Les
additifs alimentaires,
colorants,
conservateurs,
édulcorants ou
agents de texture, sont omniprésents dans les produits transformés que nous consommons tous les jours. Leur objectif est clair : préserver la qualité, stabiliser la texture, améliorer la saveur ou prolonger la durée de conservation. Mais derrière ces fonctions technologiques, certains additifs continuent de faire débat, notamment quant à leurs effets à long terme sur la
santé humaine.
Pour la
Dr Naima Rhalem, médecin pharmaco-toxicologue et présidente de l’
Association marocaine Santé Environnement et Toxicovigilance (AMSETOX), il est essentiel de poser des repères scientifiques. «Le principe de base voudrait que tous les additifs autorisés soient sûrs aux doses journalières admissibles (DJA) établies», rappelle-t-elle. Mais, avertit-elle, «on assiste de temps à autre à des débats scientifiques accompagnés souvent de débats médiatiques, concernant tel ou tel additif, qui a fait l’objet d’une étude récente montrant certains effets indésirables avérés ou potentiels». Face à ces alertes, les instances internationales — JECFA, Codex, EFSA — procèdent à des ré-évaluations pour vérifier si les DJA restent adaptées.
Les familles d’additifs qui suscitent le plus de débatsLa Dre Rhalem dresse un inventaire précis des catégories qui, selon la littérature scientifique, méritent une attention particulière. Elle évoque d’abord les
nitrites (E249, E250) et
nitrates (E251, E252), couramment utilisés dans les charcuteries pour prévenir le
botulisme et fixer la couleur. Ces composés peuvent, «dans certaines conditions comme la cuisson à haute température ou l’environnement acide de l’estomac», conduire à la formation de
nitrosamines, des substances «classées comme cancérogènes probables pour l’homme». L’Organisation mondiale de la santé (
OMS) a d’ailleurs classé la
viande transformée comme cancérogène, les nitrites et nitrates étant souvent cités parmi les facteurs impliqués.
La toxicologue mentionne ensuite les
colorants artificiels, notamment ceux du «groupe de Southampton» (Tartrazine E102, Jaune de quinoléine E104, Jaune orangé S E110, Azorubine E122, Rouge cochenille A E124, Rouge allura AC E129). «Une étude britannique dite "de Southampton”, réalisée en 2007, a suggéré un lien entre la consommation d’un mélange de ces colorants avec le benzoate de sodium (E211) et une augmentation de l’hyperactivité chez les enfants», rappelle-t-elle. L’Union européenne impose désormais sur les étiquettes une mention avertissant que ces colorants «peuvent avoir des effets indésirables sur l’activité et l’attention des enfants».
Les édulcorants intenses tels que l’aspartame (E951), le sucralose (E955) ou l’acésulfame-K (E950) sont également discutés. «Leur implication dans la genèse de
cancers a été largement ré-évaluée, et leur sécurité a été confirmée aux doses réglementaires – sauf pour des populations spécifiques, comme les personnes atteintes de phénylcétonurie dans le cas de l’
aspartame», précise la Dre Rhalem. Toutefois, «certaines études observationnelles suggèrent un lien entre une consommation régulière de ces édulcorants et un risque accru de diabète de type 2 ou de perturbations métaboliques», note-t-elle, ouvrant la voie à de nouvelles recherches, notamment sur leur impact potentiel sur le
microbiote intestinal.
Les phosphates (E338 à E452) sont largement utilisés comme agents de texture ou émulsifiants, présents dans des produits aussi variés que les fromages fondus, les sodas ou les plats préparés. «Une consommation excessive de phosphates, notamment sous leur forme additive – plus facilement absorbable que le phosphore naturel – peut contribuer à la
calcification vasculaire et entraîner des effets sur la santé rénale et cardiovasculaire», avertit la spécialiste. Elle souligne qu’une vulnérabilité accrue a été observée chez les personnes souffrant d’
insuffisance rénale, dont l’équilibre phosphocalcique est déjà fragilisé.
Enfin, la Dre Rhalem attire l’attention sur les
nanoparticules, notamment le dioxyde de titane (E171), longtemps utilisé comme colorant blanc dans les confiseries, pâtisseries et certains glaçages. Ce composé contient une fraction nanoparticulaire susceptible de franchir certaines barrières biologiques et d’induire des réactions inflammatoires. «Sur la base du principe de précaution, la France l’a interdit en 2020, suivie par l’Union européenne en 2022. Mais sa situation reste variable dans d’autres pays», observe-t-elle, illustrant la nécessité d’une surveillance continue à mesure que la science progresse.
