Société

Protection numérique des enfants : L'interdiction pure est une fausse bonne idée (Entretien 1/2)

Entre 250.000 et 300.000 victimes potentielles de cyberviolence non signalées, 1,85 million de mineurs évoluant dans le métavers sans supervision parentale, une cybercriminalité multipliée par onze en sept ans. Face à ce diagnostic alarmant, l'Observatoire national de la criminalité (ONC) a élaboré un concept inédit : la «majorité numérique graduée», une alternative marocaine à la vague d'interdictions qui déferle sur le monde. Ce concept figure au cœur du policy paper sur les métavers sociaux et la protection des mineurs, débattu lors de l'atelier national organisé par l'ONC les 9 et 10 décembre 2025 au Technopolis de Salé, en partenariat avec le Conseil de l'Europe et le Centre marocain de recherches polytechniques et d'innovation. Dans cet entretien exclusif accordé au «Matin», Sofana Benyahia, cheffe de Division en charge de la coordination de l'Observatoire national de la criminalité à la Direction des Affaires pénales et des grâces, revient sur la méthodologie de ce document stratégique, détaille les mécanismes de contrainte envisageables face aux géants technologiques extraterritoriaux et expose le cycle de consultations qui s'ouvrira en 2026. Entre humilité scientifique et ambition réformatrice, un éclairage sans concession sur les défis de la protection numérique des enfants marocains. Premier volet d'un entretien en deux épisodes.

Sofana Benyahia

30 Décembre 2025 À 17:24

Le Matin : Avant d'entrer dans le détail de vos travaux, pourriez-vous situer le policy paper débattu lors de la rencontre organisée par l'Observatoire national de la criminalité ? L'ONC formule des recommandations ambitieuses – majorité numérique graduée, sanctions proportionnées au chiffre d'affaires, nouvelles qualifications pénales. Quelle est la portée de ces propositions ? S'agit-il d'un projet de réforme que vous soumettez au gouvernement, ou d'une contribution au débat public ?

Sofana Benyahia : Avant de répondre à vos questions, permettez-moi de clarifier la finalité de notre policy paper et le rôle de l'ONC dans ce débat. L'Observatoire national de la criminalité a pour mission fondamentale ce que nous résumons en cinq verbes : diagnostiquer, mesurer, comprendre, analyser et recommander. Cette séquence méthodologique définit notre identité institutionnelle. Nous ne sommes ni un organe décisionnel, ni une autorité de régulation, ni un tribunal. Notre valeur ajoutée réside dans notre capacité à produire une expertise scientifique rigoureuse, indépendante et objective, mise au service des décideurs et de la société. Il faut préciser que cette expertise ne se construit pas en vase clos. L'atelier des 9 et 10 décembre n'était que le premier d'un cycle de consultations avec l'ensemble des parties prenantes. Par l'échange, le débat contradictoire et la confrontation des expertises – celles des plateformes sur les contraintes techniques, des académiques sur la recherche, des parlementaires sur la faisabilité législative, des familles sur les réalités vécues, et des jeunes qui sont les premiers concernés – nous affinons nos analyses. Notre rôle est de synthétiser ces expertises, pas de monopoliser la parole.

Le policy paper sur la cyberviolence genrée et les métavers sociaux s'inscrit pleinement dans cette mission. Son objectif n'est pas de dicter une solution unique ou d'imposer un modèle prédéfini. Il vise d'abord à établir un diagnostic rigoureux d'un phénomène criminologique émergent encore mal compris au Maroc et dans la région, afin d'identifier les manifestations, de mesurer l'ampleur et de comprendre les mécanismes. Il cherche ensuite à éclairer le débat public en fournissant des données factuelles, des analyses comparatives internationales et des cadres conceptuels permettant de dépasser les postures idéologiques ou les réactions émotionnelles.

Ce document entend également inciter à la réflexion collective en formulant les questions difficiles auxquelles la société marocaine doit répondre. Jusqu'où va notre responsabilité de protéger les mineurs dans l'espace numérique ? Comment concilier protection et autonomie progressive ? Quelles contraintes sommes-nous prêts à imposer aux plateformes ? Quel équilibre entre régulation et innovation ? Au-delà de ces interrogations, notre travail vise à recommander des pistes d'action fondées sur des données probantes, tout en assumant pleinement que ces recommandations sont perfectibles, débattables, et doivent être testées à travers le cycle de consultations que nous lançons en 2026. Enfin, il s'agit d'outiller les décideurs – qu'ils soient au Parlement, au gouvernement, dans les institutions de régulation ou la société civile – avec des analyses de qualité leur permettant de faire des choix éclairés.

