Car, qu'ils soient musulmans ou juifs, ils méconnaissent maints aspects culturels, sociaux et politiques du Maroc ne retenant que quelques dates qui leur ont été enseignées, à savoir les dates des grandes dynasties qui se sont succédé.
Le musée contient des objets, des livres, des vêtements, des outils, des meubles, des photos, etc. » S'agissant de la situation actuelle des Juifs marocains, l'ancien rédacteur en chef des hebdomadaires la Nation puis Al Jamahir (1958 -1959), souligne : « Nous sommes des citoyens marocains à part entière. Et nous vivons notre marocanité au quotidien.
Nous avons des élites au niveau économique et politique : André Azoulay est conseiller du Roi, Serge Berdugo était ministre, M. Serfaty a joué un rôle particulier dans la politique marocaine et moi-même durant plus de quarante ans, publiquement ou dans l'illégalité, j'ai occupé des fonctions politiques ou syndicales au niveau de direction. La liste est longue des juifs marocains militants ou acteurs en leur temps de la politique marocaine».
Entretien avec Simon Lévy, directeur du Musée du judaïsme marocain, militant communiste et mémoire historique de notre culture :
Le Matin : Le Musée judéo marocain fut créé en 1997. Dans quelle mesure représente-il une bouée de sauvetage pour la communauté juive marocaine ?
Simon Lévy : Le Musée, propriété de la communauté juive de Casablanca, fait partie des activités de la Fondation du Patrimoine culturel judéo marocain. Celle-ci a été lancée en 1995. En effet, plusieurs événements ont encouragé la naissance de cette Fondation. Bien sûr, le nombre de la communauté juive a baissé, mais il faut préserver une certaine culture dont la charge historique reste indéniable. Nous continuons d'exister, car si un verre est à moitié vide, il est aussi à moitié plein. D'ailleurs, un Maroc sans juifs ne serait pas imaginable ! La Fondation a donc pour rôle de recenser, de restaurer et de mettre à la disposition du peuple marocain tout ce qui représente cette communauté aussi bien au niveau du bâti (synagogues, cimetières…) qu'au niveau de la musique, de l'écriture ou de l'art. Il ne faut pas oublier que nous avons tout un aspect de la culture marocaine enfermé dans des livres écrits en langue hébraïque ou en judéo-arabe c'est-à-dire en arabe transcrit en caractères hébraïques. On n'a donc pas le droit de laisser disparaître ce patrimoine ou d'amputer le patrimoine culturel national de ce qui représente une partie de la civilisation marocaine. Au contraire, il faut en profiter, le mettre à la disposition des jeunes écoliers comme des chercheurs et veiller à sa sauvegarde.
Notre but à travers toutes les activités de la Fondation est de faire connaître l'histoire du Maroc à nos jeunes, juifs ou musulmans qui, malheureusement ignorent cet aspect de leur pays. Car, qu'ils soient musulmans ou juifs, ils méconnaissent maints aspects culturels, sociaux et politiques du Maroc ne retenant que quelques dates qui leur ont été enseignées, à savoir les dates des grandes dynasties qui se sont succédées. Le musée contient des objets, des livres, des vêtements, des outils, des meubles, des photos, etc. Nous organisons des visites guidées pour les étudiants, les jeunes et les enfants afin de leur faire connaître ce qui n'est pas seulement un passé mais aussi l'une des facettes de notre civilisation marocaine. Et elle a son importance et sa signification.
Quelle est la particularité de cette communauté que vous cherchez à faire connaître ?
La communauté juive a joué un rôle important au Maroc. C'est une communauté toujours vivante qui prend des positions sur les événements marocains et sur l'actualité dans le monde. Le Maroc est l'un des rares pays arabes où les juifs vivent et participent à la vie du pays, dans tous les domaines, en citoyens actifs. Certes, il y a ceux qui ont choisi de partir, et j'expliquerai plus loin les raisons de ces départs, mais il y a ceux qui sont restés, qui n'ont pas baissé les bras et qui ne rasent pas les murs même après les attentats du 16 mai. Il est donc important de donner conscience à nos juifs de leur valeur en tant que Marocains. De leur vraie identité qui est tantôt oubliée, tantôt méprisée ou complètement déformée sous des influences diverses.