L’effet «cocktail», un enjeu encore méconnuAu-delà de l’effet individuel de chaque additif, la Dre Rhalem insiste sur un défi majeur, encore mal traité par les cadres réglementaires : «C’est ce qu’on appelle les effets combinés ou effet "cocktail”». Les évaluations reposent surtout sur la toxicité individuelle, avec des marges de sécurité pour définir la DJA. Dans la vie réelle, l’exposition est multiple : «Ces additifs combinés peuvent interagir et entraîner plusieurs types d’effets : une synergie, un antagonisme ou une charge totale sur l'organisme. La synergie peut conduire à un effet plus important que la somme des effets individuels (cas suspecté avec certains colorants et le benzoate de sodium), l’antagonisme peut atténuer l’effet d’un additif, et la charge cumulative correspond à l’accumulation d’expositions faibles, mais répétées, sollicitant les mêmes organes (foie, reins). Ces effets cocktails restent malheureusement mal évalués», conclut-elle. Des projets de recherche tentent de modéliser ces interactions, mais la traduction en décision réglementaire reste complexe et lente.
Le cadre réglementaire marocainL’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (
ONSSA) assure que le
Maroc dispose d’un cadre strict : l’utilisation des additifs est encadrée par l’arrêté conjoint n° 1795-14 du 14 mai 2014, mis à jour par l’arrêté n° 2750-22 du 13 octobre 2022. Ce dispositif est harmonisé avec le Codex Alimentarius et le règlement (CE) n° 1333/2008 de l’Union européenne.
Contacté par nos soins, l’ONSSA précise mener chaque année des plans de contrôle nationaux et à l’importation, vérifiant : la déclaration correcte des additifs sur l’étiquetage, le respect des substances autorisées et des limites maximales, ainsi que la présence des mentions obligatoires. Les prélèvements sont analysés dans des laboratoires agréés. L’Office maintient une veille scientifique et réglementaire continue, s’appuyant sur le JECFA (Comité mixte FAO/OMS d’experts des additifs alimentaires), Codex, l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) et l’UE.
La Dre Rhalem approuve : «Les ré-évaluations régulières sont indispensables. Les habitudes alimentaires changent, les populations vulnérables sont mieux identifiées, et de nouvelles études peuvent remettre en question des additifs anciennement considérés comme sûrs».
L’industrie alimentaire : entre utilité et transparence
Pour Hamid Felloun, directeur de la Fédération nationale de l’agroalimentaire (FENAGRI), «les additifs alimentaires jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’industrie alimentaire moderne. Indispensables pour garantir la qualité, la sécurité et la conservation des produits, ces substances sont au cœur des processus technologiques qui permettent d’assurer aux consommateurs des aliments sûrs et attractifs», explique-t-il. «Utilisés pour améliorer l’apparence, le goût, la texture ou encore la durée de vie des denrées, les additifs répondent à des critères stricts de sécurité et d’efficacité. Leur utilisation est encadrée par des normes nationales et internationales rigoureuses, établies notamment par le JECFA et le Codex Alimentarius», ajoute-t-il.
Toutefois, il reconnaît que le rôle technologique ne suffit plus à répondre aux attentes actuelles. «Si leur rôle technologique demeure incontestable, les additifs suscitent aujourd’hui de nouvelles attentes sociétales. Les consommateurs réclament davantage de transparence, de naturalité et de durabilité dans la composition des produits. Dans ce contexte, l’industrie évolue vers des pratiques plus responsables», souligne-t-il.
Il précise que l’harmonisation internationale existe, mais que des différences subsistent : «Celles-ci s’expliquent par les spécificités des processus de production, les habitudes alimentaires locales et les approches réglementaires propres à chaque pays. Il est crucial de comprendre ces divergences avant de mettre en place de nouvelles mesures, afin d’éviter des décisions susceptibles de freiner le commerce ou de troubler la confiance des consommateurs».
Il insiste également sur l’importance de l’harmonisation pour la compétitivité du secteur : «La poursuite de l’harmonisation des réglementations relatives aux additifs alimentaires, conformément aux directives du Codex Alimentarius, constitue aujourd’hui un enjeu majeur pour la compétitivité et la crédibilité du secteur alimentaire mondial».
