Brahim Mokhliss
23 Décembre 2025
À 17:27
L’Ordre des avocats de Casablanca n’avait probablement jamais connu pareille tension. Ce lundi 22 décembre 2025, sous la présidence du bâtonnier
Mohamed Hissi, dix-huit membres du Conseil siégeaient aux côtés de figures emblématiques du barreau casablancais, parmi lesquelles les anciens bâtonniers
Abdellah Dermiech et
Mohamed Chafii.
L’ordre du jour : statuer sur un projet de loi qui, selon les termes de la décision officielle, «menace les fondements mêmes de l’État de droit». À l’issue de délibérations unanimes, le verdict est tombé, sans appel : rejet total. Ce coup de tonnerre institutionnel intervient dans un contexte déjà électrique. Depuis plusieurs mois, la
profession d’avocat traverse une période de turbulences sans précédent dans ses relations avec la tutelle : le ministère de la justice. Le projet de loi sur la profession, dont le contenu n’a jamais été officiellement communiqué aux
Conseils des barreaux, cristallise aujourd’hui toutes les inquiétudes.
Un texte jugé «dangereux» pour l’indépendance de la défense
Le réquisitoire dressé par le
Conseil de l’Ordre de Casablanca est sévère. Selon le «
Mokarar» (une sorte d’arrêté décidé par l’instance décisionnelle de l’Ordre de Casablanca : le Conseil de l’Ordre) adopté à l’unanimité, les dispositions du projet «portent atteinte aux acquis légitimes des avocats, à l’indépendance de la profession et aux principes universellement reconnus qui l’encadrent». Plus grave encore, le texte constituerait «un recul dangereux par rapport aux garanties consacrées par les législations successives depuis le premier texte autonome de 1924».
Cette référence historique n’est pas anodine. Elle inscrit la contestation actuelle dans une perspective centenaire, rappelant que la profession d’avocat au
Maroc s’est construite sur des acquis patiemment consolidés au fil des réformes. Le Conseil estime que certaines dispositions du projet, si elles étaient adoptées, «porteraient atteinte aux constantes sur lesquelles repose l’État de droit et aux institutions appelées à jouer pleinement leur rôle».
Une crise de gouvernance au sein de la profession
Mais la charge la plus virulente vise moins le ministère de la Justice que le Bureau de l’
Association des barreaux du Maroc (ABAM). Le Conseil de Casablanca reproche à cette instance nationale d’avoir «choisi de ne pas associer les Conseils des barreaux à la discussion du projet et à l’expression de leur avis», ce qui constitue, selon les termes du communiqué, «un dépassement grave de leur rôle et une atteinte flagrante à leurs compétences».
Cette accusation prend une dimension particulière à la lumière des recommandations adoptées lors du 32ᵉ Congrès de l’Association, tenu à Tanger les 15, 16 et 17 mai 2025. Les congressistes avaient alors expressément demandé que le projet de loi soit transmis à l’ensemble des Conseils régionaux pour examen. Une requête restée lettre morte, selon le Barreau de Casablanca, qui dénonce le refus du Bureau de l’Association de «diffuser le projet aux Conseils des barreaux, malgré la recommandation prise à ce sujet».
Le ministre de la Justice pris à témoin
Dans ce bras de fer interne à la profession, le
Conseil de l’Ordre de Casablanca n’hésite pas à invoquer les déclarations du
ministre de la Justice lui-même. Les attendus de l’arrêté communiqué à large échelle rappelle en effet que «le ministre de la Justice avait exprimé à plusieurs occasions la nécessité impérative d’obtenir un consensus préalable avant l’adoption de tout texte». Cette référence aux engagements ministériels place l’Exécutif dans une position délicate. Comment justifier l’avancement d’un projet de loi structurant sans l’adhésion des principales instances représentatives de la profession ? La question est d’autant plus sensible que les relations entre le barreau et le ministère de la Justice ont connu des épisodes particulièrement tendus ces derniers mois, sur ce projet de texte ainsi qu’au sujet du Code de la
procédure civile.
Un précédent récent : la grève historique de novembre 2024
Le conflit actuel s’inscrit dans une séquence plus large de tensions entre la profession et sa tutelle. En novembre 2024, les dix-sept barreaux du Royaume avaient déclenché une grève générale illimitée pour protester contre le projet de loi sur la procédure civile. Cette mobilisation historique, qui avait paralysé les tribunaux pendant plusieurs semaines, traduisait déjà un profond malaise. À l’époque, le président de l’
ABAM,
Houcine Ziani, dénonçait «l’absence de dialogue sérieux» avec le ministre
Abdellatif Ouahbi. L’ancien ministre de la Justice,
Mustapha Ramid, avait même qualifié certaines dispositions du texte de «terrifiantes», pointant notamment des atteintes potentielles à l’indépendance de la justice. Cette crise avait mis en lumière un fossé grandissant entre les attentes de la profession et la vision portée par le département de la Justice.
Quelles perspectives pour sortir de l’impasse ?
Le rejet unanime du Barreau de Casablanca pose désormais la question des suites à donner à cette crise institutionnelle. Le Conseil a décidé de «transmettre cette décision au Bureau de l’Association», ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans les relations entre instances ordinales. Plusieurs scénarios se dessinent. Le Bureau de l’
ABAM pourrait choisir d’ouvrir enfin le texte à la consultation des Conseils régionaux, conformément aux recommandations du
Congrès de Tanger. Le ministère de la Justice pourrait également décider de suspendre le processus législatif le temps de rétablir les conditions d’un dialogue apaisé.