Par ailleurs, le Maroc est un pays aux multiples aspects. Notre Royaume était, durant de nombreux siècles, ouvert à toutes les cultures et les religions. Aujourd'hui, on veut l'enfermer et le restreindre à un seul aspect. Le Maroc n'est pas cette image figée qu'on veut donner de lui, le Maroc est pluriel, aux niveaux linguistique, culturel et religieux. C'est ce qu'il faut transmettre à nos enfants.
L'enseignement tel qu'il est inculqué aujourd'hui est donc unilatéral ?
L'enseignement actuel assassine notre héritage culturel. Le vrai Maroc n'existe pas, ou il est mal présenté dans notre enseignement. Les enfants sont exposés à tous les dangers et influences car ils connaissent mal leur pays. Pourtant, le Maroc est le seul pays berbèro-arabe (musulman à minorité juive) qui a une continuité étatique sur 15 siècles. Notre histoire ne se réduit pas seulement à une histoire religieuse ou dynastique mais elle est le fruit de croisements d'un certain nombre d'apports marocains et étrangers avec des poids spécifiques différents. Cette diversité a donné, au fur et à mesure, naissance à notre bénéfique bouillon de culture. Et c'est ce qui fait la richesse culturelle de notre pays. Or, notre enseignement actuel transmet une vision très limitée du Maroc qui l'appauvrit.
Dans quelle mesure ?
Présenter le Maroc uniquement comme un pays arabe et musulman est incomplet. Notre histoire et notre civilisation sont plus riches et plus variées. On a fini par reconnaître la dimension amazighe. C'est encourageant. Mais, jusqu'en juin 2004, les juifs ne sont pas mentionnés dans les manuels et pourtant, nous existons. Comment expliquer alors notre présence millénaire au Maroc à nos enfants ? Comment gérer leur crise identitaire ? Comment les protéger contre le danger extrémiste qui tend à privilégier, dans chaque communauté, le facteur religieux sur le fait national.
Justement, quelle est la situation actuelle des juifs marocains ?
Nous sommes des citoyens marocains à part entière. Et nous vivons notre marocanité au quotidien. Nous avons des élites aux niveaux économique et politique: André Azoulay est conseiller du Roi, Serge Berdugo était ministre, Monsieur Serfaty a joué un rôle particulier dans la politique marocaine et moi-même durant plus de quarante ans, publiquement ou dans l'illégalité, j'ai occupé des fonctions politiques ou syndicales au niveau de la direction. La liste est longue des juifs marocains militants ou acteurs en leur temps de la politique marocaine. En tout cas, les juifs marocains n'ont pas fait que traverser la vie mais ont participé au développement du Maroc. Notre communauté à de quoi être fière.
Quel rôle jouait la communauté juive dans le passé ?
Dans l'histoire marocaine, les juifs ont joué un rôle important. Je vais plutôt aborder leur implication dans la vie de tous les jours. Ils ont pratiqué et tenu des métiers que les musulmans n'exerçaient pas pour diverses raisons. Les communautés juives marocaines ont été un élément économique important. Des corporations ont été tenues par les juifs. Ils exerçaient des spécialités qui ont disparu avec le Maroc d'hier. A noter que le Maroc est l'un des rares pays où il y avait une paysannerie juive, quoique restreinte.
Comment expliquer cette séparation au niveau des métiers ?
La tribu est un ensemble de gens qui font tous la même chose et ne veulent pas déroger. Il lui fallait ainsi d'autres personnes pour accomplir des tâches auxquelles ses membres ne voulaient pas toucher. Aussi, avoir une communauté juive au sein d'une tribu était il un signe de richesse. En tribu en fait, les juifs faisaient le travail auquel d'autres se refusaient ou que la tradition leur interdisait; les juifs payaient la «jizia». Le caractère indispensable de la communauté était surtout ressenti dans le Sud.
Les chiffres sont révélateurs. Avant la 2ème guerre, dans les villes, le nombre de Juifs atteignait un minimum de 10 % de la population. A Casablanca, dès les premiers recensements, on comptait 20% de juifs, soit 80 000 dans les années 1950. Vers 1920, ils représentaient 50% de la population à Essaouira, etc.
Aujourd'hui, il n'y a que quelques milliers de juifs, comment expliquer cette chute de nombre ?
