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Les failles de la gestion de l'eau au Maroc, selon l'Institut marocain d'intelligence stratégique

Le Maroc est-il au bord de la soif ? L'Institut marocain d'intelligence stratégique tire la sonnette d'alarme dans un nouveau document percutant. Pour ce think tank, la crise hydrique au Maroc, exacerbée par le changement climatique et l'appétit vorace de l'agriculture, est bien plus qu'un simple problème environnemental. C'est une menace directe à la souveraineté nationale. Dans un Rapport stratégique publié en juin, l’IMIS pointe une crise multifactorielle grave nécessitant une transformation profonde de la gouvernance, de la gestion de la demande et de la diversification des ressources, avec une attention particulière à la fiabilité et à la transparence des données. Décryptage.

25 Juin 2025 À 17:50

Le Maroc est à un point de bascule. Confronté à une crise hydrique devenue structurelle, le Royaume doit repenser en profondeur sa stratégie de développement, en particulier ses politiques agricoles. C’est le constat alarmant, mais lucide du Rapport stratégique «Eau et climat : le Maroc à la croisée des chemins ?» de l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS), publié en juin 2025. Ce document, qui ambitionne d’éclairer le débat public, souligne la responsabilité significative, mais non exclusive des stratégies agricoles dans le déficit hydrique actuel, notamment le Plan Maroc vert (PMV – 2008-2020) et sa relève, la stratégie Génération Green (GG) (2020-2030). Un déficit qui pourrait entraîner une perte de PIB allant jusqu’à 6,5% d’ici 2050.

L’analyse met également en lumière l’approche de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, axée sur l’accès universel à l’eau, l’investissement dans les infrastructures (barrages, dessalement) et la modernisation de l’agriculture, tout en dénonçant le gaspillage et les lacunes d’une gouvernance fragmentée.

L’IMIS propose dix recommandations clés pour assurer une souveraineté hydrique renouvelée et durable, insistant sur la refonte des institutions de gouvernance, l’amélioration de la gestion des données et le développement des ressources non conventionnelles.

Plans agricoles : une «efficacité illusionniste» ?

Selon le document, le stress hydrique dans notre pays n’est pas seulement une conséquence du changement climatique, mais aussi l’aboutissement d’une trajectoire de développement qui a privilégié l’extension de l’offre (barrages, forages, transferts) et un modèle agricole intensif en eau. Les politiques agricoles au Maroc sont ainsi au cœur du débat sur la crise hydrique du Royaume, en raison de leurs implications profondes sur la ressource en eau.

Certes, les succès économiques et sociaux de ces stratégies sont indéniables. Le Plan Maroc vert, avec ses 147 milliards de dirhams d’investissements publics et privés, et Génération Green, dotée de 38 milliards de dirhams de fonds publics pour sa première moitié, ont généré des retombées considérables : création massive d’emplois, croissance économique soutenue, exportations en plein essor, modernisation et innovation, cohésion sociale rurale... Bref, elles ont transformé l’agriculture marocaine en un secteur dynamique et à forte valeur ajoutée.

Ce succès économique a cependant un revers : la pression insoutenable sur les ressources hydriques du Maroc. L’analyse estime que les stratégies agricoles sont responsables de 35 à 40% du déficit hydrique actuel, soit environ 2,5 à 3 milliards de m³ par an. Cette contribution significative, bien que non exclusive, en fait le principal facteur anthropique contrôlable de la pénurie.

Le secteur agricole est, de loin, le premier consommateur d’eau, mobilisant 86% des prélèvements nationaux. Or, les ressources en eau se contractent drastiquement : les apports superficiels ont baissé d’environ 20% en quarante ans, et plus de 70% des nappes phréatiques enregistrent une dépression annuelle de plus d’un mètre, atteignant même 3 mètres dans le Souss. Le Maroc, qui disposait de 2.600 m³ d’eau par habitant et par an dans les années 1960, n’en compte plus que 600 m³ en 2025, le plaçant dans la zone rouge du stress hydrique sévère, avec des projections indiquant un seuil de pénurie absolue d’ici 2035-2040. L’indice WEI⁺ (rapport entre prélèvements et ressources renouvelables) a franchi le seuil critique de 40%, atteignant 74% en 2020, signe d’une surexploitation chronique.

