Menu
Search
Mardi 09 Décembre 2025
S'abonner
close
Mardi 09 Décembre 2025
Menu
Search

Entretien avec Pr Issa Babana El Alaoui (2/4) : le contexte diplomatique de la Marche verte

Dans une interview fleuve accordée au «Matin», le professeur Issa Babana El Alaoui, fin connaisseur du dossier du Sahara, de son histoire et de ses subtils enjeux, livre une lecture passionnante de cet événement majeur de l’histoire du Maroc contemporain qu’est la Marche Verte. Il revient sur son contexte historique, sa portée géopolitique, ainsi que sur ses dimensions symbolique et mémorielle. Pour lui, la célébration du cinquantenaire de cette grande épopée patriotique, qui a ouvert la voie au recouvrement des provinces du Sud marocaines, constitue l’occasion de porter un regard lucide – celui d’un historien doublé d’un politologue – sur l’évolution de la question du Sahara à la lumière de la résolution 2797 du Conseil de sécurité, laquelle a consacré la proposition d’autonomie sous souveraineté marocaine comme le socle de toute solution future. Dans cette deuxième partie, le Pr Issa Babana El Alaoui analyse notamment comment la souveraineté nationale peut être restaurée sans effusion de sang. «Oui, la Marche Verte fut bel et bien un acte de résistance pacifique, mais d’un genre supérieur : celui qui conjugue le droit, la foi, la sagesse et la stratégie. Elle a démontré que le Maroc pouvait vaincre sans tuer, avancer sans détruire et triompher sans haine», explique-t-il.

Le Matin : Peut-on dire que la Marche verte est un acte de résistance pacifique dans ce cas ?

Pr Issa Babana El Alaoui :
Une question multidimensionnelle digne de la profondeur des grandes interrogations géopolitiques du 20e siècle, propre à rendre justice à la sublimité de ce moment de l’Histoire que nous vivons : le jubilé d’or de la Marche Verte. Je vous remercie de l’avoir posé, parce que le terme «résistance» en lui-même – à fortiori complété par l’épithète «pacifique» – nous renvoie à un contre-mot qui a été fréquemment employé ou mentionné dans certaines publications contre la Marche Verte dès son annonce, à savoir le terme d’«invasion», encore ridiculement et ouvertement amplifié par le qualificatif «militaire» quelquefois. Je dois donc commencer ma réponse en déconstruisant cette accusation erronée pour mieux asseoir les explications idoines qui suivront. On a d’abord prétendu que l’accord de Madrid était l’«aval d’une annexion». Le mouvement séparatiste «Polisario» soutenu par l’Algérie ira jusqu’à «comparer la Marche Verte à l’invasion du Koweït par l’armée de Saddam». Or rien n’est plus stupide et moins faux pour abuser des esprits peu avertis.

Dans une interview fleuve accordée au «Matin», le professeur Issa Babana El Alaoui, fin connaisseur du dossier du Sahara, de son histoire et de ses subtils enjeux, livre une lecture passionnante de cet événement majeur de l’histoire du Maroc contemporain qu’est la Marche Verte. Il revient sur son contexte historique, sa portée géopolitique, ainsi que sur ses dimensions symbolique et mémorielle. Pour lui, la célébration du cinquantenaire de cette grande épopée patriotique, qui a ouvert la voie au recouvrement des provinces du Sud marocaines, constitue l’occasion de porter un regard lucide – celui d’un historien doublé d’un politologue – sur l’évolution de la question du Sahara à la lumière de la résolution 2797 du Conseil de sécurité, laquelle a consacré la proposition d’autonomie sous souveraineté marocaine comme le socle de toute solution future. Cette percée diplomatique inédite est ainsi commentée et décortiquée par notre interlocuteur qui livre une analyse méthodique des soubassements et des implications de ce conflit régional à l’aune des rivalités idéologiques, des intérêts économiques et des calculs géopolitiques des acteurs en présence. Dans cette première partie, le Pr Issa Babana El Alaoui décrit avec force détails les aspects symboliques et spirituels de la Marche Verte avant d’aborder sa genèse et sa philosophie dans un contexte historique et politique national très particulier. «Le 6 novembre 1975 ne se célèbre pas, il se revit chaque année. Il agit comme un code génétique de la nation», dit-il, avant de souligner que «la Marche Verte a démontré que la grandeur du Maroc ne résidait pas dans la conquête militaire, mais dans la mobilisation morale du peuple autour de son Roi. Elle a élevé pacifiquement la souveraineté du Maroc au rang d’une valeur spirituelle, incarnée par la fidélité et la loyauté réciproques, entre le sommet et la base.»



