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Taxe carbone européenne: les dessous d'un mécanisme protectionniste qui ne dit pas son nom

Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) européennes inquiète les exportateurs marocains. Si l'impact immédiat reste limité, les industriels marocains dénoncent une mesure déguisée de protection du marché européen.

26 Septembre 2025 À 17:54

L'alerte est claire. «Ce mécanisme d'ajustement carbone aux frontières européennes représente un défi immédiat pour nos exportations», a déclaré Abdelkader Amara, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), lors de la présentation, mercredi 24 septembre au siège du Conseil, des conclusions de l'avis sur cette mesure européenne dans le cadre d’une auto-saisine.

Derrière ce mécanisme (MACF) aux allures techniques se cache une réalité plus complexe. Amine Mounir Alaoui, rapporteur de cette thématique au CESE, a pris soin de démystifier ce qu'il qualifie de «système complexe». «Il ne s'agit pas d'une taxe, il s'agit d'un mécanisme d'ajustement», précise-t-il, avant d'expliquer que «ce ne sont pas les exportateurs marocains qui vont payer quoi que ce soit. Ce sont les importateurs européens».

Le principe paraît simple en surface. L'Union européenne a mis en place depuis 2005 un système d'échange de quotas d'émissions qui fixe «un quota d'émission de CO2 défini pour certains produits». Les entreprises qui dépassent ce plafond peuvent acheter des quotas supplémentaires sur un marché où «les échanges se font autour de 70 euros la tonne entre les industries», selon les explications de M. Alaoui. Celles qui émettent moins peuvent vendre leur surplus.

Un impact limité... pour l'instant

Pour le Maroc, l'impact immédiat du MACF semble maîtrisé. M. Amara a souligné que «l'effet direct de cette mesure, à court terme, reste relativement limité». Les chiffres donnent raison au président du CESE : seulement 3,7% des exportations marocaines vers l'UE sont concernées, dont 2,9% portent sur les engrais. Cette situation s'explique par la nature des secteurs visés en première ligne : «acier, aluminium, ciment, engrais azotés, électricité, hydrogène», énumère M. Alaoui. Pour le Maroc, certains secteurs présentent un risque faible. «Le risque est limité pour la production d'acier, pour la production d'aluminium il est quasi nul», note le rapporteur, avant d'ajouter que «le ciment n'est pas un produit exportable facilement». En revanche, sur les engrais azotés, «nous avons le leader mondial», reconnaît M. Alaoui en faisant référence à OCP Group. Ce secteur constitue donc le véritable enjeu à court terme pour l'économie marocaine.

«Une injustice environnementale»

Mais au-delà des chiffres, c'est la philosophie même du mécanisme que questionnent les responsables marocains. M. Alaoui ne mâche pas ses mots : «Les pays les moins avancés sont doublement impactés. D'une part, ils n’ont rien pollué du tous les pauvres et, d'autre part, ils doivent payer en plus quand ils veulent rentrer sur certains marchés». Cette critique touche au cœur du problème. Le rapporteur souligne que «l'Accord de Paris avait prévu un minimum de justice environnementale. Aujourd'hui, à ce niveau-là, il n’est pas vraiment respecté». L'exemple qu'il donne illustre parfaitement cette distorsion. Supposons deux systèmes d'échange de quotas, l'un européen à 70 euros la tonne, l'autre hors UE à 30 euros. «Le résultat environnemental est strictement identique, mais il y a une différence financière», fait observe M. Alaoui. Cette différence devra être payée à l'entrée en Europe, transformant de facto le mécanisme en «taxe douanière».

Les contraintes cachées

Le CESE a identifié trois contraintes majeures qui révèlent la nature protectionniste du dispositif. D'abord, «les normes qui sont proposées sont les normes européennes», même si des pays tiers appliquent des règles plus strictes. Ensuite, «les vérificateurs des émissions au niveau de la production sont européens, sont accrédités en Europe». Enfin, et c'est peut-être le plus significatif, «on ne prend pas en compte d'éventuels systèmes d'échange de quota des pays d'origine». Cette dernière restriction transforme le MACF en un mécanisme purement financier plutôt qu'environnemental. Comme le résume M. Alaoui : «On n'est plus du tout sur un système environnemental, on est sur un système financier».

En définitive, le président du CESE, Abdelkader Amara, appelle à une «approche intégrée et coordonnée» pour transformer cette contrainte en opportunité. Reste à voir si cette ambition pourra contrer ce que beaucoup perçoivent déjà comme une nouvelle forme de protectionnisme, habillée de vert européen.

Comment le Maroc compte riposter

«Nous devons transformer cette contrainte réglementaire en opportunité stratégique», martèle Abdelkader Amara. Le président du CESE ne se contente pas de critiquer le mécanisme européen, il trace la voie d'une riposte organisée. L'institution qu'il préside vient ainsi d'adopter à l'unanimité un ensemble de recommandations qui dessinent la stratégie marocaine face à l’impact du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF).

