature de l’Accord tripartite de Madrid, le 14 novembre 1975, avec l’Espagne et la Mauritanie, scellant la restitution pacifique du Sahara au Royaume.
Dans une interview fleuve accordée au «Matin», le professeur Issa Babana El Alaoui, fin connaisseur du dossier du Sahara, de son histoire et de ses subtils enjeux, livre une lecture passionnante de cet événement majeur de l’histoire du Maroc contemporain qu’est la Marche Verte. Il revient sur son contexte historique, sa portée géopolitique, ainsi que sur ses dimensions symbolique et mémorielle. Pour lui, la célébration du cinquantenaire de cette grande épopée patriotique, qui a ouvert la voie au recouvrement des provinces du Sud marocaines, constitue l’occasion de porter un regard lucide – celui d’un historien doublé d’un politologue – sur l’évolution de la question du Sahara à la lumière de la résolution 2797 du Conseil de sécurité, laquelle a consacré la proposition d’autonomie sous souveraineté marocaine comme le socle de toute solution future. Dans cette deuxième partie, le Pr Issa Babana El Alaoui analyse notamment comment la souveraineté nationale peut être restaurée sans effusion de sang. «Oui, la Marche Verte fut bel et bien un acte de résistance pacifique, mais d’un genre supérieur : celui qui conjugue le droit, la foi, la sagesse et la stratégie. Elle a démontré que le Maroc pouvait vaincre sans tuer, avancer sans détruire et triompher sans haine», explique-t-il.
Mais malgré cette consécration juridique, le Sahara demeure sur la liste des «territoires non autonomes» de l’ONU, ce qui constitue, à bien des égards, une anomalie institutionnelle. Et il faut redire la vérité ici. Il s’agit d’une énorme contradiction entretenue par Alger contre tout entendement en la matière, mais contre la logique juridique même. Car l’Algérie, qui a toujours contesté l’Accord de Madrid, préfère s’appuyer sur la Quatrième Commission plutôt que sur le Conseil de sécurité, pour maintenir la fiction d’un processus de décolonisation inachevé. Pourtant, les précédents historiques plaident contre cette position. Les exemples ne manquent pas, à commencer par l’Algérie elle-même. Car les Accords d’Évian du 18 mars 1962, qui ont mis fin à la guerre d’Algérie, constituaient eux aussi un acte de décolonisation – implicite, mais irréversible – sans qu’il y ait eu besoin de recourir à un référendum d’autodétermination préalable. Le scrutin du 1er juillet 1962, organisé sous supervision française, n’était qu’une confirmation formelle de l’indépendance déjà acquise. Feu le Roi Hassan II avait donc bien raison de parler de «référendum confirmatif» en proposant, le premier, le mode référendaire. Il ne partait pas du néant. Il se référait au référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962 organisé en Algérie pour savoir si les Algériens voudraient bien leur indépendance ou non ? Alors que les accords d’Evian leur avait garanti concrètement la décolonisation de l’Algérie, trois mois auparavant, le 18 mars 1962. Prenons encore le cas de la Mauritanie, État voisin, partie intéressée par la question du Sahara marocain dans l’actuel processus de la table ronde de Genève, n’a-t-elle pas obtenu elle aussi son indépendance par voie de décolonisation, deux ans plus tôt sur la base de l’accord de Matignon du 19 juin 1960, reconnu par la France le 28 novembre 1960, sans qu’il soit question d’un transfert de souveraineté ni d’un référendum. Dans les deux cas, la décolonisation fut reconnue par voie d’accord bilatéral. Pourquoi alors refuser au Maroc le même droit, quand l’Accord tripartite de Madrid présentait pourtant un degré supérieur de clarté juridique, stipulant explicitement la «transmission des responsabilités administratives et politiques» du territoire saharien ?
Je voudrais rappeler ici, que l’accord de Madrid du 14 novembre 1975 constitue un modèle de décolonisation négociée, en droit international. Mieux encore, et je ne cesse de le répéter dans mes conférences et mes cours universitaire, au Maroc comme en Occident, l’accord tripartite de Madrid de 1975 marque l’un des rares exemples de décolonisation optimale, idéale, juridiquement encadrée et négociée, accompagnée d’un mécanisme de consultation populaire via la Djemaa sahraouie, et d’une cérémonie officielle de passation des pouvoirs à Laâyoune, le 28 février 1976. Je défie quiconque, parmi mes collègues juristes, en droit ou en relations internationaux, ou parmi les historiens de me présenter un seul exemple de décolonisation au 20e ou 21e siècle ayant parcouru un processus de décolonisation juridico-diplomatique, à travers des étapes et des procédures aussi complexes et multiples que le cas de décolonisation hispano-marocain sur le Sahara, depuis le début des négociations à Madrid en novembre 1975 entre les parties concernées, jusqu’au départ du dernier soldat espagnol en février 1976, avec la passation des pouvoirs et la cérémonie de levée des drapeaux entre le Maroc et l’Espagne. Cette dernière solennité inédite dans l’histoire des décolonisations dans les mondes arabe et africain, inspirera plus tard d’autres modèles de rétrocession, tels que celui de Hong Kong à la Chine en 1997. Pourtant, l’Algérie et le polisario continuent de contester la validité de cet acte, alors même que la majorité des États modernes – environ 87% des cas d’indépendance recensés – ont obtenu leur souveraineté par voie d’accord ou de reconnaissance bilatérale, et non par voie de référendum.
