Ce n’est pas l’envie d’avoir des enfants qui manque, mais une abdication face à des conditions de plus en plus hostiles. À travers le monde, et plus encore dans certains pays comme le
Maroc, la
baisse de la fécondité ne traduit pas forcément un rejet de la
parentalité. Elle est souvent le symptôme d’une société où les conditions économiques, sociales et culturelles empêchent les individus d’avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent.
C’est cette lecture que défend le Rapport 2025 sur l’état de la population mondiale, présenté à Rabat mercredi dernier par le
Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) et le
Haut-Commissariat au Plan (HCP), à l’occasion de la Journée mondiale de la population.
Intitulé «La véritable crise de la fécondité : la quête du libre arbitre en matière de procréation dans un monde en mutation», ce rapport s’appuie sur des travaux de recherche et une enquête UNFPA/YouGov menée dans 14 pays, dont le Maroc. Il révèle un constat frappant : une personne sur trois au Maroc affirme ne pas avoir eu le nombre d’enfants désiré, et près de la moitié d’entre elles évoquent des raisons financières comme principal frein. Ce n’est donc pas la volonté d’avoir moins d’enfants qui prédomine, mais bien l’impossibilité de transformer ce projet en réalité.
Pour
Marielle Sander, représentante de l’UNFPA au Maroc, cette Journée est bien plus qu’un exercice rituel. Elle marque aussi le 50ᵉ anniversaire du partenariat entre l’UNFPA et le Royaume, et intervient dans un contexte de «profondes transformations démographiques». Dès son discours d’ouverture, elle rappelle l’enjeu central du rapport : dépasser les lectures superficielles sur le déclin des naissances et interroger les causes profondes qui empêchent les individus de fonder une famille selon leurs choix.
«Ce n’est pas seulement le nombre d’enfants que j’aurai, mais le monde dans lequel ils vivront», a confié un jeune Marocain lors des consultations menées par l’UNFPA.
Un témoignage simple, mais révélateur, qui met en lumière les aspirations contrariées d’une jeunesse en quête de sécurité, de stabilité et de perspectives.
Pour Marielle Sander, les tendances actuelles ne traduisent pas un déclin, mais constituent un signal. Un appel à repenser les politiques publiques autour des droits reproductifs, de l’égalité de genre et de l’autonomisation économique. Elle insiste : «Le Maroc a encore l’opportunité de tirer profit de son dividende démographique, à condition d’investir dans les leviers structurants : l’éducation, en particulier celle des filles, l’accès à l’emploi des femmes, la santé sexuelle et reproductive des jeunes».
La représentante de l’UNFPA attire également l’attention sur un point souvent négligé : la charge du soin invisible, portée majoritairement par les femmes. Si l’on veut que les familles s’épanouissent, la parentalité doit devenir un choix partagé, et non un fardeau féminin. Pour y parvenir, elle plaide en faveur d’une économie du soin plus valorisée, de politiques de soutien à la parentalité, et d’une implication accrue du secteur privé dans la construction d’environnements favorables à l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle.
La réflexion a été largement prolongée par le Haut-Commissaire au Plan,
Chakib Benmoussa, qui a livré une analyse précise et nuancée des dynamiques à l’œuvre, à partir notamment des premiers résultats du Recensement général de la population et l'habitat (RGPH) 2024.
Il met en garde contre les lectures alarmistes ou idéologiques de la
démographie. «Il faut une approche raisonnée, fondée sur les données, pour comprendre les tendances structurelles qui se dessinent», souligne-t-il.
Parmi les évolutions majeures : une baisse continue de la fécondité, passée de 5,5 enfants par femme en 1982 à 2,2 en 2025 ; une urbanisation accélérée, avec de fortes conséquences sur les besoins en logement, en transport et en services publics ; et des disparités territoriales persistantes, malgré les progrès en matière d’éducation et de réduction de la pauvreté.
Il a également alerté sur les effets du recul du nombre d’enfants dans les tranches d’âge les plus jeunes, ce qui impose de repenser l’offre éducative dans les zones rurales. «Des écoles à faible effectif posent des défis pour garantir une éducation de qualité», a-t-il observé.
Sur le fond, Chakib Benmoussa estime que les
politiques de population doivent agir sur trois fronts simultanés : les
normes sociales, les conditions professionnelles et la répartition équitable des responsabilités familiales. À cet égard, il insiste sur la production de données fiables, évoquant la nouvelle enquête sur la famille lancée par le HCP, ainsi qu’une étude à venir sur le budget-temps des ménages.
Autre point fort de son intervention : la nécessité d’expérimenter à petite échelle les politiques publiques avant de les généraliser. Une approche qu’il juge alignée avec les principes du nouveau modèle de développement, fondé sur l’agilité, l’efficacité et la durabilité.
Enfin,
Mohamed Fassi Fihri, directeur du Centre d’études et de recherches démographiques (CERED), a replacé ces enjeux dans une perspective historique.
