Celle-ci, est en fait, un deuxième organigramme qui correspond aux relations réelles existantes dans l’entreprise et découlant des multiples jeux de pouvoir conscients et/ ou inconscients entrepris par les acteurs. Tour d’horizon avec Mohamed Benouarrek et Brahim Kerzazi, à propos de l’organigramme et des jeux de pouvoir en organisation.
Le Matin Emploi : A votre avis, quelle est l’entité qui possède le pouvoir de valider l’organigramme de l’entreprise et pourquoi ?
Mohamed Benouarrek : L’organigramme est la résultante d’une réflexion collégiale après différents inputs en interne. La Direction Générale garde pour l’instant ce pouvoir de validation finale. Une vue impartiale et globale de l’entreprise, les enjeux, et l’équilibre du pouvoir réparti en interne s’impose. Certes, la DRH joue un grand rôle préparatif et d’aide à la décision finale, mais pour la plus part des cas le dernier mot revient au Président, DG ou bien au Comité de Direction pour les entreprises démocratisées sur le plan décisionnel. Il faut aussi noter que plusieurs entreprises connaissent un décalage sévère entre l’organigramme affiché et l’organigramme réel vécu en interne. Il existe des cas d’entreprises où les gens de pouvoir ne sont pas reflétés au niveau de l’organigramme. Une personne ou un club de personnes peuvent faire la pluie et le beau temps au sein de l’entreprise. Une lecture simpliste de l’organigramme affiché peut vous induire en erreur. Dans certaines entreprises, de tailles différentes et secteurs différents, il y a des câbles à 3 000 voltes qui sont mortels. Une nouvelle recrue qui ne prend pas le temps de sonder la situation et connaitre les courants souterrains et les lobbies internes risque de se voir éjectée sans comprendre les vraies raisons derrière. L’organigramme ne doit pas émaner d’une obligation de conformité avec les exigences externes (l’afficher pour l’avoir au niveau du site web, paraitre comme une entreprise moderne, ou bien rassurer les actionnaires ou parties prenantes, etc.). L’organigramme doit émerger d’une conviction interne qu’une entreprise moderne doit être structurée et organisée pour une meilleure performance.
Quelles sont les étapes à respecter pour confectionner un
organigramme de l’entreprise ?
Les directeurs ou chefs des départements, peut importe les appellations internes, doivent présenter leurs visions et propositions concernant l’organisation interne de leurs entités respectives. A ce stade, ce sont des visions verticales et isolées présentées par des directeurs responsables de directions ou départements ou secteurs. Par la suite, une vue d’hélico s’impose afin de calibrer entre les différents départements, les chevauchements possibles, les interfaces nécessaires, les passerelles manquantes, les enjeux de taille, pouvoir, conflits internes, etc. Une mention importante à ce propos : évitez de tailler des organigrammes sur la base des personnes existantes. Certains partons, irons jusqu’au point de confectionner des organigrammes sur mesure afin de satisfaire les égos de certains directeurs ou pour camoufler certaines lacunes liées aux incompétences de certains responsables existants. Idéalement, le DRH doit présenter une analyse profonde des enjeux internes et externes et la soumettre pour approbation par le comité de direction, où il/elle doit faire partie.
Quels sont les paramètres «stratégiques, organisationnels et psychologiques» à prendre en considération lors de la conception de l’organigramme d’une entreprise ?