Historiquement, le premier référendum d’indépendance moderne eut lieu en Norvège en 1905, alors que la première reconnaissance internationale d’indépendance remonte au Traité de Münster du 30 janvier 1648, entre l’Espagne et les Provinces-Unies, ancêtres des Pays-Bas. Vous voyez donc que même historiquement la formule de la décolonisation par accord négocié entre l’occupant et l’occupé (naissante à la naissance même du droit international à Westphalie) est beaucoup plus ancienne que la formule référendaire. La question se pose donc : comment la communauté internationale, qui reconnut en 1648 la fin de la domination espagnole sur les Pays-Bas, persiste-t-elle à contester, trois siècles plus tard, la fin de la colonisation espagnole au Sahara marocain ? Je crois qu’il est grand temps de mettre fin à une dualité onusienne qui est en elle-même source de confusion. Pourquoi et comment ? Je vais y répondre en répondant au fond de votre question après les explications introductives que je viens de développer, et qui me semblaient nécessaires pour clarifier la situation actuelle. À cette fin, je rappelle que depuis 1988, la question du Sahara est traitée par le Conseil de sécurité sous l’angle politique, notamment avec la création de la Minurso en 1991, agissant sous le Chapitre VI de la Charte des Nations unies. Mais parallèlement, la Quatrième Commission, sous l’angle juridique, maintient le dossier en se basant sur son héritage historique lié à la décolonisation. Or l’aspect juridique – ou le dossier juridique si vous aimez mieux – de la question du Sahara marocain, appelé alors «Sahara espagnol», a été normalement clos avec la signature de l’accord tripartite de Madrid en novembre 1975, sur la base de l’école de la décolonisation par accord négocié et non sur celle de la voie référendaire comme j’ai tenté de vous l’expliquer tout à l’heure, arguments à l’appui. Cette dualité institutionnelle – juridique d’un côté, politique de l’autre – entretient une ambiguïté que l’Algérie exploite depuis des décennies. Mais c’est aussi à cause d’un facteur juridico-onusien qui, lui, favorise ce comportement politique en le perpétuer indéfiniment. Quel est ce facteur ? Réponse : c’est le fait que la compétence de retirer un territoire de la liste des territoires non autonomes appartient exclusivement à l’Assemblée générale, qui seule peut en décider. C’est pourquoi, malgré les démarches répétées du Maroc, notamment depuis 2017 par la voix de son représentant permanent Omar Hilale, aucun retrait formel n’a encore été acté dans les registres onusiens. Une conclusion claire : le maintien du dossier du Sahara marocain à la Quatrième Commission ne repose plus sur une base juridique, mais sur une inertie politique au niveau de l’Assemblée générale de l’ONU, renforcée par des calculs géostratégiques et des alliances conjoncturelles. L’accord de Madrid a bel et bien clos, juridiquement, la phase coloniale du Sahara. Beaucoup de juristes occidentaux partagent mon point de vue.
