Société

Ados connectés : derrière les filtres d’Instagram, le malaise grandit

Sous ses filtres éclatants, le réseau préféré des jeunes cache une réalité plus trouble. Quête de reconnaissance, comparaison constante, narcissisme numérique… Pour de nombreux adolescents, Instagram n’est plus un simple divertissement, mais un espace où se joue leur estime de soi. Le psychologue Amine Ghannam décrypte ce lien complexe entre identité et image virtuelle.

09 Novembre 2025 À 10:33

Le regard fixé sur son écran, Yasmine, 16 ans, lycéenne, attend le verdict silencieux des notifications. Dix «likes», puis vingt, puis plus rien. Le sourire s’efface, remplacé par ce doute invisible que tant d’adolescents partagent aujourd’hui : suis-je assez bien ? Sur les réseaux sociaux, en particulier Instagram, chaque photo devient une mise à l’épreuve, chaque story une tentative d’exister dans le regard des autres.

Réseau de tous les rêves, mais aussi de toutes les comparaisons, Instagram s’impose comme le nouveau miroir de l’adolescence : un espace où l’on s’affirme, se mesure, mais parfois aussi, où l’on se perd. Derrière la légèreté apparente des filtres et des «likes », se cache un rapport complexe au corps, à l’image et à l’identité.

«Instagram apparaît comme un lieu de narcissisme et de valorisation de l’estime de soi chez l’adolescent», explique Amine Ghannam, psychologue clinicien et psychothérapeute, spécialisé en psychopathologie clinique et en psychothérapie psychodynamique. Selon lui, ce réseau social, si prisé des jeunes, agit comme une scène symbolique où s’exprime, parfois à l’excès, la quête de reconnaissance typique de cet âge charnière.

Une nouvelle scène pour le narcissisme adolescent

L’adolescence est, par essence, une période marquée par la recherche d’identité et la soif de reconnaissance. À ce titre, les réseaux sociaux fonctionnent comme un véritable miroir émotionnel, reflétant les doutes et les désirs des jeunes utilisateurs.

«Instagram agit comme une scène où chacun met en avant une version idéalisée de soi-même», observe le psychologue. Photos retouchées, stories filtrées, accumulation de «likes» : tout concourt à créer un rituel numérique de valorisation qui nourrit une construction narcissique fragile, dépendante du regard d’autrui.

Mais derrière cette façade d’épanouissement, une autre dynamique s’installe. «La structure même de la plateforme favorise une forme de clivage émotionnel entre amour et haine, plutôt qu’une ambivalence. On aime ou on hait, mais jamais les deux en même temps», souligne Amine Ghannam. Une dualité qui, selon lui, se manifeste à travers la montée des discours violents, des insultes ou des rejets massifs – autant d’expressions d’un malaise intérieur amplifié par le virtuel.

Dans sa pratique, le clinicien observe que les adolescents évoquent spontanément leurs expériences numériques : leurs jeux, leurs communautés virtuelles, leurs interactions en ligne. Ces échanges l’ont conduit à considérer l’écran comme un espace thérapeutique et symbolique à part entière.

«L’intérêt de la psychanalyse pour le virtuel interroge cette relation contemporaine du sujet à l’écran numérique», précise-t-il. Le psychologue y voit l’émergence d’une véritable psychopathologie du virtuel quotidien, où la frontière entre réalité et imaginaire devient poreuse. Comprendre les codes, les symboles et les comportements qui s’y développent est désormais indispensable pour accompagner cette génération connectée.

Quand le «like» devient un baromètre émotionnel

«Si le narcissisme est, comme le rappelait Freud, une étape nécessaire du développement psychique, sa version numérique semble s’enfermer dans une boucle d’angoisse. Plus l’adolescent expose une image parfaite, plus il redoute le jugement et l’absence de validation. Le "like” devient un baromètre émotionnel : il rassure ou inquiète, il valorise ou blesse», explique Amine Ghannam.

Cette logique d’approbation perpétuelle pousse certains jeunes à une surenchère de visibilité, multipliant les publications pour exister dans le regard des autres. Le risque ? Une dépendance à la reconnaissance virtuelle et une fragilisation du sentiment d’identité.Une estime de soi mise

à l’épreuve

«Loin de renforcer durablement l’estime de soi, cette mise en scène permanente a souvent l’effet inverse», avertit le psychologue. En comparant leur quotidien à des vies idéalisées, les adolescents finissent par se mesurer à des standards inatteignables.