Comme tout diagnostic, notre travail criminologique pose un constat, identifie des symptômes, propose des hypothèses explicatives et suggère des traitements possibles. Mais le choix du traitement final, son dosage, sa mise en œuvre, tout cela relève de la décision politique démocratique et non pas de l'expertise technique. Et comme tout bon diagnostic, il s'affine par l'écoute et l'intégration des retours de terrain. Notre posture est celle de l'humilité scientifique : nous apportons des éclairages, pas des certitudes absolues. Nous formulons des hypothèses, pas des vérités révélées. Et nous appelons de nos vœux un débat démocratique large, contradictoire et rigoureux sur ces questions qui engagent l'avenir de nos enfants. C'est dans cet esprit que je peux maintenant répondre à vos questions.


Votre policy paper avance une estimation frappante : entre 250.000 et 300.000 victimes potentielles de cyberviolence – notamment de chantage sexuel en ligne – ne seraient pas signalées chaque année au Maroc. Ce chiffre repose sur l'application du taux de dénonciation international de 3% aux 2.523 cas de sextorsion enregistrés par la plateforme E-Blagh. Cette projection est-elle corroborée par d'autres indicateurs nationaux ? Des enquêtes de victimation spécifiques sont-elles prévues pour mesurer l'ampleur réelle de ce «chiffre noir» ?
Merci pour cette question qui touche au cœur de notre démarche méthodologique. Il est essentiel de bien préciser la nature de ce chiffre et de l'actualiser avec les données les plus récentes. Il s'agit d'une estimation exploratoire, et non pas d'une mesure directe. Nous avons appliqué un taux de sous-déclaration documenté dans la littérature criminologique internationale – généralement situé entre 3 et 5% pour les infractions sexuelles – aux données observables. Cette extrapolation nous donne un ordre de grandeur de ce que nous appelons le «chiffre noir» de la criminalité.

Maintenant, je dois actualiser avec les données officielles du bilan de la DGSN au titre de l’année 2025, publié le 17 décembre dernier. En 2025, la DGSN a enregistré 370 affaires de sextorsion (chantage sexuel via systèmes informatiques) – ce qui représente une baisse de 5% par rapport à 2024. Ces 370 affaires concernent 486 victimes identifiées, dont 129 étrangers. Quelque 89 personnes ont été arrêtées. Si nous appliquons le taux de sous-déclaration de 3% que nous avons utilisé dans notre estimation exploratoire : 370 affaires enregistrées ÷ 0,03 = environ 12.300 victimes potentielles pour la seule sextorsion. C'est un ordre de grandeur bien inférieur à notre estimation globale de 250-300 K, mais il faut comprendre que notre estimation englobait l'ensemble des formes de cyberviolence (harcèlement, diffamation, menaces, exploitation, fraude), pas uniquement la sextorsion.

Par ailleurs, la plateforme E-Blagh, lancée en juin 2024, a traité 25.876 signalements au total sur 18 mois (données bilan DGSN 2025). L'analyse qualitative montre que 20% concernent le chantage sexuel – soit environ 5.175 signalements liés au chantage sexuel sur cette période, ce qui représente environ 290 signalements mensuels. Il y a donc un écart logique entre les signalements E-Blagh (5.175 sur 18 mois) et les affaires enregistrées par la DGSN (370 en 2025). Cet écart peut s'expliquer par la nécessité de vérification et de qualification juridique (tous les signalements ne constituent pas des infractions) et les doublons et fausses alertes. Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que 58% des signalements sur E-Blagh sont nominatifs (les déclarants s'identifient), mais 42% restent anonymes – possiblement des victimes qui n'osent pas révéler leur identité, ce qui renforce l'hypothèse d'un chiffre noir important.