Selon lui, le Maroc vit aujourd’hui une «aubaine démographique», avec une population active qui continuera de croître jusqu’en 2030. Mais ce potentiel ne pourra devenir un levier économique que si le pays investit massivement dans l’éducation, la santé, l’emploi et des politiques économiques d’accompagnement.
Il a retracé l’évolution de la
fécondité au Maroc, passée de 7,2 enfants par femme en 1960 à 1,97 aujourd’hui, soit en dessous du seuil de renouvellement des générations. Cette baisse, a-t-il expliqué, s’explique par l’élévation du niveau d’instruction des femmes, la généralisation de la contraception, le recul de l’âge au mariage et la transformation des valeurs familiales.
Mais cette transition démographique entraîne une autre mutation : le vieillissement de la population. La part des personnes âgées de 60 ans et plus passera de 13 % aujourd’hui à 15 % en 2030, tandis que le poids des enfants de moins de 15 ans continuera de diminuer. Ces tendances appellent, là encore, à une réforme anticipée des politiques sociales, sanitaires et économiques.
Au fil des échanges, les intervenants issus de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P), de l’Organisation mondiale islamique pour l'éducation, la science et la culture (Icesco), de l’Institut Royal des études stratégiques (IRES), de l’Université Mohammed V et du Policy Center for the New South ont enrichi les réflexions en proposant des pistes d’action adaptées aux réalités marocaines. Tous ont convergé vers une même conviction : le défi n’est pas démographique, il est politique, économique et culturel.
La célébration du cinquantenaire de la présence de l’UNFPA au Maroc, à travers le dévoilement d’un visuel symbolique, a rappelé la dimension humaine de ces débats : le lien intergénérationnel, la famille et l’identité culturelle sont au cœur de la société marocaine. Encore faut-il qu’ils soient protégés et soutenus par des choix publics audacieux.
Entretien avec la représentante de l'UNFPA au Maroc
Marielle Sander : « La baisse de la fécondité au Maroc traduit souvent des obstacles économiques ou sociaux, plutôt qu’un refus d’avoir des enfants »
Le rapport met en lumière une tendance mondiale à la baisse de la fécondité, souvent liée à l’incertitude économique ou au manque d’accès à des services adaptés. Dans le cas du Maroc, observe-t-on une évolution similaire ?Partout dans le monde, le recul de la fécondité ne surprend plus. Cette tendance fait les gros titres depuis quelque temps. Et, bien souvent, ce sont les femmes qui sont injustement pointées du doigt pour expliquer ces évolutions démographiques.
Le Rapport sur l’état de la population mondiale de cette année souligne que la véritable crise de la fécondité réside dans l’incapacité de millions de personnes à avoir le nombre d’enfants désiré, qu’elles en souhaitent plus, moins ou pas du tout.
Dans ce contexte, le Maroc a également connu une baisse significative de la fécondité au fil des décennies. Le taux est passé de plus de 7 enfants par femme dans les années 1960 à moins de 2 aujourd’hui.
Si cette évolution peut être interprétée comme une réussite des politiques de planification familiale, elle ne doit pas occulter le fait qu’elle ne reflète pas toujours un choix libre et éclairé, mais bien souvent des contraintes économiques, sociales ou culturelles.
Il ne s’agit donc pas d’un désintérêt pour la parentalité, mais d’un manque de conditions favorables pour fonder la famille désirée. La baisse de la fécondité ne signifie pas que les individus ne veulent plus d’enfants ; elle traduit souvent une impossibilité d’en avoir, ou des arbitrages difficiles à faire.
Parmi les principaux obstacles figurent les pressions financières, le coût de la vie, l’accès au logement, la précarité de l’emploi – notamment chez les jeunes –, l’accès limité aux soins de santé reproductive et aux traitements contre l’infertilité, ainsi que des inégalités de genre persistantes, où les femmes continuent de supporter l’essentiel du travail domestique non rémunéré.
Malgré un meilleur accès aux contraceptifs modernes, les adolescentes et les jeunes restent souvent exclues ou peu informées. Quels obstacles spécifiques rencontre l’UNFPA pour intégrer pleinement les jeunes femmes, notamment en milieu rural ou conservateur ?L’accès aux moyens de contraception modernes a connu une nette amélioration et a transformé la vie de millions de personnes. Toutefois, disposer de ces moyens ne suffit pas : il faut également garantir un accès équitable à l’éducation, à l’information et aux services en matière de santé sexuelle et reproductive.
Aujourd’hui encore, de nombreux adolescents et jeunes – surtout les filles – se heurtent à de multiples barrières qui limitent leur accès à une information fiable et à des services de qualité. Dans plusieurs contextes, aborder la sexualité, en particulier avec des adolescentes, reste fortement stigmatisé, ce qui limite aussi leur accès aux soins adaptés à leurs besoins.
