Hajjar El Haïti
26 Novembre 2025
À 17:30
Le Matin : À partir de l’expérience marocaine du programme national de généralisation du préscolaire, quelles leçons pourraient être partagées avec l’international, et quels défis restent à relever pour garantir un accès équitable à l’éducation préscolaire ?
Charaf Ahmimed : L’expérience marocaine montre qu’un engagement politique fort, une vision nationale claire et des partenariats solides, qu’ils soient publics, privés ou communautaires, constituent des leviers essentiels pour accélérer l’expansion du préscolaire. Le Maroc a, en effet, augmenté le taux de scolarisation préscolaire de 49% en 2018 à 85% en 2025, avec une cible de 99% en 2030 (Unesco). Le Maroc a pu réaliser cet exploit en s’attachant les services d’opérateurs tels que la Fondation marocaine pour la promotion de l’enseignement préscolaire (FMPS), qui est aussi une ONG partenaire officielle de l’Unesco depuis 2024.
Ce modèle, fondé sur une gouvernance efficace et évolutive, a permis une expansion rapide du préscolaire tout en maintenant un haut niveau de qualité. Il se distingue également par la professionnalisation des éducateurs et par une coopération étroite entre les acteurs publics et privés, offrant ainsi un exemple concret et transférable pour les autres pays de la région.
Dans l’ensemble du Maghreb toutefois, comme dans beaucoup d’États membres, les défis restent multiples : inégalités territoriales, disparités socioéconomiques et manque de données fiables. Pour les personnels, l’absence de visibilité et de plan de carrière attrayant et la non-standardisation de l’offre entre acteurs public, privé et associatif peuvent représenter des obstacles. Le renforcement d’un financement public stable reste également crucial pour que l’accès au préscolaire ne dépende ni de la capacité financière des familles ni de partenaires externes. Enfin, les pays doivent continuer à progresser dans l’inclusion des enfants en situation de handicap et de ceux issus de milieux vulnérables, afin de ne laisser personne de côté.
Quelles sont les avancées réalisées depuis l’adoption de la Déclaration de Tachkent en 2022 ? Ont-elles permis une réelle transformation des politiques publiques ?La Déclaration de Tachkent, adoptée lors de la Conférence mondiale sur l’éducation et la protection de la petite enfance en 2022, a joué un rôle déterminant en plaçant l’éducation et la protection de la petite enfance au cœur de l’agenda politique international. Elle a notamment réaffirmé l’engagement des États membres à consacrer au moins 10% des dépenses d’éducation à l’enseignement préprimaire.
«Notre seul objectif, c’est l’enfant.» Cette déclaration, simple en apparence, cristallise la philosophie qui guide l’action du ministre de l'Éducation nationale, du préscolaire et des sports. Dans un entretien accordé à l’émission «Maa Ramdani», diffusée sur 2M mercredi dernier, il a présenté une vision où chiffres, mesures concrètes et stratégie éducative se conjuguent pour transformer l’école publique. Selon le ministre, le plan exposé pour 2026 illustre cette ambition : un budget de près de 97 milliards de dirhams, un effort historique qui dépasse largement la croissance du PIB, la réhabilitation de plus de 5.300 établissements, la mise en place d’un soutien intensif et continu pour les élèves en difficulté, ainsi que des évaluations pédagogiques régulières permettant de suivre chaque progrès et d’adapter les accompagnements.
Depuis son adoption, elle a impulsé l’élaboration et la révision de politiques nationales intégrées, renforcé le consensus autour d’une approche multisectorielle fondée sur l’équité et accéléré la collecte de données pour suivre les progrès vers la cible 4.2 des Objectifs de développement durable.
Avec son partenaire Unicef, l’Unesco a publié en 2024 le premier Rapport mondial sur l’«EPPE», intitulé «Le droit à une base solide», qui synthétise les données et conclusions sur l’importance de ce segment et met en évidence les lacunes persistantes en matière de politique et d’investissement. Par exemple, seuls 46 pays sur 194 ont à ce jour adopté une année préprimaire d’enseignement gratuit et obligatoire. Par ailleurs, la qualité et la couverture des données, mais aussi l’investissement financier, pèchent toujours : dans les seuls 98 pays où les données sont disponibles, la dépense médiane dans l’éducation préprimaire n’atteint que 0,4% du PIB, encore loin des 1% prônés. Cela fait persister une inégalité des chances au niveau mondial : alors que 89% des enfants des pays à revenu élevé bénéficient d’une éducation préprimaire, seuls 35% des enfants des pays à faible revenu ont les mêmes possibilités.
Face à ces constats, nous continuons d’accompagner les pays pour affiner les appuis en fonction des situations nationales et locales. Nous préparons aujourd’hui le Rapport mondial de suivi de l’éducation 2026 pour la région arabe, qui portera spécifiquement sur le thème «Financement pour un accès équitable et inclusif à une éducation et des soins de qualité dans le domaine de la petite enfance».