Nous assumons pleinement les limites de cet exercice. Ce ratio de 3% est une moyenne internationale qui peut varier considérablement selon les contextes nationaux, les types d'infractions, et les dispositifs de signalement disponibles. Au Maroc, ce taux pourrait être plus élevé ou plus faible – nous n'avons pas de données probantes permettant de le confirmer avec certitude. C'est précisément pour dépasser ce stade de l'estimation que l'ONC inscrit parmi ses priorités de recherche la conduite d'enquêtes de victimation rigoureuses. Ces enquêtes, menées auprès d'échantillons représentatifs de la population, permettent de mesurer la prévalence réelle de la victimation indépendamment des statistiques policières ou judiciaires.

Nous travaillons actuellement à la conception méthodologique de telles enquêtes, en nous inspirant des standards internationaux – notamment les enquêtes ICVS (International Crime Victim Survey) – tout en les adaptant au contexte marocain. Cela nécessite des moyens conséquents, tant humains que financiers, et nous espérons pouvoir les déployer dans les deux prochaines années à travers notre partenariat stratégique avec le Haut Commissariat au Plan (HCP). En attendant, nous croisons plusieurs indicateurs convergents qui, bien que mesurant des réalités différentes, dessinent un tableau préoccupant. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a documenté 282.000 jeunes filles victimes de violence électronique. Le HCP établit que 70,7% des filles de 15 à 19 ans sont victimes de violences. La DGSN a enregistré 370 affaires de sextorsion en 2025, impliquant 486 victimes identifiées, et a traité au total 13.643 affaires de cybercriminalité cette même année. La plateforme E-Blagh, quant à elle, a reçu 25.876 signalements en dix-huit mois d'existence. L'ensemble de ces données justifie l'urgence d'une réponse structurée.
Le Maroc concentre 69,24% des cas africains de sextorsion financière selon Interpol. Comment expliquez-vous cette surreprésentation ? Le Royaume est-il davantage une base d'opération pour les auteurs ou une cible pour les victimes ?
Cette statistique d'Interpol nécessite plusieurs précisions importantes pour être correctement interprétée. Premièrement, elle ne signifie pas que le Maroc représente 69% de la victimation africaine réelle. Elle indique que 69% des cas signalés à Interpol depuis l'Afrique proviennent du Maroc. Nuance essentielle : cela peut refléter la réalité criminologique, mais aussi l'efficacité des systèmes de signalement et de coopération internationale. Le Maroc dispose d'infrastructures numériques développées, de forces de l'ordre formées à la cybercriminalité et de mécanismes de signalement comme E-Blagh. Dans de nombreux pays africains, ces dispositifs sont inexistants ou moins développés. Résultat : une partie de ces «69%» peut simplement refléter une meilleure détection plutôt qu'une prévalence plus élevée.

Deuxièmement, concernant votre question auteurs vs victimes : les données disponibles suggèrent que le Maroc est les deux à la fois, selon les typologies de sextorsion. Pour la sextorsion financière (où l'objectif est l'extorsion d'argent, pas l'exploitation sexuelle en elle-même), le Maroc apparaît effectivement comme une base opérationnelle pour certains réseaux criminels. La maîtrise du français et de l'arabe, la connectivité Internet et le décalage horaire favorable pour cibler l'Europe créent des conditions propices. Pour la sextorsion à finalité sexuelle (obtention de contenus intimes), les données suggèrent que les victimes sont majoritairement nationales – jeunes filles et jeunes garçons marocains ciblés par des prédateurs qui peuvent être locaux ou internationaux.

Troisièmement, il faut rester prudent : ces données d’Interpol portent sur les cas transfrontaliers signalés. Toute la sextorsion purement domestique (auteur et victime marocains) n'y figure probablement pas. Le tableau complet nécessiterait de croiser les données Interpol, DGSN, E-Blagh, et les données du parquet. Les statistiques internationales doivent être interprétées avec prudence. Elles reflètent autant les capacités de détection que la réalité criminelle. Le Maroc n'est probablement pas «pire» que ses voisins, mais possiblement «mieux équipé pour détecter».
Justement, la plateforme E-Blagh a enregistré 12.614 signalements en six mois. Quel bilan tirez-vous de cet outil ? Les moyens humains et techniques sont-ils suffisants pour traiter ce flux ?
Je dois d'abord actualiser les chiffres avec les données officielles du bilan DGSN 2025, publié le 17 décembre dernier. E-Blagh, lancée en juin 2024, a traité 25.876 signalements depuis sa mise en service jusqu'à fin 2025, soit sur environ 18 mois. Le chiffre que vous mentionnez correspond peut-être à une estimation intermédiaire, mais les données actualisées révèlent une activité encore plus soutenue. Cela représente un rythme moyen d'environ 1.440 signalements par mois. Pour donner une idée de la progressio n: les trois premiers mois (juin-septembre 2024) avaient déjà enregistré 7.083 signalements – ce qui témoigne d'une adoption rapide et d'une demande latente considérable.