Permettez-moi donc de rappeler, en prélude, le concept de la résistance nationale en me basant sur le droit international onusien (autorisant la résistance anticoloniale) et selon le lexique politique. Ce droit de résistance englobe les divers mouvements et actions légitimes (militaires, politiques, culturels, économiques) menés par les peuples colonisés pour s’opposer et s’affranchir de la domination étrangère. Je confirme en conséquence que la Marche Verte fut, avant tout, un acte de résistance pacifique, soit une reconquête sans fusil. Et c’est justement son caractère originalement pacifique, lui ôtant toute forme de violence, qui la distingue déjà des résistances armées contre l’occupant. Le Maroc, sous la conduite du regretté Roi Hassan II, aurait pu, comme tant d’autres nations en quête de libération et d’intégrité territoriale, recourir à la guerre. Mais il choisit le symbole au lieu du sang, le peuple au lieu de l’armée, la marche au lieu du combat. Cette dynamique hassanienne anti-martiale écarte complètement toute velléité d’invasion militaire du Sahara par les Forces Armées Royales. Je rappelle d’abord la définition scientifique du mot «invasion» qui signifie une «pénétration belliqueuse et massive des forces armées d’un État sur le territoire d’un autre État». Or la nature, le déroulement et les limites réels de la Marche Verte s’opposent à cette définition. Aussi, le droit international s’appuie sur l’existence de deux notions déterminantes dans la définition du mot «invasion», à savoir les forces armées d’un État (attaquant) et le territoire d’un autre État (attaqué). Le dictionnaire français présente à titre d’exemple «l’invasion du Koweït par l’Irak», en août 1990. Et rien ne rapprochait l’opération guerrière de l’armée irakienne de Saddam Hussein comptant des effectifs atteignant 530.000 soldats et des milliers de blindés pour occuper le Koweït et la manifestation pacifique des 350.000 civils marocains de l’épopée de Hassan II pour libérer le Sahara.

Primo, parce que le territoire Koweïtien représente celui d’un «État indépendant et souverain, membre de l’ONU», tandis que le Sahara occidental marocain était un «territoire sous domination coloniale». Je rappelle que cette région était considérée, officiellement, depuis 1964, comme un «territoire sous domination coloniale» dont le «gouvernement espagnol» était la «puissance dite administrante».

Secundo, par son envahissement du territoire koweïtien, l’armée de l’État irakien sous Saddam Hussein violait manifestement l’article 2 de la Charte des Nations unies. Tandis que la Marche Verte s’était basée sur le jugement de la CIJ en se référant ensuite à l’article 33 de la Charte de l’ONU, cité dans la résolution de l’Assemblée générale onusienne du 10 décembre 1975 (3458 A) validant l’accord tripartite de Madrid. Par ailleurs, qualifier la Marche Verte d’invasion ridiculisait davantage les accusateurs. Premièrement par l’absence de violence physique envers les Espagnols. Deuxièmement, par la position d’arrière-plan des militaires dans la Marche Verte. Troisièmement, l’attitude pacifique du gouvernement et de l’armée espagnols, avant et pendant la Marche Verte. Quatrièmement, une participation étrangère officielle et populaire, notamment la Tunisie, la Jordanie, l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, le Liban, le Soudan, le Gabon et Oman». Ces Personnes juridiques internationales (États), avaient-elles traversé des milliers de kilomètres pour se rendre complices du Maroc, dans une action délictuelle violant le droit international : celle d’une «invasion» ? Cinquièmement, le retour des Marcheurs volontaires à leur point de départ. Le 9 novembre 1975. On n’«envahit» pas un terrain militairement le Coran à la main, pour évacuer l’infime bout de sa superficie trois jours après. Voyons !

