Le Matin : Après avoir été au cœur de la Méditerranée, puis de l‘Atlantique, l’épicentre du monde et de la croissance économique s’est déplacé vers le Pacifique. Quelle radioscopie faites-vous du monde d’aujourd’hui ?
Hassan Abouyoub : Il faut remonter à l’effondrement du mur de Berlin pour comprendre la nouvelle donne géopolitique du monde d’aujourd’hui. Après la destruction de ce mur, les clivages Est-Ouest et Nord-Sud se sont estompés. La crise de 2008 a créé une nouvelle situation dans le sens où des pays émergents ont trouvé des chemins de croissance au moment où les champions de la compétitivité des pays de l’OCDE sont en train d’affronter des problématiques économiques comme celle de la dette souveraine qu’a connue le Maroc ou le Mexique dans les années 80 ! Il y a bien sûr encore le problème du différentiel de revenus, mais sur les grands problèmes macroéconomiques, les choses se sont inversées. Ce que nous constatons, c’est que le monde n’a plus de pôles, n’a plus de leadership et le Pacifique, en termes de Hard Security, n’a pas les arguments de la superpuissance. Vous évoquez l’épicentre du Pacifique, je crois que c’est aller un peu vite en besogne que de toujours vouloir justifier par un raisonnement a posteriori une situation qui est pour moi aussi précaire que ce que fut l’expérience du Japon que l’on présentait comme la superpuissance mondiale. Nous voyons, par exemple, dans les pays dits émergents les premiers ralentissements de la croissance. Je pense au Brésil où plus de 80% du PIB brésilien est fait de consommation intérieure privée ! Ce qui se passe devrait nous inciter à beaucoup d’humilité.
Quand on reprend le titre de «L’Initiative pour une Communauté atlantique», on ne peut s’empêcher de penser à la politique de l’OTAN et à l’urgente nécessité aujourd’hui pour l’Europe et l’Occident de «partager le fardeau» grâce à des alliances et à des partenariats afin d’éviter ce que les observateurs appellent son déclassement et afin de maintenir ouvertes les portes d’accès vers les matières premières. Quel peut être, dans cette conjonction, le rôle des pays du sud de l’Atlantique ?
L’effondrement du mur de Berlin a dépouillé l’OTAN de sa mission principale. Pour plus de la moitié de ses activités, l’OTAN est devenue une institution politique. Le champ de l’intervention de l’OTAN n’est plus en Europe, comme il l’était dans sa vocation initiale, mais davantage vers l’Ouest et le Sud-Ouest. D’autre part, lorsque l’on parle de la globalisation des flux commerciaux et financiers et de la logistique, on parle à un niveau mondial. Si les trois quarts sont réalisés par l’axe atlantique du Nord au Sud, il est évident que cet espace représente encore aujourd’hui la masse critique la plus importante. C’est dans cet espace que se déroulent les événements successifs relatifs à la crise systémique de l’économie mondiale. C’est dans cet espace que nous avons trois grands pays en souffrance financière !
Il y a eu en 2009 l’appel de Skhirat, aujourd’hui, en 2012, c’est la Déclaration de Skhirat. Entretemps, de nombreux colloques ont été organisés à Oxford, à Montréal... des think tanks ont beaucoup produit sur l’organisation de cet espace atlantique. Cet espace est-il en train de prendre forme ?
Il y a une certitude, le monde demain n’aura rien à voir avec la moyenne de l’après-guerre. Il est clair que le modèle de politique de développement qui était suivi, notamment en Europe occidentale et aux États-Unis, et qui consistait à financer le bien-être par la dette a montré ses limites. La contrainte démographique montre que le quatrième âge est une réalité économique, fiscale et financière que le monde n’a pas encore traitée. Le niveau et la structure de l’épargne, le marché des produits financiers tel qu’il a évolué avec ses produits toxiques a remis en cause l’équilibre des fonds de pension et nous sommes aujourd’hui devant un vrai problème : comment gérer les effets de la transition démographique, comment financer le quatrième âge et comment répondre à ses besoins de services liés à la personne qui ont besoin de beaucoup de main-d’œuvre absente en Europe ? Il y a aussi d’autres défis qui se posent en termes globaux et qui ont besoin d’une maturité pour la mise en œuvre de stratégie de planification sur plusieurs décennies. On se rend compte, face à cela, que notre modèle démocratique représentatif, né de notre vieille structure de l’État-nation, ne fonctionnera plus. Nous le voyons déjà en Grande-Bretagne, en Espagne. Il est clair que les enjeux sont tels qu’une nation toute seule ne peut plus affronter seule tous ces défis. Aujourd’hui, les acteurs non gouvernementaux ont, en termes de pouvoir sur le quotidien du citoyen, dépassé l’impact des gouvernements. Au sein de l’UE, les gouvernements ont vu leurs claviers réduits à trois notes. La politique monétaire est faite à Francfort, à la Banque centrale, la politique commerciale est de la compétence de la Commission européenne, la politique de la coopération a besoin de l’aval du Parlement européen. La crise économique est telle qu’elle ne peut être traitée que par un modèle de fédéralisme. Tant que l’Europe n’aura pas fait cette réforme, il faudra remettre le travail sur l’ouvrage.