E-Blagh constitue indéniablement une avancée majeure dans le paysage institutionnel marocain. Avant son déploiement, les victimes de cybercriminalité devaient se déplacer physiquement dans un commissariat, ce qui constituait un obstacle considérable – notamment pour les victimes de violences sexuelles qui redoutent la stigmatisation. Le fait que 25.876 signalements aient été traités en dix-huit mois démontre qu'il existait une demande latente considérable. Ces victimes étaient là, mais ne signalaient pas faute de canal adapté. E-Blagh a levé cette barrière. Les indicateurs qualitatifs sont également encourageants selon l'analyse de la DGSN. Sur les 7.083 premiers signalements analysés, 58% incluent l'identité complète du déclarant, ce qui témoigne d'un niveau de confiance relativement élevé envers la plateforme. Par ailleurs, 564 signalements proviennent de l'étranger – Europe, Asie, Moyen-Orient, Afrique du Nord – preuve du rayonnement international de cet outil désormais accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, avec un traitement conforme aux procédures légales. En ce qui concerne la typologie des signalements, l'analyse qualitative de la DGSN révèle que l'escroquerie et la fraude numérique représentent 60% des cas, suivies du chantage sexuel à hauteur de 20%. Les insultes et la diffamation comptent pour 10% des signalements, tandis que les 10% restants concernent d'autres infractions, notamment l'apologie du terrorisme et l'exploitation des mineurs.

Maintenant, sur la question des moyens, il nous faut rester dans notre périmètre de compétence. L'ONC n'a pas accès aux données de gestion interne de la DGSN concernant les délais de traitement, les taux de réponse ou l'affectation des ressources. Nous ne pouvons donc pas porter un jugement définitif sur la suffisance ou l'insuffisance des moyens. Ce que nous pouvons observer, c'est que le bilan de la DGSN pour 2025 révèle des capacités de traitement substantielles. La Direction a traité 13.643 affaires de cybercriminalité au cours de l'année écoulée et réalisé 8.492 expertises sur supports numériques, portant sur plus de 33.500 supports électroniques. Elle a identifié et traité 3.131 contenus à caractère de chantage, et 415 personnes ont été arrêtées puis déférées devant la justice pour des faits de cybercriminalité. Ces chiffres témoignent d'un investissement réel dans les capacités techniques et humaines.

Ce que nous pouvons dire en tant que criminologues, c'est que 1.440 signalements mensuels en moyenne représentent un volume qui nécessite des moyens spécifiques. Il faut des agents formés aux particularités de la cybercriminalité, des protocoles standardisés de tri et de priorisation – car tous les signalements ne requièrent pas le même niveau d'urgence, un signalement pour apologie du terrorisme n'ayant pas le même degré critique qu'une insulte. Ce volume exige également des capacités techniques d'investigation numérique, qu'il s'agisse d'analyse forensique, de géolocalisation IP ou de traitement des supports chiffrés. Une coordination fluide avec le parquet pour les suites judiciaires est indispensable, de même que, éventuellement, des outils d'analyse assistée pour le tri initial et la détection de patterns.

De manière générale, la littérature criminologique internationale documente que les plateformes de signalement connaissent souvent une courbe d'adoption croissante : plus elles sont connues et utilisées, plus le flux augmente. E-Blagh, qui a vu son volume pratiquement quadrupler entre les 3 premiers mois (7.083) et le total à 18 mois (25.876), suit exactement cette trajectoire. Si cette progression se maintient, nous pourrions atteindre 20.000 à 25.000 signalements annuels d'ici 2-3 ans. D'où notre recommandation, dans le policy paper, d'anticiper cette croissance par des investissements proportionnés en moyens humains et techniques. Mais la décision sur l'allocation des ressources relève des autorités compétentes, pas de l'ONC.


