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De l’écran au réel : alerte sur les violences en ligne qui frappent 58,1% des Marocaines

Cyberharcèlement, diffusion d’images intimes, doxing ou encore deepfakes : les violences basées sur le genre facilitées par la technologie se multiplient au Maroc. Pour briser le silence autour de ce fléau, Kif Mama Kif Baba, «Médias et Cultures» et l’Association démocratique des femmes du Maroc lancent une campagne nationale baptisée «Mamhkoumch». Prévue du 2 au 10 octobre 2025, elle a pour objectif de sensibiliser, mobiliser et plaider en faveur d’une réforme juridique adaptée afin de protéger les victimes et mettre fin à l’impunité.

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Alors que les technologies numériques ont bouleversé les modes de communication et ouvert de nouvelles perspectives d’expression et de liberté, elles sont aussi devenues un terrain fertile pour des formes inédites de violences. Au Maroc, les Violences basées sur le genre facilitées par la technologie (VBGFT) prennent une ampleur inquiétante, prolongeant les inégalités et fragilisant la participation des femmes et des filles dans l’espace public numérique. Pour alerter l’opinion publique et mobiliser les institutions, Kif Mama Kif Baba, «Médias et Cultures» (AMC) et l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) lancent un plaidoyer national et une vaste campagne de sensibilisation intitulée «Mamhkoumch», du 2 au 10 octobre 2025. Cette initiative vise à renforcer les connaissances sur les VBGFT, à susciter un débat public et à fédérer les efforts pour lutter contre ce phénomène aux conséquences dévastatrices.



«L’espace numérique ne doit pas être une zone de non-droit. L’urgence est d’éduquer nos jeunes aux différentes formes de violences en ligne comme hors ligne, de prévenir et surtout de protéger. Chaque victime doit pouvoir dénoncer sans craindre de devenir elle-même justiciable», rappelle Ghizlane Mamouni, présidente de Kif Mama Kif Baba.

Un phénomène massif et destructeur

L’essor des réseaux sociaux et l’accélération de la digitalisation, amplifiés par la pandémie de la Covid-19, ont transformé les interactions sociales tout en ouvrant la voie à des violences d’un nouveau genre. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), 1,5 million de femmes marocaines ont déjà été victimes de violence numérique, soit un taux de prévalence de 14%. Les formes sont multiples : cyberharcèlement, chantage à la diffusion d’images intimes, discours haineux, manipulation de contenus (deepfakes, doxing), autant d’attaques rendues possibles par l’anonymat en ligne qui favorise l’impunité. Les conséquences ne sont pas virtuelles : elles affectent la santé mentale et la vie sociale des victimes (anxiété, dépression, perte d’estime de soi, isolement, et parfois suicide) et compromettent leur accès à l’éducation, à l’emploi et à l’engagement citoyen. D’après un Rapport d’«ONU Femmes» de 2021, 58,1% des femmes marocaines ont subi des violences ou du harcèlement en ligne, et une sur trois a vu cette violence se prolonger dans le monde réel. «La violence numérique est une violation des droits humains qui détruit des vies en silence. Le cadre institutionnel requiert un renforcement des capacités des organes responsables et une meilleure coordination entre les parties prenantes. La lutte contre les VBGFT nécessite une approche multisectorielle et intégrée basée sur une vision globale et une adaptation continue des lois face à l’évolution rapide des technologies», souligne Aatifa Timjerdine, présidente de l’ADFM.

Des témoignages qui illustrent l’urgence

Derrière les chiffres se cachent des histoires personnelles douloureuses. Une jeune femme raconte : «Chaque jour, je reçois des messages d'un homme que je ne veux pas rencontrer. Je l’ai bloqué sur tous les réseaux, mais il recrée de faux comptes pour m’insulter et me menacer. À cause de cela, j’ai peur de le croiser un jour». Une autre confie : «J’ai envoyé une photo intime à la mauvaise personne. Elle s’est retrouvée publiée sans mon consentement. J’ai perdu mon intimité et je crains de perdre ma liberté si je porte plainte». Certaines subissent ces violences sur leur lieu de travail, d’autres voient leur vie privée exposée ou leurs comptes piratés par des ex-conjoints. Ces récits révèlent la vulnérabilité des victimes et la difficulté à obtenir justice. Selon l’enquête du HCP, entre 68% et 77% des femmes victimes ne portent pas plainte, par manque d’information ou de confiance dans les mécanismes existants. Face aux limites du cadre juridique actuel, les associations réclament une réforme en profondeur, indispensable pour garantir enfin une protection réelle et efficace aux victimes de violences numériques.

«La VBGFT laisse des séquelles durables qui touchent toutes les sphères de la vie des victimes» (Amina Lotfi, présidente de l'ADFM)

De l’écran au réel : alerte sur les violences en ligne qui frappent 58,1% des Marocaines

Le Matin : Le Rapport d’«ONU Femmes» révèle que 58,1% des femmes au Maroc ont subi des violences en ligne, et qu’une sur trois a vu ces agressions se prolonger dans la réalité. Comment interprétez-vous ces chiffres alarmants ?