Maintenant, ce que la Quatrième Commission onusienne doit désormais reconnaître, c’est que la question n’est plus celle d’une décolonisation, mais d’une consolidation souveraine et d’un règlement politique régional, sous l’égide du Conseil de sécurité. En effet, ce qui, à l’origine, relevait d’une question de décolonisation entre le Maroc et l’Espagne s’est mué, après 1975, en un différend géostratégique régional opposant le Maroc à l’Algérie par mouvement séparatiste interposé. Dès 1991, la création de la Minurso (Mission des Nations unies pour l’Organisation d’un Référendum au Sahara occidental), décidée par le Conseil de sécurité, a constitué un tournant majeur. Car en plaçant le processus sous sa responsabilité directe, le Conseil s’est substitué de facto à la Quatrième Commission, assumant la gestion du dossier non plus en tant que question de décolonisation, mais en tant que différend politique menaçant la paix et la sécurité régionales. Cette décision engageait pleinement la responsabilité du Conseil, au titre du Chapitre VI de la Charte, dans le règlement du conflit, et non plus dans la supervision d’un processus de décolonisation. Mais l’évolution la plus décisive survint cependant à l’été 2001, lorsque le Conseil de sécurité, constatant l’impasse du plan référendaire de 1991 et les divergences irréconciliables sur le corps électoral, opta pour une nouvelle approche : celle d’une solution politique négociée, réaliste et mutuellement acceptable. En abandonnant ce mode d’expression populaire au profit d’une démarche politique de compromis, le Conseil de sécurité a entériné la reconnaissance implicite d’un fait accompli : le dossier du Sahara ne relève plus du champ de la décolonisation, mais de celui du règlement pacifique d’un différend régional opposant deux États souverains. Dès lors, le caractère juridique du conflit s’est trouvé radicalement redéfini. Le Sahara occidental, déjà décolonisé par un acte international conforme au droit (l’Accord de Madrid), est devenu le théâtre d’une rivalité géopolitique dont les dimensions sécuritaires dépassent largement le cadre colonial initial. La présence active de l’Algérie, son soutien politique, financier, militaire et diplomatique au mouvement séparatiste, ainsi que la mobilisation constante du Conseil de sécurité pour préserver la stabilité régionale, confirment cette requalification du différend. Dans ce contexte, le Conseil de sécurité apparaît comme le seul organe onusien disposant de la compétence, de la légitimité et des moyens juridiques nécessaires pour recadrer, encadrer, orienter et, le cas échéant, conclure ce dossier. La Quatrième Commission, pour sa part, conserve un rôle purement symbolique et mémoriel, attaché à l’histoire coloniale du territoire, mais n’exerce plus aucune fonction effective dans la régulation du conflit.
En conséquence, le Maroc serait fondé, au regard du droit international et de la pratique institutionnelle des Nations unies, à demander au Conseil de sécurité d’assumer pleinement et exclusivement la compétence sur le dossier du Sahara, en considérant que la nature du conflit – déjà politique, bilatérale et régionale depuis juin 2001 – le soustrait définitivement à la logique de décolonisation. En d’autres termes, et pour répondre encore plus clairement à la deuxième partie de votre question, j’estime – en ma qualité de juriste et non de décideur – que le moment est plus que jamais propice, pour ne pas dire hautement souhaitable, de retirer définitivement le dossier du Sahara marocain de la Quatrième Commission. Il est vrai que la compétence de retirer un territoire de la liste des territoires non autonomes appartient essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, à l’Assemblée générale, qui seule peut en décider. Mais le cas du Sahara marocain constitue une exception, voire un cas insolite dans l’histoire onusienne par cette dualité juridico-procédurale anormale qui l’affecte. Par conséquent, j’estime que pour un cas d’exception, une solution d’exception. Et cette solution d’exception pourrait être adoptée à travers l’une des trois procédures : Le premier niveau de recours c’est d’adresser au Secrétaire général de l’ONU une note verbale officielle soutenue par ses alliés permanents (États-Unis, France, Royaume-Uni), exposant deux considérants fondamentaux à savoir : primo, que la résolution 2797 (2025) du Conseil de sécurité a consacré définitivement la solution politique dans le cadre de la souveraineté marocaine ; secundo, que le maintien du dossier dans la Quatrième Commission relève d’un anachronisme juridique et institutionnel, en contradiction avec l’article 12 de la Charte de l’ONU. Et demander en conséquence au SG de soumettre un rapport analytique à l’Assemblée générale pour clarifier la compétence exclusive du Conseil de sécurité sur cette question. L’objectif immédiat serait alors que le Secrétaire général acte dans un rapport spécial, du moins dans son prochain rapport annuel, la reconnaissance de cette «incohérence institutionnelle», ouvrant ainsi la voie à la désinscription du dossier, tout simplement.
Deuxième niveau de procédure, le Maroc pourrait composer une argumentation juridique formelle à l’attention du Conseil de sécurité, invoquant l’article 12 (1) et l’article 24 (1) de la Charte de l’ONU pour créer une dichotomie à cette dualité insolite. «Le Conseil de sécurité a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales.» C’est à ce titre que le dossier du Sahara marocain lui fut officiellement soumis en 1988. Cela signifie que, dès lors qu’il s’est saisi de la question du Sahara (depuis 1975) et qu’il l’a traitée exclusivement depuis, aucun autre organe de l’ONU ne peut en débattre ni émettre de recommandations. Demander à un membre du Conseil favorable au Maroc (par ex. la France ou les Émirats arabes unis) d’inclure une mention explicite dans la prochaine résolution (avril 2026) rappelant que «la question du Sahara relève exclusivement de la compétence du Conseil de sécurité, conformément à l’article 12 de la Charte». Cette simple mention suffirait à dessaisir indirectement la 4e Commission, car elle bloquerait tout fondement juridique à la poursuite de ses résolutions routinières. L’objectif stratégique serait d’obtenir une formulation onusienne officielle, même indirecte, qui neutraliserait de facto la 4e Commission sans confrontation directe avec le Maroc.