A partir des années 50, nous ne jouions plus les rôles spécifiques qui nous incombaient auparavant. La spécialisation des métiers qui distinguait juifs et musulmans, et qui variait d'une ville à une autre, est tombée. Les musulmans sont devenus bijoutiers ou autres alors que ces spécialités étaient jadis réservées à notre communauté. A cela s'ajoute la montée démographique. Les mellahs sont devenus surpeuplés. Résultat : baisse des occasions traditionnelles de travail et augmentation de la population. Ces deux éléments ont participé à l'appauvrissement des juifs. Israël est arrivé. Il a été une issue à ces maux pour les moins bien lotis, souvent miséreux. D'ailleurs, l'émigration a été générale. L'Europe aspirait tous ceux qui voulaient partir et quitter leur pays croyant y trouver l'Eden tant rêvé ! Les premiers qui ont répondu oui à l'appel d'Israël sont les pauvres et les désillusionnés ou des jeunes idéalistes.
Mais, il n'y a pas que les déshérités qui ont peuplé Israël !
Evidemment. En fait, si le départ attirait au début les démunis, cette tendance s'est développée. Elle fut encouragée par des tendances politiques aux vues étroites. En 1967, les armées arabes ont été battues. On a commencé à chercher « les responsables » de cet échec dans la communauté juive. Des gens très attachés et actifs dans la vie politique ont préféré partir pour échapper à des accusations imméritées et pour garantir l'avenir de leurs enfants.
L'islamisme montant représente-t-il un danger envers ceux qui restent ?
Le groupe des terroristes qui a attaqué le club de l'Alliance –fermé pour cause de shabbat-était composé de trois personnes. Ils se sont fait exploser l'un après l'autre alors qu'il n'y avait personne sur place. C'est une attitude qui révèle aussi bien le danger du terrorisme, que l'aveuglement d'un fanatisme étranger aux traditions de l'islam comme du judaïsme marocain.
Est- ce que vous ressentez qu'aujourd'hui, certains médias véhiculent une culture de haine ?
Vraiment, je préfère la culture du dialogue, c'est plus enrichissant. Vouloir exploiter le malheur des autres est vraiment honteux, indigne et inhumain ! Au lieu de prier et d'aider les rescapés, certains en profitent pour faire des lavages de cerveaux. C'est cette mentalité qui fabrique le terrorisme. Historiquement, les juifs ont été les premiers à reconnaître l'unicité de Dieu. Pour moi, il n'y a rien de spécial qui sépare les trois religions monothéistes au niveau de la croyance. Elles se rejoignent toutes, avec des rites différents.
Quand on s'entretue pour voir si telle prière est meilleure qu'une autre, on tombe dans le paganisme. Les différences religieuses sont dans la forme mais pas dans le fond. Il y a le monothéisme et des usages tout aussi respectables les uns que les autres : les rites. Alors qu'on arrête de se faire la guerre pour des usages !
Simon Lévy est né à Fez en 1934. Ancien professeur à l'Université Mohammed V de Rabat, il est aujourd'hui secrétaire général de la Fondation du Patrimoine culturel judéo-marocain et directeur du Musée du judaïsme de Casablanca.
Sa carrière politique est riche en événements. En effet, le militant pour l'indépendance nationale du Maroc dès 1953 a poursuivi son activité pour la démocratie et le progrès social au sein du Parti du Progrès et du Socialisme dont il fut un dirigeant de 1958 à 1995. Simon Lévy compte aussi parmi les membres fondateurs de l'Union Nationale des étudiants du Maroc. Il a été l'un des dirigeants de la Fédération nationale de l'Enseignement (Union marocaine du travail) de 1958 à 1970.
Elu conseiller municipal de la ville de Casablanca de 1976 à 1983, il s'occupera du secteur social et culturel qui créa bibliothèques de quartier, centres de formation professionnelle, etc. Simon Lévy fut rédacteur en chef des hebdomadaires «La Nation» puis «Al Jamahir» (1958 -1959), et participa, longtemps, à la rédaction d'«Al Bayane».
Licencié ès lettres d'éspagnol et de portugais, il obtiendra aussi un DES et un Doctorat d'Etat pour une thèse sur : « Parlers arabes des juifs du Maroc : particularités et emprunts. Histoire, sociolinguistique et géographie dialectale ». Cette thèse est en cours d'édition. Simon Lévy est aussi auteur de plusieurs travaux portant sur l'histoire du judaïsme marocain. Il a participé à de nombreux colloques au Maroc et à l'étranger.