Revenons aux pays du sud de l’Atlantique. Quel est pour vous, qui avez été avec d’autres acteurs à l’origine de ce concept, l’apport de la Communauté atlantique pour le Maroc ?
J’y vois un certain nombre de raisons. La première, c’est qu’il fallait trouver un espace plus grand, plus large, où la réalité marocaine pouvait respirer. N’étant pas membre de l’Union africaine, ayant un rapport spécial avec l’UE, on se sentait à l’étroit, d’où ce besoin de s’insérer dans un espace plus grand. Et ceci est d’autant plus légitime que nous avons pris des options stratégiques majeures et courageuses, comme celle de conclure un accord de libre-échange avec les États-Unis qui sera suivi par d’autres accords de libre-échange avec les membres du NAFDA (North American Frame Drum Association). En conséquence de tout cela, nous appartiendrons à cet espace atlantique où des mesures et des politiques seront coordonnées. Il nous faut mesurer aujourd’hui l’immense atout que représente la double façade méditerranéenne et atlantique. Nous sommes à une position écrou majeure et nous avons le parcours diplomatique et politique d’un pays neutre. Une telle initiative a plus de chance de réussir, non pas à Washington, parce qu’il y a trop de suspicion dans le dialogue transatlantique, mais dans un pays neutre comme le Maroc, capable d’offrir sa médiation. Nous l’avons fait en 1994, à Marrakech, quand on a abrité l’OMC, j’espère que nous ajusterons nos outils de travail et notre diplomatie à cette nouvelle donne. Il y a aujourd’hui une phase de l’histoire qui se termine, irrévocablement, et les enjeux qui nous ont perturbés ont complètement changé. Dans notre région, l’hégémonie réelle ou virtuelle des uns ou des autres est remise en cause. La place est aux sociétés civiles, aux universités, aux entreprises. Il faut avoir la clairvoyance de comprendre ces changements profonds. Dans la vision de Sa Majesté, il y a une profonde intuition sur ces changements, comme en témoignent ses discours ou les réformes initiées, la réforme de la Constitution en premier lieu. Il y a une cohérence qui ne peut se justifier que s’il y a un présupposé, une condition préjudicielle qui serait que le monde pour lequel le Maroc est en train de s’armer différemment est un monde différent. J’espère que tout cela sera pris en charge par la classe politique.
Vous avez évoqué l’immense atout d’une double façade et de 3 500 km de côte. Il reste que dans la «maritimisation» du monde, dans ce basculement de la terre vers la mer, le Maroc tourne encore le dos à la mer et que nous n’avons pas encore pris la juste mesure de l’économie de la mer, comme certains pays de l’Asie du Sud-Est ?
Quand on fait le port de Tanger Med, c’est toute la façade du Nord qui est changé. Il manque des maillons auxquels nous devrions réfléchir pour installer, par exemple, une proximité logistique avec l’Afrique. Il est urgent d’offrir, via la Mauritanie et le Sénégal, un débouché routier et de cabotage maritime d’exception pour donner au port de Tanger sa fonction africaine qui est essentielle. Il nous faut aller vers cette vérité africaine inscrite dans nos gènes. Le système bancaire s’est déployé, nous devons créer aujourd’hui cette cohérence entre les initiatives privées et les initiatives publiques. Tous les ingrédients sont sur la table : la coopération universitaire avec les pays d’Afrique, des entreprises qui ont pris des risques. Il nous faut agir dans un ordre mieux organisé pour mieux optimiser nos efforts. L’esprit d’équipe nous permettra de mieux avancer.
Avons-nous au niveau de la diplomatie une veille stratégique qui permet de réfléchir sur le long terme ?
Le monde d’aujourd’hui a plusieurs moteurs de croissance. Un de ces moteurs, c’est la connaissance et les pays qui font les meilleures performances sont ceux qui respectent et exploitent au mieux les ressources humaines.
Je regrette que l’on n’ait pas des mécanismes, dans l’enseignement, dans les ONG, dans les entreprises et dans la diplomatie pour profiter de ceux que l’on met à la retraite. Nous nous privons de cette ressource bien formée qui aurait pu alimenter cette veille stratégique que vous évoquez et qui, malheureusement, le plus souvent va offrir ses services à l’étranger. Nous nous coupons de cette réalité. Résultat, nous sommes en deçà du minimum syndical en termes de prospective et d’anticipation stratégique.
Nous avons l’Institut royal d’études stratégiques qu’il faudrait renforcer. Mais au-delà de tout cela, il faut avoir cette volonté collective de donner une consistance. Pour cela, il faut que notre classe politique se remette en cause dans le discours politique et dans le fonctionnement démocratique des partis. Il faudra faire en sorte de réconcilier les Marocains avec le jeu politique. Le taux d’abstention actuel n’est pas porteur de progrès rapide et c’est un frein à la mise en œuvre des réformes.