Le troisième niveau de recours est l’Assemblée générale et sa Quatrième Commission. Et c’est le terrain de la procédure formelle. D’ailleurs, il n’est plus aussi délicat que par le passé, car bien que sa majorité arithmétique y reste influencée par le Mouvement des Non-Alignés, on devrait y trouver aujourd’hui moins d’États anti-marocains qu’il y a un demi-siècle, soit sous la guerre froide. Car on l’a vu, depuis notamment le retour du Maroc au sein de l’UA, la diplomatie marocaine a fait augmenter le nombre des amis du Maroc, en nouant des relations diplomatiques, consulaires ou de coopération avec la catégorie qui, jadis était prosoviétique, donc pro-algérienne. Par conséquent, il serait également possible, si le ministère des Affaires étrangère estimait cette démarche politiquement judicieuse – ou pour le moins équivalente et aux deux premières – de soumettre une requête formelle à la présidence de l’Assemblée générale, invoquant l’article 12 et la toute fraîche résolution du Conseil de sécurité 2797 (2025) pour mettre fin à la contradiction institutionnelle actuelle. Joindre à cette demande une argumentation juridique et politique complète, accompagnée d’un mémoire explicatif (rédigé par le ministère des Affaires étrangères, avec un soutien académique ou de think tanks marocains compétents). L’objectif serait de proposer que la 4e Commission radie le Sahara de la liste des territoires non autonomes, ou suspende temporairement son examen du dossier dans l’attente d’un avis consultatif de la CIJ sur la compétence respective du Conseil et de l’Assemblée. Objectif final : susciter sereinement et légalement un débat juridique à l’Assemblée pour enclencher, par vote, le classement administratif du dossier, comme cela a été fait pour d’autres territoires décolonisés par intégration (ex. : Goa, Hong Kong, Macao...). Ces trois cas constituent des précédents. Aujourd’hui, notre pays est diplomatiquement en position de force, car la dynamique a changé récemment (2024-2025) : plusieurs grandes puissances (États-Unis, France, Royaume-Uni) et des pays africains ont réévalué leur position en faveur d’une solution d’autonomie marocaine, ce qui modifie l’équilibre des bénéfices et rend l’enlisement moins durable politiquement, d’où l’importance stratégique de la résolution 2797 (31 octobre 2025) dans le recalibrage des alliances. D’autant que le Discours Royal, recevant le plébiscite de la nation marocaine, a changé sérieusement la donne au niveau géopolitique maghrébin.
Dans une interview fleuve accordée au «Matin», le professeur Issa Babana El Alaoui, fin connaisseur du dossier du Sahara, de son histoire et de ses subtils enjeux, livre une lecture passionnante de cet événement majeur de l’histoire du Maroc contemporain qu’est la Marche Verte. Il revient sur son contexte historique, sa portée géopolitique, ainsi que sur ses dimensions symbolique et mémorielle. Pour lui, la célébration du cinquantenaire de cette grande épopée patriotique, qui a ouvert la voie au recouvrement des provinces du Sud marocaines, constitue l’occasion de porter un regard lucide – celui d’un historien doublé d’un politologue – sur l’évolution de la question du Sahara à la lumière de la résolution 2797 du Conseil de sécurité, laquelle a consacré la proposition d’autonomie sous souveraineté marocaine comme le socle de toute solution future. Cette percée diplomatique inédite est ainsi commentée et décortiquée par notre interlocuteur qui livre une analyse méthodique des soubassements et des implications de ce conflit régional à l’aune des rivalités idéologiques, des intérêts économiques et des calculs géopolitiques des acteurs en présence. Dans cette première partie, le Pr Issa Babana El Alaoui décrit avec force détails les aspects symboliques et spirituels de la Marche Verte avant d’aborder sa genèse et sa philosophie dans un contexte historique et politique national très particulier. «Le 6 novembre 1975 ne se célèbre pas, il se revit chaque année. Il agit comme un code génétique de la nation», dit-il, avant de souligner que «la Marche Verte a démontré que la grandeur du Maroc ne résidait pas dans la conquête militaire, mais dans la mobilisation morale du peuple autour de son Roi. Elle a élevé pacifiquement la souveraineté du Maroc au rang d’une valeur spirituelle, incarnée par la fidélité et la loyauté réciproques, entre le sommet et la base.»