Le musée contient des objets, des livres, des vêtements, des outils, des meubles, des photos, etc. » S'agissant de la situation actuelle des Juifs marocains, l'ancien rédacteur en chef des hebdomadaires la Nation puis Al Jamahir (1958 -1959), souligne : « Nous sommes des citoyens marocains à part entière. Et nous vivons notre marocanité au quotidien.
Nous avons des élites au niveau économique et politique : André Azoulay est conseiller du Roi, Serge Berdugo était ministre, M. Serfaty a joué un rôle particulier dans la politique marocaine et moi-même durant plus de quarante ans, publiquement ou dans l'illégalité, j'ai occupé des fonctions politiques ou syndicales au niveau de direction. La liste est longue des juifs marocains militants ou acteurs en leur temps de la politique marocaine».
Entretien avec Simon Lévy, directeur du Musée du judaïsme marocain, militant communiste et mémoire historique de notre culture : le vrai Maroc, pluriel et tolérant, doit être reflété dans notre système d'enseignement
le vrai Maroc, pluriel et tolérant, doit être reflété dans notre système d'enseignement
Le Matin : Le Musée judéo marocain fut créé en 1997. Dans quelle mesure représente-il une bouée de sauvetage pour la communauté juive marocaine ?
Simon Lévy : Le Musée, propriété de la communauté juive de Casablanca, fait partie des activités de la Fondation du Patrimoine culturel judéo marocain. Celle-ci a été lancée en 1995. En effet, plusieurs événements ont encouragé la naissance de cette Fondation. Bien sûr, le nombre de la communauté juive a baissé, mais il faut préserver une certaine culture dont la charge historique reste indéniable. Nous continuons d'exister, car si un verre est à moitié vide, il est aussi à moitié plein. D'ailleurs, un Maroc sans juifs ne serait pas imaginable ! La Fondation a donc pour rôle de recenser, de restaurer et de mettre à la disposition du peuple marocain tout ce qui représente cette communauté aussi bien au niveau du bâti (synagogues, cimetières…) qu'au niveau de la musique, de l'écriture ou de l'art. Il ne faut pas oublier que nous avons tout un aspect de la culture marocaine enfermé dans des livres écrits en langue hébraïque ou en judéo-arabe c'est-à-dire en arabe transcrit en caractères hébraïques. On n'a donc pas le droit de laisser disparaître ce patrimoine ou d'amputer le patrimoine culturel national de ce qui représente une partie de la civilisation marocaine. Au contraire, il faut en profiter, le mettre à la disposition des jeunes écoliers comme des chercheurs et veiller à sa sauvegarde.
Notre but à travers toutes les activités de la Fondation est de faire connaître l'histoire du Maroc à nos jeunes, juifs ou musulmans qui, malheureusement ignorent cet aspect de leur pays. Car, qu'ils soient musulmans ou juifs, ils méconnaissent maints aspects culturels, sociaux et politiques du Maroc ne retenant que quelques dates qui leur ont été enseignées, à savoir les dates des grandes dynasties qui se sont succédées. Le musée contient des objets, des livres, des vêtements, des outils, des meubles, des photos, etc. Nous organisons des visites guidées pour les étudiants, les jeunes et les enfants afin de leur faire connaître ce qui n'est pas seulement un passé mais aussi l'une des facettes de notre civilisation marocaine. Et elle a son importance et sa signification.
Quelle est la particularité de cette communauté que vous cherchez à faire connaître ?
La communauté juive a joué un rôle important au Maroc. C'est une communauté toujours vivante qui prend des positions sur les événements marocains et sur l'actualité dans le monde. Le Maroc est l'un des rares pays arabes où les juifs vivent et participent à la vie du pays, dans tous les domaines, en citoyens actifs. Certes, il y a ceux qui ont choisi de partir, et j'expliquerai plus loin les raisons de ces départs, mais il y a ceux qui sont restés, qui n'ont pas baissé les bras et qui ne rasent pas les murs même après les attentats du 16 mai. Il est donc important de donner conscience à nos juifs de leur valeur en tant que Marocains. De leur vraie identité qui est tantôt oubliée, tantôt méprisée ou complètement déformée sous des influences diverses.