La première mesure préconisée par le Conseil frappe par son pragmatisme : «Créer un mécanisme national de suivi de l'implémentation du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, incluant toutes les institutions concernées pour garantir la coordination des efforts et la rapidité de réaction aux évolutions futures de ce mécanisme», indique M. Amara. Cette coordination, estime Amine Mounir Alaoui, rapporteur de la thématique, s'avère d'autant plus nécessaire que «le MACF est un mécanisme complexe qui évolue tous les jours. Entre le moment où on a commencé et le moment où on a terminé le travail, il y a eu plusieurs évolutions». Une réalité qui pèse particulièrement sur les PME qui «n'ont pas les moyens de faire ce type de veille et ce type de suivi».

Un fonds dédié aux PME exportatrices

C'est précisément pour ces entreprises que le CESE recommande la création d'un fonds spécial. M. Amara en précise l'objectif : soutenir les PME exportatrices, «notamment celles qui exportent vers l'Union européenne, pour alléger le coût de réalisation de leur bilan carbone selon les exigences du mécanisme d'ajustement carbone, et soutenir leurs investissements orientés vers la décarbonation de leurs processus industriels».

Cette mesure répond à une préoccupation concrète soulevée par M. Alaoui : «Il faut faire le bilan carbone. Donc ça coûte de l'argent puisqu’il faut avoir un expert qui va établir ce bilan. En cas d’entreprise exportatrice vers l’UE, il faut que cet expert soit accrédité en Europe. Donc, ce sont des cabinets européens et il faut donc payer un certain nombre de frais». Le défi est de taille car, comme le souligne le rapporteur, quand on évoque les extensions futures du MACF à l'automobile, «le nombre de sous-traitants que nous avons, ce sont essentiellement des PME voir de TPE pour certaines pièces très particulières».

La taxe carbone marocaine en préparation

En parallèle, le Maroc prépare sa propre arme fiscale. L'Administration des douanes et impôts Indirects (ADII) travaille sur l'instauration d'une taxe carbone nationale, selon une approche dite de «transformation progressive de taxes existantes», selon les termes de M. Alaoui. Le principe retenu vise ainsi à éviter les chocs économiques. Pour le ciment, par exemple, «c'est la transformation progressive de la taxe parafiscale». Cette stratégie permet, selon les projections, de «limiter l'impact sur la compétitivité des industriels nationaux et sur les prix de vente des produits au niveau national». L'enjeu financier n'est pas négligeable. Cette taxe carbone pourrait générer «entre 2,7 et 3 milliards de dirhams par an», selon les estimations de l'ADII présentées par M. Alaoui.

Les énergies renouvelables, clé de voûte du dispositif

Mais la véritable bataille se joue sur le terrain énergétique. Le président du CESE insiste sur la nécessité d'«accélérer l'utilisation des énergies renouvelables au niveau national, et garantir l'accès de toutes les entreprises à l'électricité verte avec un suivi précis de l'approvisionnement, notamment au niveau de la moyenne tension». Cette urgence fait écho aux observations de M. Alaoui sur les défis actuels : «Au niveau de la moyenne tension, non. Donc, je peux avoir une usine en tant que PME qui soit parfaitement verte, mais si je ne peux pas prouver que l'électricité que j'utilise est d'origine verte, je vais avoir un impact carbone que je ne maîtrise pas», explique-t-il.

Un système national de vérification

Le CESE préconise par ailleurs d'«accélérer le début des négociations avec l'Union européenne concernant l'obtention de l'accréditation européenne pour le système national de vérification des émissions de gaz à effet de serre lié au mécanisme d'ajustement carbone». Un enjeu stratégique qui permettrait aux exportateurs de «bénéficier d'une entité nationale reconnue par l'Union européenne, et contribuerait à réduire les coûts de vérification des émissions». Cette recommandation s'inscrit dans une logique plus large de développement des compétences nationales. M. Amara appelle à «créer des parcours de formation spécialisés pour développer les compétences en calcul du bilan carbone, au niveau universitaire, de la formation professionnelle et de la formation continue».

La stratégie marocaine se dessine donc autour d'une triple ambition : développer les outils institutionnels de suivi, créer les instruments financiers d'accompagnement et accélérer la transition énergétique. Une approche que résume M. Alaoui en ces termes : «Si on met en place la stratégie nationale bas carbone, ça va devenir une opportunité puisque nous serons dans les règles. Et l'impact sera faible».