Que pensez-vous de la gestion diplomatique de la question du Sahara par le Maroc ?Votre question porte naturellement sur la deuxième forme du conflit, d’ordres postcolonial et géostratégique, du 21e siècle, créé essentiellement par l’Algérie, qui a obstinément refusé d’y mettre fin, malgré le retrait définitif des principaux États qui la soutenaient initialement, à savoir l’Espagne et la Libye. Le contenu de la dernière résolution du Conseil de sécurité 2797 du 31 octobre 2025 consacrant la marocanité du Sahara dans le cadre du système d’autonomie proposé par le Maroc en 2007, confirme le succès éclatant de la gestion diplomatique de la question du Sahara marocain postcoloniale. La gestion du conflit a donc porté ses fruits par le dénouement triomphal du conflit en faveur du Maroc. Et les actions cruciales se jugent d’abord par leurs résultats et non par leurs méthodes, même si celles-ci conditionnent les premiers.
À l’aube du nouveau millénaire, la diplomatie marocaine entrait dans une phase de profonde recomposition doctrinale. Dès son accession au Trône, Sa Majesté le Roi Mohammed VI avait perçu avec lucidité que les adversaires de l’intégrité territoriale du Royaume s’employaient à vider de sens le processus référendaire sur le Sahara, le transformant en instrument d’impasse. Dans son premier Discours du Trône (30 juillet 1999), le Souverain en prit acte et, dès le début de l’année 2000, décida d’explorer d’autres voies auprès du Conseil de sécurité pour sortir de cette ornière diplomatique. Après cinq mois d’attente infructueuse de la mise en œuvre du référendum sous l’égide des Nations unies, le Roi annonça, dans son Discours du 30 juillet 2000, une orientation nouvelle, à la fois ferme et réaliste : il constata le «piétinement du référendum confirmatif» tout en réaffirmant la disponibilité du Maroc à examiner «toutes les démarches visant à mettre fin à ce problème artificiel». Dans un langage diplomatique maîtrisé, il posa déjà les jalons d’une nouvelle approche : tout règlement futur, précisa-t-il, ne se ferait que dans le cadre de la souveraineté marocaine sur ses provinces sahariennes.
Cette position, articulant légitimité historique et vision réaliste, marquait le point de départ d’une doctrine diplomatique nouvelle, adaptée aux mutations d’un monde «en perpétuelle transformation» et tournée vers un ordre mondial «plus équitable et multipolaire». L’idée d’une solution politique, appelée à remplacer la logique binaire du référendum, avait en réalité germé dans l’esprit du Souverain dès le début de l’an 2000. C’est dans ce contexte qu’il engagea, avec méthode et discrétion, une série de consultations diplomatiques de haut niveau, menées dans le plus grand silence, conformément aux principes de François de Callières, pour convaincre les membres du Conseil de sécurité d’un nouveau paradigme : celui d’un règlement politique, négocié et réaliste. Ces efforts aboutirent, dix-huit mois plus tard, à l’adoption historique de la résolution 1359 (2001) du 29 juin 2001, première à évoquer explicitement l’idée d’une solution politique mutuellement acceptable. Le Souverain confirma cette orientation dans son Discours du Trône du 30 juillet 2001, déclarant : «Nous avons entamé un dialogue constructif en vue de trouver une solution politique à ce conflit artificiellement entretenu autour de la marocanité de notre Sahara, solution s’inscrivant dans le cadre de la régionalisation et de la démocratie...» Quelques semaines plus tard, dans son entretien au journal «Le Figaro» (4 septembre 2001), S.M. le Roi révéla la portée de ses actions : il affirma que «la question du Sahara était réglée», expliquant avoir obtenu la reconnaissance de la légitimité de la souveraineté marocaine sur le Sahara par la majorité des membres du Conseil de sécurité, à l’issue d’un travail intense et confidentiel de dix-huit mois. Ce processus inaugura ce que l’on peut désormais qualifier de Méthode Mohammed VI : une approche diplomatique fondée sur la patience stratégique, la discrétion de l’action, la constance dans la vision, et la foi absolue dans la justesse de la cause nationale. Cette méthode, inspirée à la fois de la sagesse monarchique marocaine et des principes de Callières, Kissinger et Zartman, a permis au Maroc, un quart de siècle plus tard, d’aboutir à la consécration internationale de sa souveraineté sur son Sahara, confirmée par la résolution 2797 du 31 octobre 2025.