Par ailleurs, le Maroc est un pays aux multiples aspects. Notre Royaume était, durant de nombreux siècles, ouvert à toutes les cultures et les religions. Aujourd'hui, on veut l'enfermer et le restreindre à un seul aspect. Le Maroc n'est pas cette image figée qu'on veut donner de lui, le Maroc est pluriel, aux niveaux linguistique, culturel et religieux. C'est ce qu'il faut transmettre à nos enfants.
L'enseignement tel qu'il est inculqué aujourd'hui est donc unilatéral ?
L'enseignement actuel assassine notre héritage culturel. Le vrai Maroc n'existe pas, ou il est mal présenté dans notre enseignement. Les enfants sont exposés à tous les dangers et influences car ils connaissent mal leur pays. Pourtant, le Maroc est le seul pays berbèro-arabe (musulman à minorité juive) qui a une continuité étatique sur 15 siècles. Notre histoire ne se réduit pas seulement à une histoire religieuse ou dynastique mais elle est le fruit de croisements d'un certain nombre d'apports marocains et étrangers avec des poids spécifiques différents. Cette diversité a donné, au fur et à mesure, naissance à notre bénéfique bouillon de culture. Et c'est ce qui fait la richesse culturelle de notre pays. Or, notre enseignement actuel transmet une vision très limitée du Maroc qui l'appauvrit.
Dans quelle mesure ?
Présenter le Maroc uniquement comme un pays arabe et musulman est incomplet. Notre histoire et notre civilisation sont plus riches et plus variées. On a fini par reconnaître la dimension amazighe. C'est encourageant. Mais, jusqu'en juin 2004, les juifs ne sont pas mentionnés dans les manuels et pourtant, nous existons. Comment expliquer alors notre présence millénaire au Maroc à nos enfants ? Comment gérer leur crise identitaire ? Comment les protéger contre le danger extrémiste qui tend à privilégier, dans chaque communauté, le facteur religieux sur le fait national.
Justement, quelle est la situation actuelle des juifs marocains ?
Nous sommes des citoyens marocains à part entière. Et nous vivons notre marocanité au quotidien. Nous avons des élites aux niveaux économique et politique: André Azoulay est conseiller du Roi, Serge Berdugo était ministre, Monsieur Serfaty a joué un rôle particulier dans la politique marocaine et moi-même durant plus de quarante ans, publiquement ou dans l'illégalité, j'ai occupé des fonctions politiques ou syndicales au niveau de la direction. La liste est longue des juifs marocains militants ou acteurs en leur temps de la politique marocaine. En tout cas, les juifs marocains n'ont pas fait que traverser la vie mais ont participé au développement du Maroc. Notre communauté à de quoi être fière.
Quel rôle jouait la communauté juive dans le passé ?
Dans l'histoire marocaine, les juifs ont joué un rôle important. Je vais plutôt aborder leur implication dans la vie de tous les jours. Ils ont pratiqué et tenu des métiers que les musulmans n'exerçaient pas pour diverses raisons. Les communautés juives marocaines ont été un élément économique important. Des corporations ont été tenues par les juifs. Ils exerçaient des spécialités qui ont disparu avec le Maroc d'hier. A noter que le Maroc est l'un des rares pays où il y avait une paysannerie juive, quoique restreinte.
Comment expliquer cette séparation au niveau des métiers ?
La tribu est un ensemble de gens qui font tous la même chose et ne veulent pas déroger. Il lui fallait ainsi d'autres personnes pour accomplir des tâches auxquelles ses membres ne voulaient pas toucher. Aussi, avoir une communauté juive au sein d'une tribu était il un signe de richesse. En tribu en fait, les juifs faisaient le travail auquel d'autres se refusaient ou que la tradition leur interdisait; les juifs payaient la «jizia». Le caractère indispensable de la communauté était surtout ressenti dans le Sud.
Les chiffres sont révélateurs. Avant la 2ème guerre, dans les villes, le nombre de Juifs atteignait un minimum de 10 % de la population. A Casablanca, dès les premiers recensements, on comptait 20% de juifs, soit 80 000 dans les années 1950. Vers 1920, ils représentaient 50% de la population à Essaouira, etc.
Aujourd'hui, il n'y a que quelques milliers de juifs, comment expliquer cette chute de nombre ?