Je poursuis maintenant mon argumentation après cette mise au point. Il faut savoir que le principe de la résistance anticoloniale a toujours marqué le patriotisme du regretté Hassan II depuis son adolescence de Prince Héritier, mais c’est la manifestation pacifique pour laquelle il avait une prédilection parmi d’autres méthodes de résistance qui matérialisait son anticolonialisme. Je rappelle sa déclaration culte qui ne quitte jamais ma mémoire. Je cite : «Ma pratique de militant qui a manifesté en 1944 comme tous ceux de sa génération contre le protectorat M’a suggéré l’idée d’une immense manifestation (la Marche Verte)». On ne peut plus claire pour voir dans cette Marche une résistance pacifique. Voilà comment Hassan II s’inspira du passé en agissant au présent pour bâtir l’avenir. C’est en cela que la Marche Verte s’inscrit dans la continuité des grands actes de résistance qui, au lieu de détruire, réhabilitent l’honneur et la légitimité par la dignité. Elle traduisait la résistance d’un peuple libre face à une dépossession coloniale, mais selon une méthode inédite : celle de la foi, du droit et du courage civil. L’Histoire montre que les résistances armées finissent souvent par l’épuisement ou la division, alors que les résistances pacifiques, de Gandhi à Martin Luther King, laissent une empreinte durable. Feu Hassan II a su transposer ce modèle à la réalité arabo-africaine : la libération par la paix.

Les éléments explicatifs de la résistance nationale marocaine à travers l’épopée de la Marche Verte sont nombreux, en lui conférant son caractère multidimensionnel. D’abord, la dimension juridique, comme action fondée sur le droit international. Ensuite, la dimension morale et spirituelle, c’est-à-dire la foi comme moteur de libération. Une croyance qui conférait à la Marche une portée religieuse dans l’union qu’une bonne partie de l’Occident ne comprenait pas. Pourtant l’union fait la force dit-on. Le Coran est net là-dessus : «Et cramponnez-vous tous ensemble au câble d’Allah et ne vous divisez pas» (Sourate Al-Imrane). Cette marche n’était donc pas seulement une action politique : c’était une ascèse nationale, un pèlerinage de la foi patriotique, une résistance pacifique élevée au rang de spiritualité collective. Elle a réinventé pour le monde arabe et musulman le concept de résistance pacifique, souvent perçu comme étranger à la tradition orientale, mais dépassant le seul cadre marocain. Elle a démontré que la souveraineté nationale peut se restaurer sans effusion de sang. Oui, la Marche Verte fut bel et bien un acte de résistance pacifique, mais d’un genre supérieur : celui qui conjugue le droit, la foi, la sagesse et la stratégie. Elle a démontré que le Maroc pouvait vaincre sans tuer, avancer sans détruire et triompher sans haine. Ce fut la victoire du Livre sur l’épée, de la raison d’État sur la déraison des armes et, surtout, de la fidélité à la patrie sur les tentations de la violence. En cela, elle demeure un héritage à la fois moral, politique et spirituel, toujours vivant dans l’histoire de la résistance et la conscience nationale marocaines.

Pourriez-vous nous décrire le contexte politique et diplomatique internationale ayant précédé l’annonce de la Marche Verte et les réactions après son lancement ?