Dans le cadre de son engagement, la FENAGRI a organisé le 16 avril 2025 un atelier réunissant experts nationaux et internationaux : «Cet événement a permis d’échanger sur les meilleures pratiques liées à l’évaluation et à l’approbation des additifs alimentaires. L’objectif : renforcer la compréhension des cadres réglementaires, favoriser la coopération et accompagner les évolutions scientifiques et réglementaires récentes», ajoute M. Felloun.
Que faire pour mieux protéger et informer ?
Selon les experts, plusieurs axes de réflexion sont essentiels pour renforcer la sécurité et la transparence autour des additifs alimentaires. Ils préconisent d’abord de ré-évaluer régulièrement les doses journalières admissibles et la liste des additifs autorisés, afin de tenir compte des nouvelles données scientifiques : «La science évolue, et avec elle, notre compréhension des effets cumulés ou différés de certaines substances», rappelle la Dre Rhalem. La recherche sur les effets combinés des additifs consommés simultanément constitue un autre enjeu majeur, nécessitant des études intégratives approfondies. Les spécialistes soulignent également l’importance de la transparence envers le consommateur : simplification de l’étiquetage et campagnes pédagogiques doivent permettre à chacun de comprendre ce qu’il consomme, souligne un représentant de l’ONSSA. La protection des populations vulnérables, comme les enfants, les femmes enceintes ou les personnes atteintes d’insuffisance rénale ou de troubles métaboliques, doit être intégrée aux politiques de santé publique. Enfin, ils insistent sur le rôle du dialogue public-privé, via ateliers et forums réguliers entre autorités sanitaires, scientifiques, industriels et associations de consommateurs, pour anticiper les risques et harmoniser les pratiques.
À côté de ces recommandations institutionnelles et scientifiques, la Dre Rhalem rappelle également des gestes pratiques accessibles aux consommateurs : «Lire les étiquettes et préférer des produits avec des listes d’ingrédients courtes et non complexes ; varier l’alimentation pour éviter l’accumulation des mêmes additifs ; privilégier les aliments naturels, peu ou pas transformés, comme les fruits, légumes, légumineuses et céréales complètes».
Ainsi, le message des experts est clair : la réglementation et les contrôles sont essentiels, mais la conscience et l’information du consommateur jouent un rôle tout aussi déterminant pour garantir une alimentation sûre et équilibrée. «La meilleure protection reste une alimentation diversifiée et équilibrée, privilégiant les produits les moins transformés», conclut la Dre Rhalem.
Questions au médecin conférencier
Dʳ Ayman Aït Haj Kaddour : «Pour améliorer l’alimentation et limiter les risques liés aux produits ultra-transformés, une approche à plusieurs niveaux s’impose»
Dans votre pratique quotidienne, observez-vous des troubles de santé associés à une consommation excessive d’aliments ultra-transformés ou riches en additifs ?En effet, dans la pratique clinique quotidienne, on constate une augmentation des cas de syndrome de l’intestin irritable (SII) et d’autres troubles digestifs fonctionnels, tels que les ballonnements ou les reflux gastro-œsophagiens, chez des patients consommant régulièrement des produits ultra-transformés riches en additifs, comme les colorants, conservateurs ou émulsifiants.
On observe que certains additifs affectent le microbiote intestinal et l’inflammation. Des études cliniques et expérimentales montrent que les émulsifiants, notamment la carboxyméthylcellulose (E466) et le polysorbate 80 (E433), peuvent altérer la couche de mucus protectrice, perturber la composition du microbiote et induire une inflammation de bas grade, facteurs potentiels de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI) et de troubles métaboliques.
On note également que certains additifs peuvent provoquer des réactions pseudo-allergiques ou aggraver des conditions existantes. Les sulfites (E220–E228) peuvent déclencher des crises d’asthme, et certains colorants azoïques, comme la tartrazine (E102), sont souvent impliqués dans des cas d’urticaire ou d’hyperactivité chez l’enfant.
Quant aux édulcorants artificiels, tels que l’aspartame, le sucralose ou l’acésulfame-K, on observe qu’une consommation élevée peut altérer la tolérance au glucose et modifier le microbiote intestinal, soulevant des inquiétudes quant au risque de diabète de type 2 et d’obésité.
Enfin, on constate que les régimes riches en produits ultra-transformés, pauvres en micronutriments essentiels comme les vitamines, minéraux et fibres sont associés à des symptômes neuro-comportementaux non spécifiques, tels que fatigue chronique, irritabilité ou troubles de la concentration, qui peuvent accentuer les effets des additifs sur la santé.