Le Rapport souligne, par ailleurs, un phénomène notable : l’«effet de re-allocation» ou «paradoxe de Jevons». Il explique que les économies d’eau réalisées grâce à la modernisation (conversion au goutte-à-goutte sur 560.000 hectares) ont été «englouties» par l’extension des surfaces irriguées (+15% dans le Souss entre 2008 et 2018) et l’introduction de cultures très consommatrices d’eau, mais rémunératrices, telles que l’avocat (8.000 m³ par hectare et par an), la pastèque et la tomate hors saison. Malgré l’efficience technique, les prélèvements agricoles totaux n’ont baissé que de 3% entre 2008 et 2018, transformant les gains d’efficacité en une «efficience illusionniste».

Une gouvernance fragmentée et un déficit de données

Au-delà des choix agricoles, le Rapport de l’IMIS pointe une gouvernance fragmentée, un déficit de données et une lenteur institutionnelle, malgré le Volontarisme Royal. Il met en évidence une mosaïque d’acteurs intervenant dans la gestion de l’eau, dont la multiplicité, couplée à l’inactivité chronique des organes de coordination, engendre un cloisonnement sectoriel, des chevauchements de compétences et une faible articulation entre les niveaux national, régional et local.

En effet, le Conseil supérieur de l’eau et du climat (CSEC), censé être l’organe central de coordination, ne s’est pas réuni depuis 2001, alors que la Commission interministérielle de l’eau (CIE), théoriquement un instrument clé de coordination intersectorielle, a également cessé d’être active depuis plusieurs années. De leur côté, les Agences de bassin hydraulique (ABH), censées incarner une gestion intégrée et territorialisée, manquent de moyens, de pouvoir coercitif et de coordination avec les autres acteurs. Elles ne disposent ni des outils réglementaires ni des capacités opérationnelles pour encadrer efficacement les prélèvements d’eau souterraine, notamment les forages informels.

Le ministère de l’Équipement et de l’eau, bien que central dans la planification et la gestion des infrastructures, opère sans cadre de coordination structuré et son leadership reste contraint par un pilotage isolé et verticalisé.

Quant à l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE), il fait face à des défis de soutenabilité financière et à une transition organisationnelle complexe avec la montée en puissance des Sociétés régionales multiservices (SRM), appelées à remplacer progressivement les régies.

Sans oublier les collectivités territoriales, dont le rôle dans la gestion de l’eau est souvent reconnu dans les textes, mais marginalisé dans la pratique, en raison d’un manque de capacités techniques et financières.

Le Rapport cite d’autres acteurs intervenant dans la gestion de l’eau, tels que les associations d’usagers de l’eau, dont le rôle est souvent symbolique et peu effectif dans la gestion concrète de la ressource, ou encore les Offices régionaux de mise en valeur agricole (ORMVA) qui ont perdu de l’influence face à une architecture institutionnelle plus complexe, bien qu’ils conservent un rôle opérationnel sur le terrain pour l’application des restrictions et l’encadrement des agriculteurs.

Le déficit de données hydriques est un autre problème structurel majeur affectant la gestion de l’eau au Maroc, qualifié dans le Rapport de «crise silencieuse de la donnée». Celle-ci est caractérisée par des informations hydriques dispersées, hétérogènes, souvent inaccessibles et fragmentées entre de multiples producteurs institutionnels sans coordination ni normalisation. Cette opacité structurelle entrave l’établissement d’une cartographie précise du stress hydrique, rend difficiles le diagnostic pertinent et les arbitrages stratégiques fondés sur des bases solides. Elle limite également la capacité à évaluer les progrès réalisés, nuit à la transparence démocratique et complique sérieusement toute tentative de planification durable, empêchant d’estimer la durée pendant laquelle le Maroc pourra puiser dans ses réserves sans compromettre leur intégrité.

Un phénomène multifactoriel au-delà du changement climatique

Selon le Rapport de l’IMIS, la crise hydrique au Maroc ne résulte pas uniquement de la pression exercée par l’agriculture intensive, mais s’inscrit dans un contexte complexe où plusieurs causes interconnectées ont été décortiquées. Le document souligne que cette crise ne se limite pas aux aléas climatiques, mais résulte également d’une trajectoire de développement qui a profondément déséquilibré le cycle hydrologique national.

L’une des principales causes évoquées concerne la raréfaction des ressources renouvelables. Les apports annuels en eau ont chuté de 22 milliards de mètres cubes à la fin des années 1970 à moins de 15 milliards de mètres cubes ces dernières années, et en moyenne seulement 5 milliards de mètres cubes ont été enregistrés au cours des sept dernières années. Par ailleurs, le changement climatique aggrave la situation : l’année 2023 a été la plus chaude jamais enregistrée au Maroc, avec une augmentation de la température de +1,8 °C, ce qui accroît l’évaporation, entraînant une perte quotidienne de plus de 1,5 million de mètres cubes d’eau, tout en réduisant la recharge des nappes phréatiques. La période 2018-2023 a été marquée par six années consécutives de déficit pluviométrique, la plus longue sécheresse depuis le début des relevés.