L’organigramme doit refléter le setup organisationnel optimal d’une entreprise compte tenu de ses spécificités. La taille de l’entreprise, les différentes fonctions existantes, les effectifs, la répartition géographique de ses branches, le taux d’encadrement, ainsi que le focus stratégique choisi sont tous des facteurs qui déterminent les choix organisationnels. Ce set-up organisationnel a pour objectif de faciliter la réalisation de la stratégie d’entreprise ainsi que sa conduite opérationnelle au quotidien. Quelques questions doivent être posées afin de peaufiner le paramétrage de l’organigramme : Quelle est l’organisation idéale afin de réaliser la stratégie et assurer sa concrétisation ? Quels sont les différents scénarii organisationnels qui permettent d’opérationnaliser les choix stratégiques d’une manière optimale ? Est-ce le focus se fait sur la centralisation ou la décentralisation ? Est-ce que la taille de l’entreprise et ses niveaux hiérarchiques peuvent causer des problèmes de cascade d’information et d’échanges communicationnels ? Est-ce qu’il y a des risques de sentiment de marginalisation d’une catégorie socioprofessionnelle ou d’une fonction ou d’un département ou secteur ? Un organigramme est aussi un positionnement de fonctions et de personnes. Surtout en cas de changement, les considérations psychologiques ainsi que la dynamique des groupes doivent être prises en compte afin d’éviter une résistance gratuite. Un nouveau morcellement, suite à l’insertion d’une nouvelle fonction ou entité, peut engendrer une insatisfaction ou sentiment de marginalisation chez d’autres entités, surtout celles qui vont céder une partie de leur territoire.
Quel rôle joue l’organigramme dans le cadrage des liens de pouvoir
organisationnels au sein de l’entreprise ?
L’organigramme va au-delà du sens vertical (au niveau de chaque département) pour dessiner l’architecture des interfaces entre les différents départements, le territoire de chacun, et le rôle des différents départements dans la chaîne du travail et au niveau des procédures qui coupent horizontalement à travers les directions et les fonctions. Les enjeux liés au pouvoir sont nombreux : qui valide, qui décide, qui a telle ou telle attribution, qui contrôle, etc. Les réponses à ses questions se traduisent en liens de pouvoir organisationnels au sein de l’entreprise. Comme déjà mentionné, parfois, ajouter un département ou une nouvelle fonction, peut créer tout un malaise chez certains, car ils vont perdre des intérêts, du pouvoir ou simplement voir leur territoire de rétrécir avec la spécialisation des fonctions et missions de chaque direction.
Existe-t-il un organigramme idéal selon le concept
« The one best way» ?
Il ne faudra pas faire rentrer un éléphant dans des shorts. A chaque entreprise sa réalité. Le secteur d’activité, l’appartenance ou non à un groupe, la taille de l’entreprise, son chiffre d’affaires, ses effectifs, la répartition géographique, etc. sont tous des éléments d’input déterminant collégialement le visage final de l’organigramme le mieux adapté au contexte interne et externe de l’entreprise. Un setup organisationnel classique (fortement hiérarchisé ou aplati), matriciel, gestion par projets ou autres sont des options plausibles. Le choix final repose sur les choix stratégiques, les enjeux opérationnels, l’historique, ainsi que d’autres facteurs déterminants l’organigramme le plus optimal. Pour clôturer, il faudra savoir qu’un organigramme n’est pas statique ou figé.
Il peut évoluer dans le temps pour
accompagner l’entreprise dans sa dynamique.…
Le Matin Emploi : Pourriez-vous nous définir la notion du pouvoir au sein de l’entreprise ? (Une
définition psychologique)
Brahim Kerzazi : Le pouvoir qui est la capacité d’influencer autrui et d’influer sur le cours des évènements dans le sens de ses intérêts, objectifs et projets grâce à des qualités d’ordre physique, psychologique ou matériel, s’origine d’un point de vue psychologique dans un narcissisme débordant ou déficitaire. Sans être toujours pathologique, l’amour propre est à la base de la recherche parfois effrénée à prendre l’ascendant sur les autres pour combler le déficit ou entretenir l’illusion d’être unique, le meilleur voire incarner l’idéal même. La personne est animée par un désir prégnant à se distinguer et à se démarquer du groupe craignant les situations de faiblesse, de soumission et de dépendance qui risquent de remettre en question sa toute-puissance et ruinerait la grande opinion qu’il se fait de lui, de ses qualités et de sa valeur. Le besoin de reconnaissance est ici particulièrement prononcé, mais il serait nécessaire pour la compétitivité quel que ce soit le domaine ou le champ de l’émulation pour accéder aux positions convoitées par les concurrents. Plus particulièrement au sein de l’entreprise, le pouvoir est négociation continue plus ou moins implicite ou explicite, feutrée ou conflictuelle autour des marges de manœuvre et des zones d’autonomie pour sécuriser et pérenniser sa place, se faire valoir et accéder aux meilleures positions, en espérant se rendre indispensable.