Peut-on dire que la consommation répétée d’additifs, même à faibles doses, a un effet cumulatif sur la santé ?Oui, c’est une préoccupation majeure de santé publique et une hypothèse de plus en plus étayée par la recherche, souvent qualifiée d'«effet cocktail». Chaque additif est actuellement évalué individuellement et sa sécurité est établie par la Dose journalière admissible (DJA). Cependant, cette approche ne reflète pas la réalité de l'alimentation moderne où nous consommons simultanément de multiples additifs différents, et ce, quotidiennement. Des études récentes, y compris des travaux épidémiologiques sur de grandes cohortes, commencent à mettre en évidence des associations entre la consommation combinée de certains groupes d'additifs (par exemple, émulsifiants, ou édulcorants) et un risque accru de pathologies chroniques comme le diabète de type 2 ou les maladies cardiovasculaires, même à des doses considérées «sûres» individuellement. Ce risque cumulatif n'est pas seulement dû à l'addition des doses, mais surtout aux interactions synergiques ou antagonistes entre les substances. L'EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) elle-même a d'ailleurs reconnu qu'une évaluation des risques liés à l'exposition combinée (ou effets cumulatifs) des additifs appartenant à la même famille toxicologique est nécessaire.
Les consommateurs marocains sont-ils suffisamment sensibilisés aux risques liés à une alimentation trop transformée ?Globalement, la sensibilisation du grand public, en particulier à la notion d’aliments ultra-transformés et aux risques qui y sont associés, reste limitée. La décision d'achat est souvent guidée par le prix, le goût et les campagnes publicitaires, reléguant la lecture et l'analyse des étiquettes au second plan. La lecture des codes «E» et la compréhension de leur signification (additifs) ne sont pas des habitudes culturelles ancrées. Pour améliorer l’alimentation et limiter les risques liés aux produits ultra-transformés, une approche à plusieurs niveaux s’impose. Il est essentiel d’institutionnaliser l’éducation nutritionnelle, en intégrant dès l’école primaire et secondaire des modules sur l’impact des aliments ultra-transformés et la lecture critique des étiquettes, permettant de reconnaître additifs, sucres cachés et graisses de mauvaise qualité.
L’étiquetage simplifié constitue un autre levier clé. L’adoption d’un système frontal synthétique, comme le Nutri-Score ou un équivalent adapté au Maroc, offrirait une information claire et rapide aux consommateurs, y compris ceux moins familiarisés avec la nutrition. La régulation de la publicité est également indispensable. Restreindre la promotion des produits riches en sucres, sel ou additifs, en particulier celle ciblant les enfants, contribuerait à réduire l’exposition précoce à ces aliments sur tous les médias.
Enfin, valoriser la diète traditionnelle et locale permettrait de promouvoir une alimentation saine, basée sur des produits frais et peu transformés, riches en légumes, légumineuses, huile d’olive et épices, comme alternative à l’ultra-transformation.
Quels conseils simples donneriez-vous aux patients pour réduire leur exposition aux additifs sans adopter un régime trop restrictif ?L’objectif n’est pas de créer de la frustration ni d’interdire totalement certains aliments, mais d’améliorer la qualité globale de l’assiette. Nous recommandons toujours quatre gestes simples et réalistes. Premièrement, la règle de la «liste courte» : apprendre à lire les étiquettes et éviter les produits dont la liste d’ingrédients est trop longue (plus de 5 à 7 composants) ou contient des termes inconnus ou trop chimiques, notamment les nombreux codes «E». Plus un aliment contient peu d’ingrédients, plus il est proche de son état brut. Deuxièmement, cuisiner maison reste la meilleure prévention. Même une cuisine simple et rapide, à base d’ingrédients frais ou bruts, permet de garder le contrôle sur le sel, le sucre, les graisses et les additifs que l’on consomme. Troisièmement, avoir le réflexe hydratation simple : remplacer systématiquement les boissons industrielles (sodas, jus commerciaux, boissons «light» ou «zéro» contenant souvent édulcorants et colorants) par de l’eau, des infusions ou des jus de fruits et légumes frais pressés à la maison. Enfin, il est essentiel de prioriser le marché et le local. Au Maroc, la richesse des produits frais et peu transformés vendus sur les marchés traditionnels permet de réduire naturellement et sans effort l’exposition aux additifs, en privilégiant fruits et légumes de saison, huile d’olive vierge, céréales et légumineuses locales.