L’inaction et le manque d’anticipation peuvent coûter cher

Si aujourd'hui l’impact du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ne concerne que 3,7% des exportations marocaines, cette situation pourrait radicalement changer. Amine Mounir Alaoui, rapporteur de la thématique au CESE, ne cache pas ses inquiétudes face aux extensions programmées du mécanisme européen. «Tous les produits du SEQE (système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne) sont théoriquement candidats à être dans la liste du MACF», avertit-il. La liste s'allonge : «raffineries, produits chimiques, pâte à papier, verre». Mais c'est surtout l'extension aux «émissions indirectes» qui cristallise les préoccupations.

L'exemple qu'il donne illustre la complexité des enjeux qui pourraient se poser. «Pour produire les engrais, il faut de l'ammoniaque. Le Maroc l'importe et donc il faudrait définir les émissions de cette ammoniaque au moment de sa fabrication, là où il est fabriqué». Le défi devient titanesque quand on sait que «l'ammoniaque n'est jamais importée chez un seul fournisseur, mais chez plusieurs fournisseurs dans plusieurs pays avec plusieurs technologies différentes».

L'automobile dans le viseur

C'est sur les «produits aval» que l'impact pourrait être le plus lourd pour le Maroc. M. Alaoui prend l'exemple de l'automobile : «Il y a de l'acier. Aujourd'hui l'automobile n'est pas au MACF, mais comme il y a un acier qui entre en jeu au niveau de la fabrication automobile, eh bien, on pourrait éventuellement relever de l’impact à ce niveau». Cette extension toucherait de plein fouet un secteur stratégique de l'économie marocaine. «Pour chaque automobile construite, il y a une quantité d'acier. Et là aussi, l'acier peut avoir des origines diverses en fonction des prix de marché», s'interroge le rapporteur. La multiplication des sous-traitants complique encore la donne. «Le nombre de sous-traitants que nous avons, ce sont essentiellement des PME voir des TPE pour certaines pièces très particulières et donc là l'impact sera beaucoup plus important», prévient M. Alaoui.

Un phénomène mondial

Le défi ne se limite pas à l'Europe. «Ce type de mécanisme est en train de se mondialiser», observe le rapporteur. Aux États-Unis et au Canada, «ce sont les États qui décident et non pas le gouvernement central. Mais au niveau de la Chine ou de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Japon, par exemple, on observe la même tendance». Cette généralisation interroge sur la stratégie à adopter. Comme le souligne M. Alaoui, «si la taxe carbone se met en place au Maroc, il faudra qu'on mette en place un mécanisme d'ajustement. Il n’est pas normal que les industriels marocains payent quelque chose et que les importations du même produit soient exempté de cette contrainte».

Le cas OCP : un modèle à suivre

Dans ce paysage incertain, OCP Group fait figure de précurseur. Selon les données présentées dans l’avis du CESE, le géant phosphatier a déjà engagé des investissements massifs dans la décarbonation. Les résultats sont tangibles : «665.000 tonnes de CO2» évitées grâce au remplacement du transport ferroviaire par un pipeline, «2.036.160 tonnes de CO2» économisées via la récupération de vapeur des installations, «370.000 tonnes de CO2» réduites par la mise en service du parc éolien. L'ambition du groupe ne s'arrête pas là. La firme vise «100% d'approvisionnement en énergies renouvelables d'ici 2027», ce qui pourrait éviter «800.000 tonnes supplémentaires de CO2». À moyen terme, la filière Carbon Capture vise à «capter et valoriser 80% des émissions issues de la production d'acide phosphorique».

La diplomatie à l'offensive

Face à ces défis, Abdelkader Amara, président du CESE, plaide pour une approche diplomatique coordonnée. Il recommande de «renforcer la coopération Maroc-Afrique pour développer une capacité de négociation régionale commune concernant le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières». Cette coopération viserait à «défendre les intérêts des États africains à faibles émissions, et négocier un traitement préférentiel (suspension temporaire ou application de taux spéciaux, ou autres mesures appropriées) pour leurs produits, conformément à l'article 2 de l'Accord de Paris sur le climat et aux principes de justice environnementale». Le CESE va plus loin en recommandant de «négocier la réallocation d'une partie des recettes des certificats MACF pour soutenir les pays en développement dans leurs démarches d'adaptation aux exigences techniques du MACF».

Course contre la montre

Sauf que le temps presse. Janvier 2026 approche et, comme le rappelle M. Alaoui, «il y a un certain nombre de retards dans l'opérationnalisation» de la stratégie nationale bas carbone. L'accès à l'électricité verte pour les PME reste problématique, le système national de mesure et vérification n'est pas encore opérationnel. «Franchement, au niveau des auditions qu'on a eues, tout le monde en parle. Donc là, il faut vraiment y aller rapidement», indique le rapporteur en insistant sur l'électricité verte. «Il faut passer de la bonne volonté à la réalisation effective». Le pari marocain est clair : transformer une contrainte européenne en accélérateur de sa propre transition énergétique. Mais face à l'extension programmée du MACF, c'est tout l'écosystème industriel national qui doit se réinventer, et vite.
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