Quels sont les types de pouvoirs au sein de l’entreprise ?
Les pouvoirs au sein de l’entreprise se déclinent d’après sa structure ou sa configuration organisationnelle qui donne lieu à un organigramme, sa spécialisation avec le poids des différentes spécialités et fonctions ainsi que ses acteurs et collaborateurs. Ces différentes sources et dimensions du pouvoir renvoient en fait à deux catégories, à savoir le pouvoir formel et le pourvoir informel qui mettent l’entreprise, son organisation ainsi que les rapports entre acteurs et interfaces internes et externes à rude épreuve. Il y a donc un pouvoir formel, organisationnel, légal, prescrit, impersonnel et légitime contre un pouvoir informel, personnel, imprévisible et du point de vue de l’orthodoxie de l’école classique et taylorienne, notamment illégal ou illégitime. Si le pouvoir légal et formel bénéficie d’une légitimité incontestable que lui procure l’organisation, il n’est pas moins incontesté volontairement ou involontairement par le pouvoir informel de l’acteur lambda même le plus rudimentaire qui soit. Mais si la légitimité est du côté de l’organisation qu’elle distribue via postes et statuts, la crédibilité elle relève elle de l’acteur, de sa personnalité et de ses qualités intrinsèques. D’où le fameux leadership qui stipule des traits personnels distinctifs et électifs pour exercer le pouvoir avec plus d’efficience et d’« autorité » sans recourir d’emblée à la coercition ni à la récompense armes légitime du pouvoir formel. En plus du pouvoir légal et du pouvoir informel que chacun peut revendiquer ou faire valoir par sa position, son rôle, son réseau, ses alliances, l’information qu’il détient ou tout simplement l’ancienneté qu’il met en avant, il y a le pouvoir de l’expert. En résumé, nous avons trois types de pouvoir que sont le pouvoir légal et formel qui relève du poste qui fonde la légitimité de son titulaire. En deuxième lieu, nous avons le pouvoir personnel du titulaire ou son leadership qui lui procure une légitimité assurée auprès des collaborateurs notamment. Et en troisième lieu, il y a le pourvoir de l’expert dont les compétences rares ou difficilement substituables lui assurent légitimité et crédibilité de par son apport différentiel.
On constate qu’au sein d’une entreprise, il existe des employés possédant un pouvoir d’influence sans être affichés sur l’organigramme ? A votre avis, comment peut-on instaurer l'équilibre entre le pouvoir formel et informel ?
Le pourvoir ne se réduit pas comme on vient de le préciser à une position fixe et figée dans l’organigramme ni dans le temps et s’actualise plutôt dans des rapports ambivalents de coopération- compétition créant entre les protagonistes une dépendance nécessaire. On peut penser que l’équation pouvoir formel-pouvoir informel est une équation à somme nulle, mais aussi que le pouvoir informel est un contre- pouvoir naturel. Mais plus qu’un épiphénomène échappant à l’organisation en raison d’une formalisation déficiente, le pouvoir informel est une prise de pouvoir qui fait valoir la position et le rôle de l’acteur qui refuse d’être un simple agent désarmé et sans recours face au pouvoir d’autrui qu’il soit légitime ou non. L’organisation est un effort constant de formalisation pour réduire les poches de résistance au pouvoir légal et prévenir tout comportement imprévisible et inadapté aux besoins et exigences de l’entreprise. C’est toutefois une illusion de croire qu’un jour le pouvoir informel sera banni à jamais de l’entreprise. Ce fut une chimère bureaucratique qui a fait long feu et ne fait plus recette dans un environnement ouvert, mouvant et changeant en permanence. Pour sa pérennité au moins et sa compétitivité surtout, l’enpourvoiement ou empowerment qui sont des formes développées de la délégation s’imposent aujourd’hui comme le meilleur compromis qui soit pour dépasser ce manichéisme. « Légitimer » le pouvoir informel tant qu’il permettra de valoriser le collaborateur pour s’inscrire dans le sens des objectifs et ambitions de l’entreprise en élargissant leur zone d’action pour plus d’initiative et d’implication, voilà la voie d’une nouvelle culture de collaboration. Cette culture orientée objectifs et résultats se concentre plus sur le contenu des missions et des projets que sur la relation réduisant ainsi les risques de démobilisation, d’insubordination voire de conflit de la part du collaborateur.