D’accord. Votre proposition de majorité numérique graduée est présentée comme une «innovation mondiale». Avez-vous eu des retours de juridictions étrangères ou d'organisations internationales sur ce concept ?
Nous devons d'abord clarifier ce que nous entendons par «innovation». Nous ne prétendons pas avoir inventé l'idée générale d'échelonnement par âge – celle-ci existe dans de nombreux domaines du droit (permis de conduire progressifs, majorité pénale graduée, etc.). Ce qui est novateur dans notre proposition soumise au débat public, c'est son application systématique à l'espace numérique avec une architecture détaillée en cinq paliers articulant simultanément les obligations des différents acteurs (parents, plateformes, État, système éducatif), et son adaptation au contexte marocain. Les modèles australien ou européen reposent sur un seuil binaire : interdit avant 16 ans, autorisé après. Notre approche propose une progression continue qui reconnaît les étapes du développement cognitif documentées en psychologie développementale.

Concernant les retours internationaux : ce concept a été présenté lors de notre atelier des 9-10 décembre en présence du Conseil de l'Europe. Les représentants présents ont manifesté un intérêt marqué pour cette approche, qu'ils ont qualifiée de «potentiellement exportable» vers d'autres contextes, notamment méditerranéens et africains. Nous avons également partagé ce travail avec des chercheurs de réseaux criminologiques internationaux auxquels l'ONC participe. Les retours sont encourageants mais, soyons honnêtes, nous sommes encore au stade de la proposition conceptuelle. La vraie validation viendra de la mise en œuvre opérationnelle et de l'évaluation empirique de son efficacité – ce qui nécessitera plusieurs années. Il est important de noter que plusieurs juridictions – notamment au Canada et dans certains États américains – expérimentent des formes de gradation pour l'accès à certains contenus ou services. Mais à notre connaissance, aucune n'a formalisé un système aussi complet que celui que nous proposons. Donc «Innovation» ne signifie pas «invention ex nihilo», mais «adaptation créative et systématique» au contexte marocain. Les retours internationaux sont encourageants mais la preuve réelle sera empirique, pas conceptuelle.
L'interdiction stricte pour les moins de 12 ans suppose une vérification d'âge robuste. Concrètement, quel mécanisme technique préconisez-vous ? L'utilisation de la Carte nationale d'identité électronique est-elle envisageable sans porter atteinte à la vie privée des mineurs ?
Vous touchez ici à l'un des défis techniques les plus complexes de toute régulation numérique : comment vérifier l'âge de manière robuste sans créer des risques disproportionnés pour la vie privée ? Soyons clairs, il n'existe pas de solution parfaite. Chaque méthode présente un arbitrage entre trois critères : efficacité, respect de la vie privée et coût de mise en œuvre. C'est ce que les chercheurs appellent le «triangle impossible» de la vérification d'âge.
Dans notre policy paper, nous identifions cinq catégories de méthodes sans en privilégier une a priori. La première est l'auto-déclaration, qui consiste simplement à indiquer sa date de naissance : elle respecte totalement la vie privée mais son efficacité est quasi nulle. La deuxième repose sur la vérification documentaire via la CNIE ou le passeport : elle atteint une efficacité de 80 à 90% mais pose des questions sérieuses de protection des données. La troisième méthode fait appel à la vérification biométrique par reconnaissance faciale estimant l'âge : très efficace, avec un taux de 85 à 95%, elle se révèle cependant très intrusive. La quatrième option est le token parental, où un compte parent valide l'accès de l'enfant : elle offre un équilibre raisonnable avec une efficacité de 70 à 80%, mais reste contournable. Enfin, la cinquième méthode passe par la vérification bancaire via une carte au nom du parent : efficace pour les transactions, elle ne l'est pas pour un simple accès à la plateforme.