Amina Lotfi : Effectivement, ces données sont alarmantes et révélatrices de l’ampleur de la VBG au Maroc, en ce sens que la violence basée sur le genre et facilitée par la technologie (VBGFT) n’est que le prolongement et l’amplification des rapports de domination des femmes qui persistent encore dans notre pays. Ces chiffres démontrent que les femmes ne sont pas protégées contre toutes les formes et tous les types de violence, et reflètent une insuffisance des mécanismes de prévention, de protection et de sanction. Les agresseurs se sentent en sécurité derrière l’anonymat et la tolérance sociale, ce qui encourage la banalisation, la répétition et l’aggravation de la VBGFT. La lutte contre ce fléau exige des lois fortes, une justice qui protège réellement, une éducation à légalité et une solidarité entre tous les vecteurs de transmission des droits humains.

Selon vous, pourquoi ces violences numériques restent-elles encore marginalisées ou peu prises en compte dans les politiques publiques ?

La VBGFT est encore marginalisée, car elle n’est pas perçue comme une atteinte aux droits des femmes et à l’égalité des sexes. Nous faisons face à un vide juridique et institutionnel en matière de lutte contre ce fléau. En dehors des quelques données produites par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) et les associations féministes, il existe peu d’études nationales qui documentent l’ampleur et l’impact de ce phénomène. Pourtant, la 56e session du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, présidée par le Maroc, a adopté une résolution soutenue par 50 pays en juillet 2024, qui incite ces derniers à documenter ce fléau, à mener des études et à produire des données pour prendre les mesures de prévention et de protection requises. Le Maroc a adopté cette résolution. Nous espérons qu’elle sera appliquée, car nous avons besoin de données officielles pour réviser les lois, élaborer des politiques publiques et mettre en place des mécanismes de prévention et de protection des victimes.

Quelles formes de violences en ligne sont aujourd’hui les plus répandues au Maroc ?

Nous ne disposons pas de données officielles, mais selon les constats des associations, les formes les plus répandues sont : le cyberharcèlement, qui inclut des insultes, le dénigrement et des intimidations ; la diffusion de contenus intimes (Revenge Porn) ; l’atteinte à la vie privée via la divulgation d’informations personnelles en ligne avec une intention malveillante (Doxing) ; la manipulation d’images pour altérer la réalité (Deepfakes) ; et les campagnes de dénigrement pour intimider ou discréditer une femme, utilisées en général contre les féministes ou créatrices de contenu, comme cela a été le cas l’année dernière.

Concrètement, quelles sont les conséquences psychologiques, sociales et professionnelles de ces violences pour les survivantes ?

La VBGFT laisse des séquelles durables qui touchent toutes les sphères de la vie des victimes. Les conséquences psychologiques provoquent stress, anxiété, dépression, perte d’estime de soi. Sur le plan social, ces violences entraînent isolement, atteinte à la réputation et exclusion des victimes de certaines sphères de la vie quotidienne. Sur le plan professionnel, elles peuvent nuire à la carrière, réduire la productivité et même conduire les victimes à mettre fin à leur activité professionnelle.

Comment expliquez-vous le faible taux de signalement des victimes ? Et l’absence d’une définition claire de la «violence numérique» constitue-t-elle aujourd’hui un frein majeur pour la protection des victimes sur le plan juridique et institutionnel ?

Les victimes de VBGFT font face à de multiples obstacles pour obtenir justice. Le faible taux de signalement s’explique par plusieurs facteurs : les victimes ont peur d’être jugées, blâmées ou stigmatisées, surtout lorsqu’il s’agit de contenus intimes. À titre d’exemple, une victime qui dépose plainte pour diffusion de photos intimes peut se voir condamnée par l’article 490 du Code pénal à la prison pour relations sexuelles hors mariage. Le manque d’information sur les procédures de plainte constitue également un obstacle. La plupart des victimes ignorent leurs droits et les recours possibles. Les démarches judiciaires sont souvent perçues comme longues, complexes et peu efficaces. L’absence de structures de soutien psychologique, social et juridique adaptées décourage davantage le signalement. Par ailleurs, nous ne disposons pas d’une définition claire de la VBGFT, ce qui constitue un frein juridique majeur. Ni la loi 103-13 de lutte contre la violence faite aux femmes ni le Code pénal ne définissent de manière explicite toutes les formes de violence basée sur le genre, y compris la VBGFT, ce qui rend difficile la qualification et la poursuite de ces actes par la justice. J’ajouterai également que cela limite la régulation des plateformes et freine la prévention et la sensibilisation.

Quelles priorités, selon vous, doivent être mises en place pour renforcer la loi, l’éducation numérique, l’implication des plateformes et le rôle des médias dans la lutte contre les violences sexistes en ligne ?

Pour lutter efficacement contre la VBGFT, il est essentiel que les responsables adoptent une approche globale et intersectorielle. Il faut d’abord renforcer le cadre juridique en clarifiant la définition des VBGFT et en mettant en place des mécanismes de protection et de signalement adaptés aux victimes. L’éducation numérique constitue également un levier important, qui nécessite l’intégration de la culture de légalité dans le système éducatif et la formation des apprenant(e)s sur les droits numériques, la cybersécurité et le respect de la vie privée. Parallèlement, les autorités et les associations doivent entreprendre des partenariats avec les plateformes numériques pour assurer un signalement approprié et une réponse rapide aux contenus portant atteinte aux droits et à la dignité des femmes. Enfin, le rôle des médias dans la sensibilisation et la prévention est important, notamment en assurant une couverture des campagnes d’information et de plaidoyer, pour intégrer spécifiquement la VBGFT dans la Loi 103-13 et dans les mécanismes institutionnels, par exemple la plateforme de la police «E-Blagh».
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