Vous soulevez deux contextes géopolitiques et diplomatiques de la Marche Verte, temporellement distincts, mais historiquement liés. Commençons par l’avant-Marche Verte qui était très complexe pour le Maroc. Au début des années 1970, la question du Sahara occidental se trouvait au croisement de plusieurs dynamiques internationales. D’abord, la décolonisation mondiale, accélérée par les Nations unies depuis la résolution 1514 (1960), avait déjà libéré la quasi-totalité des territoires africains sous domination européenne. Le Sahara espagnol apparaissait alors comme une anomalie historique. Lorsque le Maroc constata que l’Espagne, loin de préparer loyalement la décolonisation du Sahara occidental, s’enlisait dans des manœuvres dilatoires et des procédés sournois pour s’y maintenir, il choisit la voie de la diplomatie afin de parachever son intégrité territoriale. Des contacts eurent lieu primitivement entre le Souverain marocain et le généralissime Franco, dans une atmosphère mêlant prudence et respect mutuel. Parmi les rencontres importantes révélées publiquement, je cite celle de l’aéroport de Barajas (Madrid) en 1963 entre les deux Chefs d’État. Ils se quelques années plus tard, le 28 juin 1969, à Séville, avec des échanges vifs entre Rabat et Madrid sur la question du Sahara, selon des archives américaines consultées. Cette réunion s’est tenue cinq mois après la rétrocession de Sidi Ifni au Maroc par l’Espagne en vertu du traité de Fès signé le 4 janvier 1969, et le Traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération signé entre le Maroc et l’Algérie à Ifrane, le 15 janvier 1969. Ils seront suivis, 17 mois plus tard, par la rencontre de Tlemcen entre le Roi Hassan II et le Président Boumédiène, le 27 mai 1970, lors de laquelle les deux Chefs d’État évoquèrent l’exploitation commune des mines de Gara Djebilet et décidèrent la création d’une commission mixte destinée à régler les problèmes des frontières. Des réunions entre les ministres des Affaires étrangères marocains et espagnols multipliaient les entretiens pour convenir d’un cadre politique et juridique à la rétrocession du Sahara occidental marocain, mais vainement.

Parallèlement, le Maroc œuvrait sur le front régional pour apaiser les différends frontaliers et consolider la solidarité maghrébine. Ainsi, deux sommets tripartites des Chefs d’États Hassan II, Boumédiène et Ould Daddah eurent lieu à Nouadhibou en septembre 1970 et à Agadir en juillet 1973, intercalant une rencontre tripartite des ministres des Affaires étrangères des trois pays qui se tint entre les deux dates citées, en janvier 1972. Le sommet de l’Organisation de l’Unité africaine, tenu à Rabat en juin 1972, et celui de la Ligue arabe en 1974 vinrent renforcer diplomatiquement les intérêts réciproques de Rabat, Alger et Nouakchott, en dénouant juridiquement leurs différends frontaliers et territoriaux. Houari Boumédiène – comme dans les deux sommets maghrébins antérieurs – y réitéra son engagement à soutenir le Maroc pour la récupération de son Sahara. Cependant, la durabilité de cette entente tripartite était soumise à rude épreuve pour plusieurs facteurs. Le plus apparent parmi eux résidait dans une conjoncture géopolitique régionale et internationale peu compréhensive à la thèse marocaine. Le plus discret mais le plus dominant était éminemment d’ordre géoéconomique, à savoir le démarrage des travaux d’exploitation effective des gisements de phosphate de Bou Craa au printemps 1972 sous l’administration espagnole (par la société Phosboucraa), suivi, dans la même année 1972, du début des exportations, qui s’intensifieront ensuite au cours des années soixante-dix, avec une montée en charge notable à partir de 1974. Soit l’année où l’Espagne initia l’idée d’un référendum d’autodétermination que j’ai évoquée depuis peu. Il faut vraiment être naïf pour ne pas percevoir un lien causal entre l’exploitation du phosphate au Sahara marocain par l’Espagne, d’une part, et le conflit maroco-hispanique sur ce territoire, complexifié par la volte-face algérienne et la création d’un polisario artificiel. L’Algérie et la Libye ne pouvaient pas ignorer l’exploitation des phosphates au Sahara marocain, à son commencement. Ce facteur géo-économique majeur explique en bonne partie la crispation espagnole, l’ingérence algérienne et l’implication libyenne dans la question du Sahara, à travers un «polisario» de jeunes élèves/étudiants sahraouis marocains politiquement candides, attirés, intéressés et exploités en temps voulu (dès 1972) sous l’impact idéologique de la guerre froide.