Les conséquences psychiques sont désormais bien documentées : anxiété, dépression, insatisfaction corporelle... Autant de symptômes liés à cette confrontation permanente à des images retouchées et irréelles.

«L’adolescent, encore en pleine construction, peine à distinguer le réel du virtuel. L’écart entre l’image projetée et le soi intime se creuse, fragilisant l’équilibre psychique», ajoute-t-il.

Pour Amine Ghannam, il ne s’agit pas de condamner les réseaux sociaux, mais d’en comprendre les mécanismes afin d’aider les jeunes à en faire un usage plus conscient. Le défi est de taille : restaurer une relation apaisée à l’image, réintroduire la nuance dans le regard de soi et de l’autre, et redonner à la parole – et non au «like» – sa valeur symbolique.

Meta révèle les effets inquiétants d’Instagram sur les ados

Une récente étude interne de Meta révèle que les adolescents qui déclarent se sentir régulièrement mal dans leur corps après avoir utilisé Instagram sont exposés à une proportion beaucoup plus élevée de contenus liés aux troubles alimentaires ou à l’image corporelle négative (10,5% contre 3,3% pour leurs pairs).

L’analyse montre, également, que ces mêmes adolescents ont été davantage exposés à des contenus classés «Thèmes matures», «Comportements à risque» ou «Souffrance», représentant 27% de leur flux contre 13,6% chez les autres.

Les chercheurs précisent toutefois que l’étude ne permet pas d’établir une relation de cause à effet : il n’est pas clair si les adolescents sont poussés vers ces contenus ou s’ils les recherchent eux-mêmes en raison d’une fragilité déjà existante.

Enfin, l’entreprise reconnaît que ses outils automatiques de détection de contenus sensibles n’identifient pas près de 98,5% des publications jugées problématiques dans le cadre de cette étude.

Questions au psychologue clinicien et psychothérapeute, spécialisé en psychopathologie clinique et en psychothérapie psychodynamique

Amine Ghannam : «Il faut aider les adolescents à développer un regard critique sur ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux»



Les adolescents sont, aujourd’hui, constamment exposés à des images de perfection sur Instagram. Comment ces normes sociales influencent-elles leur rapport à eux-mêmes ?

Les normes de beauté véhiculées sur Instagram sont souvent irréalistes, mais elles exercent une pression psychologique considérable sur les jeunes. L’adolescent, encore en quête d’identité, cherche à correspondre à ces modèles pour se sentir accepté. Ce besoin d’appartenance peut le pousser vers des comportements autodestructeurs : régimes extrêmes, obsession de l’apparence, voire le recours à des modifications corporelles. Cette exposition permanente façonne également leur vision des relations humaines, qui deviennent plus superficielles, centrées sur le paraître plutôt que sur la sincérité du lien.

Que peuvent faire les parents et les éducateurs pour limiter ces effets négatifs et accompagner les jeunes dans leur usage des réseaux sociaux ?

La première étape est l’éducation aux médias. Il faut aider les adolescents à développer un regard critique sur ce qu’ils voient, à comprendre que ce qui circule sur les réseaux n’est qu’une construction, souvent éloignée de la réalité. Ensuite, instaurer des limites claires est essentiel : définir ensemble un temps d’écran raisonnable, notamment le soir, afin de préserver un équilibre entre la vie en ligne et la vie réelle. C’est dans ces moments de déconnexion que le jeune retrouve une forme de stabilité émotionnelle.

Vous évoquez la nécessité d’un accompagnement psychologique. En quoi cela peut-il aider les adolescents à mieux vivre cette pression du regard virtuel ?

Le soutien psychologique offre un espace de parole sécurisant, où le jeune peut exprimer librement ce qu’il ressent face à cette exposition numérique. C’est aussi l’occasion de l’aider à reconstruire une image de soi plus authentique, détachée du jugement des autres. Les parents, les enseignants et les thérapeutes ont ici un rôle clé : rappeler à chaque adolescent qu’il vaut bien plus que l’image qu’il renvoie à l’écran. Dans un monde saturé d’images, apprendre à se regarder avec bienveillance n’est plus seulement un conseil, c’est une véritable urgence collective.
Copyright Groupe le Matin © 2025