Enfin, l’Unesco vient aussi de créer un Centre de catégorie II, donc à rayonnement régional, sur l’éducation de la petite enfance, en Ouzbékistan. Ce centre constitue désormais une plateforme régionale et mondiale d’expertise pour le renforcement des capacités, l’échange de pratiques prometteuses et l’accompagnement technique des États. Son mandat contribue directement à faire avancer les engagements de la Déclaration de Tachkent dans la pratique.
En résumé, bien qu’il reste encore beaucoup à faire, nous observons une reconnaissance croissante, de la part des États membres, et plus spécifiquement des pays du Maghreb, concernant le rôle déterminant de la petite enfance dans la réalisation des objectifs de développement durable. En ce sens, la coopération internationale et le partenariat multilatéral sont plus que jamais nécessaires.
Concrètement, quels sont les outils dont dispose l’Unesco pour agir ?
L’Unesco agit à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’Organisation mobilise les partenariats pour l’éducation de la petite enfance à travers une stratégie de partenariat mondial 2021-2030. Elle a aussi inscrit l’importance de suivre un développement préscolaire pour tous dans sa Recommandation sur l’éducation pour la paix, les droits de l’Homme et le développement durable, adoptée par l’ensemble de ses États membres en 2023. Cet instrument d’intégration et de plaidoyer pour la transformation replace le préscolaire en tant que levier pour mener les réformes et permettre ainsi aux enfants de se construire, y compris sur le plan neurocognitif, et de devenir des citoyens acteurs du développement durable.
Par ailleurs, le travail de l’Unesco dans ce domaine, aligné sur la cible 4.2 de l’Objectif de développement durable 4, qui vise à «d’ici à 2030, faire en sorte que toutes les filles et tous les garçons aient accès à des services de qualité en matière de développement de la petite enfance, de protection et d’éducation préprimaire, afin d’être prêts pour l’enseignement primaire», consiste également à suivre les progrès nationaux en collectant et en analysant les données et en favorisant l’adoption de cibles réalistes assorties d’une meilleure couverture statistique.
Enfin, l’Unesco met aussi en place un outil d’autodiagnostic conçu pour aider les pays à analyser et renforcer leur système d’éducation et de protection de la petite enfance (0-8 ans) à travers quatre dimensions essentielles : politique et gouvernance, accès et participation, qualité et pertinence, et personnel de l’«EPPE». Cet outil adopte une approche véritablement holistique et transformationnelle, centrée non seulement sur l’analyse technique, mais aussi sur l’élaboration de plans d’action concrets grâce à des recommandations co-construites avec les équipes nationales et adaptées à leur contexte. À travers cet appui au niveau national, un dialogue structuré et inclusif entre l’ensemble des parties prenantes peut être stimulé : ministères, partenaires techniques et financiers, société civile et acteurs de terrain. Ce processus, encore trop souvent insuffisant au niveau national, constitue pourtant un levier essentiel pour favoriser des réformes cohérentes, coordonnées et durables.
L’outil couvre la gouvernance, l’accès, la qualité pédagogique et les ressources humaines. Selon vous, quelle dimension représente le plus grand défi pour les pays du Maghreb, et le Maroc en particulier ? Et pourquoi ?
Malgré les efforts, dans les pays du Maghreb, la question du personnel éducatif reste l’un des défis les plus pressants pour le développement de l’éducation de la petite enfance. Si l’accès s’est considérablement étendu ces dernières années, cette progression quantitative n’a pas toujours été accompagnée de normes solides en matière de qualification et de formation initiale, ni de dispositifs structurés de formation continue. Les éducateurs demeurent souvent confrontés à des conditions de travail peu valorisantes, à l’absence de reconnaissance professionnelle et à une grande instabilité de l’emploi.
Pourtant, il est largement démontré que la qualité des apprentissages repose directement sur le renforcement des capacités de celles et ceux qui accompagnent les jeunes enfants au quotidien, un enjeu d’autant plus crucial dans les zones rurales, où les besoins sont particulièrement importants.
Cet outil sera justement testé cette semaine dans le cadre de l’atelier régional que nous organisons à Rabat avec les délégations de praticiens des pays de la région, ainsi qu’avec la participation de nos partenaires régionaux, l’Unicef et la Banque mondiale.
Étant donné que cet atelier est une phase pilote, quels types de retours attendez-vous des participants pour améliorer l’outil ? Et quels résultats concrets attendez-vous de cet atelier régional en termes de recommandations et de plans d’action nationaux ?
Nous attendons trois types de retours clés : d’abord, une évaluation de la pertinence des indicateurs au regard des réalités nationales, afin de garantir que l’outil couvre de manière exhaustive l’ensemble des dimensions structurantes de l’éducation et de la protection de la petite enfance. Ensuite, nous souhaitons mesurer la facilité d’utilisation de l’outil. Enfin, le dernier résultat sera l’identification de priorités nationales à travers l’autodiagnostic, en vue de tendre vers une transformation des systèmes d’éducation et de prise en charge de la petite enfance.
L’objectif est de créer et de renforcer une dynamique nationale et régionale, et d’approfondir la coopération dans le domaine de l’éducation de la petite enfance, et plus largement, des réformes éducatives.