En réalité, la présence de phosphates, découverts déjà à l’automne 1947 (réserves estimées à plus d’un milliard de tonnes exploitables) a fortement accru l’intérêt stratégique de Madrid pour conserver le Sahara espagnol : le phosphate était (et demeure) une ressource critique pour l’agriculture mondiale et une source de revenus. Si la découverte n’est pas la seule cause de l’attachement espagnol, elle a constitué un facteur économique majeur pesant sur la position espagnole vis-à-vis des revendications marocaines sur son Sahara. Madrid, craignant de perdre un atout minier majeur, refusa toute négociation sérieuse avec le Maroc sur la décolonisation du Sahara, aggravant ainsi les tensions. Le 21 septembre 1973, le général Francisco Franco tenta de prendre l’initiative en adressant une lettre à la Jemaa sahraouie, annonçant la tenue d’un référendum et la mise en place d’une autonomie interne du territoire. Le Maroc y vit une manœuvre de diversion. Le 4 juillet 1974, le Roi Hassan II répliqua par un message ferme à Franco, l’avertissant du risque d’une «détérioration profonde des rapports entre les deux pays» et réaffirmant la détermination du Royaume à défendre «ses droits légitimes». Peu après, les 20 et 21 août 1974, une véritable guerre diplomatique s’engagea : le Maroc lança une campagne internationale pour la reconnaissance de sa souveraineté, tandis que l’Espagne notifiait à l’ONU son intention d’organiser un référendum d’autodétermination au premier semestre de 1975. Face à cet entêtement, Hassan II déclara, le 17 septembre 1974, à la veille de l’ouverture de la session onusienne, que le Maroc choisirait toujours le dialogue plutôt que la guerre. Mais l’Espagne persista. Le 21 décembre 1974, le Souverain chérifien décida de porter l’affaire devant la Cour internationale de justice de La Haye afin d’obtenir un avis consultatif sur les liens juridiques entre le Sahara et le Maroc avant la colonisation espagnole. Ce recours marqua un tournant stratégique.

Je reviens sur Phosboucraa, car le conflit du Sahara ne se comprenait pas seulement en termes de décolonisation, mais aussi comme une guerre silencieuse du phosphate, révélatrice des appétits énergétiques et des calculs géopolitiques de l’époque, par des motivations juridico-morales différentes : légitimes pour le Maroc, coloniales en Espagne et hégémoniques chez l’Algérie et incitatrice à la coopération pour la Mauritanie qui en rêvait. Toutefois, c’est l’intransigeance espagnole, nourrie par la manne de Boucraa, qui précipita la Stratégie Royale : la Marche Verte.

Je réponds maintenant à la deuxième partie de votre question : c’est-à-dire le contexte politique, les réactions après le lancement de la Marche Verte et l’après-Madrid, entre légitimité historique et réalignements géopolitiques, notamment entre 1975 et 1976. La première réalité qui marqua les esprits, c’est l’annonce de la Marche avant même son déroulement. Du bluff pensaient certains observateurs minoritaires, de l’inquiétude pour beaucoup, à commencer par l’Algérie, de l’équilibre géopolitique pour les amis du Maroc, des enjeux pour les puissances occidentales. Tant la Marche Verte avait bouleversé la scène internationale : 350.000 volontaires marocains, sans armes, réclamant pacifiquement le retour d’un territoire arraché à la patrie. Tout simplement. Mais c’était un coup de maître. On l’a vu. Ce moment marqua la naissance d’un nouvel ordre régional, le début d’une confrontation diplomatique et militaire d’une rare intensité. D’abord, une Algérie qui passait de la neutralité proclamée à l’hostilité assumée. Elle qui n’avait au Sahara «ni chameau ni chamelle», comme disait son Président. Car la réaction la plus virulente fut sans conteste la sienne. Après avoir feint la neutralité officielle jusqu’au 16 octobre 1975, Alger dénonça aussitôt la Marche Verte comme une «folie expansionniste» et un «viol de la légalité internationale». Le régime de Houari Boumédiène, ulcéré par la perte d’influence qu’impliquait un Sahara marocain, refusa de reconnaître l’Accord de Madrid, l’accusant d’être «nul et non avenu». Dès janvier 1976, l’armée algérienne appuyait directement les premières attaques du Polisario, notamment lors de la bataille d’Amgala, où des soldats algériens furent faits prisonniers par l’armée marocaine – preuve éclatante de l’implication militaire d’Alger. Cette hostilité s’inscrivait dans une rivalité stratégique ancienne : l’Algérie se rêvait comme la puissance révolutionnaire du Maghreb, tandis que le Maroc incarnait la stabilité monarchique et la continuité historique.