En ce qui concerne notre recommandation, elle est graduée selon les paliers d'âge. Pour les moins de 13 ans, le token parental nous semble le meilleur compromis : le parent crée un compte, valide l'âge de l'enfant, et la plateforme ne collecte jamais directement les données de ce dernier. Pour les 13-17 ans, nous préconisons la vérification documentaire assortie de garanties strictes : les plateformes ne stockeraient pas la copie du document, mais seulement un hash cryptographique attestant que la vérification a été effectuée. Plusieurs technologies permettent aujourd'hui cette vérification sans conservation du document, notamment le «zero-knowledge proof».

Concernant spécifiquement la CNIE, son utilisation est techniquement possible, mais soulève deux questions que nous avons identifiées. La première relève de la compétence institutionnelle : la CNDP devrait se prononcer sur la conformité d'un tel usage, et ce n'est pas à l'ONC de trancher. La seconde touche à la proportionnalité : exiger la CNIE pour accéder à Minecraft en mode solo est-il proportionné au risque ? Probablement pas. L'exiger pour accéder à un chat vidéo avec des inconnus ? Probablement oui. D'où notre proposition d'une approche différenciée : le niveau de vérification requis doit être proportionnel au niveau de risque de la plateforme ou du service.

Une dernière précision importante : dans notre proposition, nous recommandons qu'un système national de vérification d'âge soit développé, géré par une autorité publique (ANRT ou DGSSI en coordination avec la CNDP), plutôt que de laisser chaque plateforme développer son propre système. Cela permet de mutualiser les coûts, de garantir des standards de sécurité élevés, et de limiter la multiplication des bases de données.

Pour conclure, il n'y a pas de solution miracle. Nous proposons un système gradué, proportionné au risque, avec des garanties strictes de protection des données, et idéalement géré par une autorité publique plutôt que par les plateformes elles-mêmes.
Sur un autre volet, vous proposez un plafonnement des dépenses à 2.000 dirhams mensuels pour les 16-17 ans. Sur quels critères ce seuil a-t-il été fixé ? Des consultations avec les familles ou les jeunes eux-mêmes ont-elles été menées ?
Je dois corriger une imprécision. Dans notre policy paper, nous proposons des plafonds différenciés par tranches d'âge. Pour les moins de 13 ans, nous recommandons une interdiction totale de transactions financières. Pour les 13-15 ans, un plafond de 100 dirhams par mois serait autorisé, sous réserve d'une autorisation parentale explicite. Pour les 16-17 ans, ce plafond passerait à 300 dirhams mensuels, avec simple notification aux parents. Le seuil de 2.000 dirhams que vous mentionnez apparaît peut-être dans un contexte différent de notre document.
Pouvez-vous préciser davantage ?
Concernant la méthodologie de fixation de ces seuils, soyons transparents : il s'agit d'une proposition exploratoire qui nécessiterait effectivement des consultations approfondies avant toute traduction législative. Ces montants ont été établis selon trois critères. Le premier relève du benchmarking international : nous avons examiné les législations et pratiques dans plusieurs juridictions – France, Royaume-Uni, Allemagne, Australie – concernant les achats en ligne par mineurs. Les seuils varient considérablement d'un pays à l'autre, allant de l'interdiction totale à plusieurs centaines d'euros mensuels. Le deuxième critère tient au contexte socio-économique marocain. Nous avons cherché un montant qui permette des micro-dépenses récréatives – acheter un skin dans un jeu, une chanson – sans autoriser des dépenses massives potentiellement addictives. Le salaire minimum au Maroc étant de 3.000 dirhams, un plafond de 300 dirhams pour un mineur de 16-17 ans représente 10% de ce montant, un ordre de grandeur qui nous semblait raisonnable. Le troisième critère obéit à une logique développementale. L'idée est celle d'une progression : à 13 ans, des dépenses symboliques avec accord parental explicite ; à 16 ans, des dépenses modérées avec simple notification, où le parent est informé mais n'a pas à valider chaque achat.