Quelle est la démarche à adopter pour gérer un conflit de pouvoir, d'une part, entre les collaborateurs et d’autre part entre les organisations ?
Quand on a le pouvoir, on n’est pas obligé de négocier pour optimiser ses chances d’atteindre ses objectifs, mais il faut un pouvoir absolu pour imposer sa loi ce qui est rare et souvent destructeur à terme. Tout est dans l’appréciation de son pouvoir et de celui des autres protagonistes pour se positionner de manière la plus rationnelle qui soit en anticipant sur les conséquences de toute configuration du rapport de force et des différentes alternatives ou scénarii. Gérer un conflit c’est avant tout le prévenir sans chercher à l’éviter en cultivant la posture d’un coopérant averti puisqu’on a pas tout le pouvoir nécessaire pour influer dans le cours des événements à notre guise et selon notre bon vouloir. Sans angélisme aucun, la coopération et la collaboration quand elles sont érigées comme valeurs fondamentales et communes peuvent opérer le changement d’attitude au sein de l’entreprise puisqu’elles consolident les rapports gagnant-gagnant et atténuent les antagonismes.
Cette option est la plus judicieuse, car la plus durable pour favoriser les conditions d’engagement mutuel, rapprocher les perceptions des protagonistes sur les zones de pouvoir, sur les conditions de la contribution rétribution et éloigner les risques d’affrontement.
Quel rôle joue la direction générale pour assurer une stabilité organisationnelle en cas de conflits de
pouvoir ?
L’entreprise est définie aussi comme une organisation qui distribue le pouvoir via des postes par une formalisation qui précise les conditions de la collaboration et prévient la confusion des rôles, la confrontation et les conflits. De ce point de vue normatif, la Direction générale doit s’interroger sur le degré de formalisation et surtout son adaptation par rapport au réel et vécu des collaborateurs.
Le conflit est dans ce cadre une revendication d’actualisation de l’organisation autour du pouvoir et en dernier lieu de l’équation contribution-rétribution par des collaborateurs qui se sentent lésés, dévalorisés et méprisés. A l’inverse, ça peut-être aussi un excès de formalisation qui ne laisse guère de marge de manœuvre et donc de perspectives de se valoriser auprès de sa hiérarchie et de ses collègues en déployant son potentiel et son savoir-faire. Il faut donc recevoir et prendre en charge le conflit de pouvoir comme un symptôme d’un malaise plus profond ou plus précisément d’un déséquilibre entre les protagonistes et plus généralement entre pouvoir formel et informel. Entre rigueur et tolérance des conflits qui sont nécessaires et parfois salvateurs dans une entreprise, la Direction Générale doit jouer un rôle d’arbitre neutre, impartial et objectif en s’appuyant sur une éthique qui fonde la légitimité du pouvoir formel. Cette légitimation gagnera ainsi en crédibilité grâce à des managers qui font valoir un leadership centré sur le collaborateur, ses attentes, ses aspirations et besoins de développement pour substituer le pouvoir informel par un enpourvoiement qui réconcilie les collaborateurs et les mobilise autour d’objectifs communs.