S’agissant des puissances occidentales, c’est plutôt la prudence diplomatique et les calculs d’influence qui caractérisaient leurs attitudes au niveau international. Les États-Unis adoptèrent une posture d’extrême prudence sans pour autant contrarier leur grand ami diplomatique de l’Histoire, ayant été le premier à reconnaître leur indépendance, en 1777. Washington, en pleine guerre froide, redoutait qu’une rupture ouverte avec Alger ne pousse l’Algérie dans les bras de Moscou. Tout en reconnaissant implicitement le rôle du Maroc comme pôle de stabilité, la diplomatie américaine prôna la modération et le dialogue tripartite sous l’égide des Nations unies. La France, liée au Maroc par une alliance historique, afficha une sympathie contenue envers Rabat. Paris, conscient de l’importance stratégique du Royaume et soucieux de préserver ses intérêts énergétiques en Algérie, chercha un équilibre prudent entre soutien politique et neutralité apparente. Une manière de ménager la chèvre et le chou, pour ainsi dire. Le Royaume-Uni et la République fédérale d’Allemagne, quant à eux, s’alignèrent globalement sur la position occidentale : soutien discret à la stabilité marocaine, sans reconnaissance formelle des accords de Madrid, en attendant l’arbitrage onusien. Les grandes puissances socialistes, elles, semblaient s’accommoder du principe anticolonial et du pragmatisme. Car du côté des États du bloc de l’Est, l’Union soviétique condamna implicitement la Marche Verte, considérée comme un précédent dangereux pour les mouvements indépendantistes soutenus par Moscou. Toutefois, l’URSS évita toute confrontation directe avec Rabat, préférant ménager ses relations avec un Maroc non-aligné, mais modérément pro-occidental. La Chine populaire, au contraire, adopta une position nuancée : fidèle à sa doctrine du respect de l’intégrité territoriale des États, Pékin se montra plutôt favorable à la récupération du Sahara par le Maroc, tout en appelant à un règlement pacifique sous l’égide de l’ONU.

L’Espagne post-franquiste, de l’après Marche Verte, passait d’un retrait précipité à une culpabilité diplomatique, estimaient des témoins de l’événement. Affaiblie par la mort de Franco le 20 novembre 1975, l’Espagne entra dans une période de transition politique délicate. Le gouvernement d’Arias Navarro, préoccupé par la démocratisation interne, se désengagea rapidement du Sahara, tout en évitant de reconnaître explicitement la souveraineté marocaine afin de ne pas s’aliéner l’Algérie. Madrid chercha à préserver ses intérêts économiques sous le chantage implacable d’Alger, notamment à travers le gaz, la pêche et la prospection minière, tout en minimisant son rôle dans un conflit régional maghrébin post-hispanique qu’il ne pouvait éviter, observant, non sans inquiétude, un Maghreb en recomposition et la nouvelle diplomatie marocaine.

Entre 1975 et 1976, le Maroc dut affronter à la fois la guerre de l’ombre diplomatique et les premières batailles sur le terrain. Mais loin d’être isolé, il trouva dans le soutien populaire arabe, africain et musulman, un appui moral considérable. Le Royaume affirma ainsi sa double vocation : défendre son intégrité territoriale et porter une diplomatie de légitimité historique, face aux manipulations géopolitiques et aux rivalités idéologiques du temps. Voilà, grosso modo, à quoi ressemblaient le contexte politique et les réactions internationales qui suivirent l’annonce et le déroulement de la Marche Verte.
Lisez nos e-Papers