Maintenant, vous avez raison de soulever la question des consultations. Idéalement, ces seuils devraient être testés empiriquement pour déterminer ce qu'achètent réellement les mineurs en ligne et quels montants ils dépensent. Ils devraient être discutés avec les familles pour savoir ce qu'elles estiment raisonnable, et débattus avec les jeunes eux-mêmes pour comprendre comment ils vivraient ces restrictions. Enfin, ils devraient être évalués en termes d'impact pour vérifier si ces plafonds empêchent effectivement les dérives sans brider excessivement les usages légitimes. L'ONC n'avait ni le temps ni les moyens de mener ces consultations dans le cadre de l'élaboration du policy paper. Nous avons produit une première proposition argumentée destinée à nourrir le débat, pas à clore la discussion. Si ces recommandations devaient être traduites en dispositions législatives ou réglementaires, nous recommandrions vivement que les autorités compétentes mènent ces consultations, notamment via le Conseil économique, social et environnemental qui dispose des méthodologies de consultation citoyenne. En résumé, ces seuils sont des propositions exploratoires basées sur une analyse comparative et contextuelle, mais qui nécessiteraient des consultations approfondies avant toute mise en œuvre. Nous assumons pleinement le caractère provisoire de ces chiffres.
Vous soulignez que l'amende maximale actuelle de 200.000 dirhams représente une heure de chiffre d'affaires pour Roblox. Le projet de Code pénal en cours d'élaboration prévoit-il des sanctions proportionnées au chiffre d'affaires des plateformes, à l'image du Digital Services Act européen ?
Je dois d'abord préciser que l'ONC n'a pas accès au contenu détaillé des projets de textes législatifs en cours d'élaboration. Seules les autorités compétentes – ministère de la Justice, secrétariat général du gouvernement – peuvent répondre avec certitude à cette question. Ce que nous pouvons dire, c'est que dans notre policy paper et nos recommandations issues de l'atelier, nous avons effectivement insisté sur la nécessité de sanctions dissuasives, et cela passe nécessairement par un calcul proportionnel au chiffre d'affaires. Les amendes pénales fixes – même élevées – deviennent symboliques pour des entreprises qui génèrent des milliards de dollars. Roblox Corporation a réalisé un chiffre d'affaires de 2,8 milliards de dollars en 2023, soit environ 28 milliards de dirhams. Une amende de 200.000 dirhams représente effectivement 0,0007% de ce montant, c'est dérisoire. Le Digital Services Act européen a résolu ce problème en prévoyant des amendes administratives pouvant atteindre 6% du chiffre d'affaires mondial annuel. Pour Roblox, cela représenterait potentiellement 1,68 milliard de dirhams. Voilà une sanction qui devient véritablement dissuasive.

Notre recommandation est d'aligner le Maroc sur ces standards internationaux avec une architecture graduée en quatre niveaux. Le premier niveau, applicable aux manquements formels, prévoirait des amendes de 500.000 à un million de dirhams. Le deuxième niveau, concernant les violations techniques, porterait la sanction à 1 à 3% du chiffre d'affaires ou cinq millions de dirhams, le montant le plus élevé étant retenu. Le troisième niveau, réservé aux violations graves avec préjudice causé aux mineurs, imposerait une amende de 3 à 6% du chiffre d'affaires ou dix millions de dirhams. Enfin, le quatrième niveau, en cas de complicité criminelle avérée, cumulerait une sanction financière de 6% du chiffre d'affaires avec des sanctions pénales visant les dirigeants et le blocage de la plateforme.

Cette approche nécessite cependant des précisions juridiques sur plusieurs points. Il conviendrait d'abord de déterminer s'il s'agit de sanctions administratives, prononcées par un régulateur de type ANRT, ou de sanctions pénales, prononcées par un tribunal. Il faudrait ensuite définir comment calculer le chiffre d'affaires pertinent : s'agit-il du chiffre d'affaires mondial de l'entreprise, de celui réalisé au Maroc, ou de celui attribuable spécifiquement à l'infraction ? Enfin, reste la question cruciale du recouvrement : comment garantir l'exécution effective d'amendes prononcées contre des entités extraterritoriales qui n'ont aucun actif saisissable sur le territoire national ?

Ces questions relèvent de choix de politique législative que les autorités compétentes doivent trancher. Notre rôle à l'ONC est de documenter les pratiques internationales et de formuler des recommandations, pas de nous substituer au législateur. Ce qu’il faut retenir, c’est que des sanctions proportionnelles au chiffre d'affaires sont indispensables pour la dissuasion. C'est notre recommandation phare. Mais seul le législateur peut décider de les adopter, et seules les autorités judiciaires ou réglementaires peuvent répondre par rapport aux projets de textes en cours.
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