Les inégalités spatiales jouent également un rôle déterminant dans cette crise. Près de 70% des ressources mobilisables sont concentrées sur seulement 15% du territoire, principalement dans les régions du Nord, telles que les bassins du Sebou, Loukkos, Tangérois et les côtes méditerranéennes, laissant les bassins méridionaux dans une situation critique. La limite des grands barrages, autre facteur clé, est également mise en lumière. Bien que la capacité de stockage ait été portée à près de 20 milliards de mètres cubes avec 154 barrages, leur efficacité est aujourd’hui remise en question. En 2024, seulement un quart de cette capacité, soit 4,5 milliards de mètres cubes, est mobilisée, en grande partie à cause de l’envasement chronique des retenues, qui entraîne une perte d’environ 50 millions de mètres cubes chaque année. La Banque mondiale estime que d’ici 2040, une vingtaine de grands barrages risquent d’être totalement envahis par des sédiments.

La surexploitation des eaux souterraines constitue une autre problématique majeure soulevée par le Rapport. Ces nappes, qui couvrent 35% des besoins agricoles et 84% de l’irrigation, sont prélevées à un rythme supérieur à leur renouvellement naturel, avec des prélèvements de 5 à 6 milliards de mètres cubes par an contre un renouvellement estimé à seulement 4 milliards. La qualité de ces eaux se détériore également, notamment à cause de la pollution et de l’intrusion d’eau salée dans les zones côtières.

L’urbanisation et le secteur touristique accentuent par ailleurs la pression sur les ressources hydriques. La croissance démographique et la rapide urbanisation entraînent une augmentation de 50% de la demande en eau potable dans les milieux urbains d’ici 2050. Le secteur touristique, très consommateur, pourrait voir sa demande tripler dans la même période. Par ailleurs, l’artificialisation des sols due à l’urbanisation et à la déforestation limite la recharge naturelle des nappes phréatiques.

Le Rapport cite, également, le gaspillage dans les réseaux de distribution comme facteur aggravant : les pertes physiques dans les réseaux de transport et de distribution d’eau sont estimées à 24%, avec des pertes totales pouvant atteindre 38% selon les villes, ce qui représente une perte considérable de ressources déjà rares.

Dix recommandations stratégiques pour sauver l’eau !

Pour préserver les acquis économiques sans compromettre la sécurité hydrique, l’IMIS propose dix recommandations stratégiques :

• Refonder le Conseil supérieur de l’eau et du climat en un Conseil national de l’eau et du climat (CNEC) doté d’un pouvoir réglementaire, afin de garantir une coordination et une légitimité politique accrues.

• Passer des hectares irrigués à la valeur créée par mètre cube dans les plans agricoles : l’octroi des subventions serait conditionné à un bilan hydrique certifié, favorisant les cultures sobres en eau (légumineuses, olivier pluvial, cactus, caroubier) et imposant une tarification progressive pour les cultures à forte consommation. Un registre national des forages alimenté en temps réel par des compteurs intelligents servirait de base à la police de l’eau.

• Créer une Autorité nationale de régulation de l’eau (ANREau) indépendante pour fixer les barèmes tarifaires, contrôler le respect des normes et sanctionner les distributeurs défaillants.

• Mettre en place une Plateforme nationale de l’information hydrique (SNI-Eau) interopérable et ouverte pour fiabiliser le diagnostic et renforcer la transparence.

• Porter à 1,5 milliard de m³ par an la production d’eaux non conventionnelles (dessalement, réutilisation des eaux usées) alimentées à l’énergie verte d’ici 2030.

• Déployer un programme Réseaux 4.0 pour diviser par deux les fuites urbaines, grâce à des capteurs et des compteurs intelligents.

• Faire émerger une filière industrielle HydroTech Maroc intégrée.

• Ancrer la gouvernance territoriale participative autour de comités de bassin réformés et dotés d’un droit de saisine sur les projets hydro-intensifs.

• Ancrer la sobriété hydrique dans les imaginaires collectifs par l’éducation, notamment via le programme «Éco-Écoles» et la formation des éducateurs.

• Mobiliser des instruments financiers verts (obligations vertes, partenariats public-privé – PPP) et anticiper les standards internationaux comme l’étiquetage «Empreinte eau» de l’Union européenne.
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