A partir des années 50, nous ne jouions plus les rôles spécifiques qui nous incombaient auparavant. La spécialisation des métiers qui distinguait juifs et musulmans, et qui variait d'une ville à une autre, est tombée. Les musulmans sont devenus bijoutiers ou autres alors que ces spécialités étaient jadis réservées à notre communauté. A cela s'ajoute la montée démographique. Les mellahs sont devenus surpeuplés. Résultat : baisse des occasions traditionnelles de travail et augmentation de la population. Ces deux éléments ont participé à l'appauvrissement des juifs. Israël est arrivé. Il a été une issue à ces maux pour les moins bien lotis, souvent miséreux. D'ailleurs, l'émigration a été générale. L'Europe aspirait tous ceux qui voulaient partir et quitter leur pays croyant y trouver l'Eden tant rêvé ! Les premiers qui ont répondu oui à l'appel d'Israël sont les pauvres et les désillusionnés ou des jeunes idéalistes.
Mais, il n'y a pas que les déshérités qui ont peuplé Israël !
Evidemment. En fait, si le départ attirait au début les démunis, cette tendance s'est développée. Elle fut encouragée par des tendances politiques aux vues étroites. En 1967, les armées arabes ont été battues. On a commencé à chercher « les responsables » de cet échec dans la communauté juive. Des gens très attachés et actifs dans la vie politique ont préféré partir pour échapper à des accusations imméritées et pour garantir l'avenir de leurs enfants.
L'islamisme montant représente-t-il un danger envers ceux qui restent ?
Le groupe des terroristes qui a attaqué le club de l'Alliance –fermé pour cause de shabbat-était composé de trois personnes. Ils se sont fait exploser l'un après l'autre alors qu'il n'y avait personne sur place. C'est une attitude qui révèle aussi bien le danger du terrorisme, que l'aveuglement d'un fanatisme étranger aux traditions de l'islam comme du judaïsme marocain.
Est- ce que vous ressentez qu'aujourd'hui, certains médias véhiculent une culture de haine ?
Vraiment, je préfère la culture du dialogue, c'est plus enrichissant. Vouloir exploiter le malheur des autres est vraiment honteux, indigne et inhumain ! Au lieu de prier et d'aider les rescapés, certains en profitent pour faire des lavages de cerveaux. C'est cette mentalité qui fabrique le terrorisme. Historiquement, les juifs ont été les premiers à reconnaître l'unicité de Dieu. Pour moi, il n'y a rien de spécial qui sépare les trois religions monothéistes au niveau de la croyance. Elles se rejoignent toutes, avec des rites différents.
Quand on s'entretue pour voir si telle prière est meilleure qu'une autre, on tombe dans le paganisme. Les différences religieuses sont dans la forme mais pas dans le fond. Il y a le monothéisme et des usages tout aussi respectables les uns que les autres : les rites. Alors qu'on arrête de se faire la guerre pour des usages !
Repère
Simon Lévy est né à Fez en 1934. Ancien professeur à l'Université Mohammed V de Rabat, il est aujourd'hui secrétaire général de la Fondation du Patrimoine culturel judéo-marocain et directeur du Musée du judaïsme de Casablanca.
Sa carrière politique est riche en événements. En effet, le militant pour l'indépendance nationale du Maroc dès 1953 a poursuivi son activité pour la démocratie et le progrès social au sein du Parti du Progrès et du Socialisme dont il fut un dirigeant de 1958 à 1995. Simon Lévy compte aussi parmi les membres fondateurs de l'Union Nationale des étudiants du Maroc. Il a été l'un des dirigeants de la Fédération nationale de l'Enseignement (Union marocaine du travail) de 1958 à 1970.
Elu conseiller municipal de la ville de Casablanca de 1976 à 1983, il s'occupera du secteur social et culturel qui créa bibliothèques de quartier, centres de formation professionnelle, etc. Simon Lévy fut rédacteur en chef des hebdomadaires «La Nation» puis «Al Jamahir» (1958 -1959), et participa, longtemps, à la rédaction d'«Al Bayane».
Licencié ès lettres d'éspagnol et de portugais, il obtiendra aussi un DES et un Doctorat d'Etat pour une thèse sur : « Parlers arabes des juifs du Maroc : particularités et emprunts. Histoire, sociolinguistique et géographie dialectale ». Cette thèse est en cours d'édition. Simon Lévy est aussi auteur de plusieurs travaux portant sur l'histoire du judaïsme marocain. Il a participé à de nombreux colloques au Maroc et à l'étranger.