Au-delà des initiatives visant à répondre aux besoins non satisfaits en matière de planification familiale, l’UNFPA travaille en partenariat avec le gouvernement marocain et la société civile pour promouvoir l’éducation à la santé sexuelle et reproductive. Nous encourageons la diffusion d’informations fiables, notamment via des plateformes digitales et innovantes, comme l’application mobile ASK MARWA, lancée par Project Soar avec le soutien d’Affaires mondiales Canada.
L’UNFPA soutient également l’amélioration de l’offre de services de santé de qualité et de proximité, et favorise un environnement propice à travers la collaboration avec les leaders religieux. Plusieurs initiatives ont ainsi permis de déconstruire les idées reçues autour de la santé sexuelle et reproductive.
Le rapport évoque une baisse de la mortalité maternelle. Ce chiffre cache-t-il néanmoins des disparités régionales ou sociales ? Y a-t-il encore des zones du Maroc où accoucher représente un risque élevé ?Le Maroc peut se féliciter d’une baisse significative de la mortalité maternelle au cours des dernières décennies. Le ratio est passé de 332 pour 100.000 naissances vivantes (NV) en 1992 à 72 pour 100.000 NV en 2018. Toutefois, d’importantes disparités régionales subsistent et doivent être prises en compte pour que personne ne soit laissé pour compte.
L’UNFPA travaille avec le gouvernement pour accorder une attention particulière aux zones rurales et aux milieux défavorisés, afin que chaque femme puisse bénéficier d’un accouchement sans risque. Des efforts sont engagés pour élargir l’accès aux soins obstétricaux d’urgence et renforcer les compétences du personnel de santé pour un service de qualité.
Le travail mené avec les agents communautaires, notamment avec l’appui du Danemark, s’est avéré prometteur pour rapprocher les services publics des populations et renforcer leur résilience.
Nous savons aujourd’hui que la majorité des décès maternels sont évitables. Les sages-femmes jouent un rôle essentiel pour aider les femmes et les familles à accéder aux soins et à l’information. Professionnelles de confiance, elles accompagnent les femmes tout au long de leur vie. C’est pourquoi nous plaidons pour davantage d’investissements dans cette profession, au service de la santé et de l’autonomisation des femmes.
Depuis plusieurs années, l’UNFPA met l’accent sur l’égalité filles-garçons. Dans le contexte marocain, marqué par des inégalités persistantes, quels leviers concrets sont activés pour aller au-delà de la sensibilisation et induire un réel changement social ?L’égalité de genre est une condition indispensable au développement et à la réduction de la pauvreté. L’autonomisation des femmes et des filles renforce la santé et la productivité des familles, améliore les perspectives pour les générations futures, et garantit à chacune et chacun le droit de choisir librement son avenir, y compris en matière de parentalité.
Dans le contexte marocain, l’UNFPA agit au-delà de la sensibilisation pour impulser un véritable changement. Le rapport 2025 met en évidence que les normes sexistes, la précarité économique et le manque de perspectives constituent les principaux freins à l’autonomie des femmes.
Ainsi, l’UNFPA travaille avec le ministère de la Solidarité, de l’Intégration sociale et de la Famille pour promouvoir l’autonomisation économique et sociale des femmes et des filles, dans le cadre d’une initiative soutenue par l’Agence espagnole pour la coopération internationale au développement (AECID), mise en œuvre dans deux régions pilotes.
Nous appuyons également des initiatives visant à remettre en question les pratiques discriminatoires, à promouvoir une répartition équitable des responsabilités, et à encourager les décideurs à intégrer l’égalité des sexes dans les politiques publiques, notamment à travers le congé parental partagé et l’accès équitable aux soins de fertilité.
Dans un contexte mondial incertain, le Maroc est perçu comme un pays relativement stable. Comment cette stabilité peut-elle être mieux valorisée pour accélérer les progrès en santé reproductive et positionner le pays comme modèle régional ?Le Rapport de l’UNFPA 2025 montre que l’instabilité freine les progrès dans de nombreux pays. Le Maroc, en revanche, peut tirer parti de sa stabilité pour accélérer les avancées sociales et devenir un modèle régional en matière de santé sexuelle et reproductive.
Le pays peut démontrer que la stabilité politique et institutionnelle permet d’investir dans des politiques fondées sur les droits humains, en élargissant l’accès aux services pour les adolescentes, les femmes rurales et les populations vulnérables.
Les réformes ambitieuses en cours offrent une opportunité unique pour construire un cadre propice au développement durable, à travers des services adaptés aux jeunes, l’extension de la couverture des soins de fertilité, ou encore la mise en œuvre du congé parental partagé.
Le Maroc peut ainsi concilier modernisation sociale et respect des valeurs nationales, en amplifiant les bonnes pratiques existantes, en poursuivant ses efforts de plaidoyer régional et en partageant son expertise en matière de santé maternelle, d’autonomisation des femmes et de jeunesse.