En plus d’être peu productif, le secteur du livre au Maroc souffre également d’une organisation balbutiante. Il s’avère, après avoir pris les avis des uns et des autres, qu’une confusion chronique semble affecter les rôles entre éditeurs, distributeurs, libraires… Cette situation qui prévaut dans un secteur déjà fragile et qui ne représente que 1,28% de chiffre d’affaires du secteur industriel (étude du directeur du livre au ministère de la Culture) conduit à la désorganisation de ce marché et à la faveur de laquelle certains ne craignent pas de parler de «concurrence déloyale».
Confusion des rôles
Dans son étude intitulée «Le secteur du livre au Maroc, état des lieux et perspectives, réalisée en 2009, Hassan El Ouazzani, directeur du livre au ministère de la Culture, conclut : «(…) Ce retard historique, affectant l’ensemble des composantes de la chaîne de la production de livre, pèse toujours sur sa quête pour une modernisation, de plus en plus dictée par l’évolution des besoins et la dynamique du secteur». Du côté des professionnels, Nisrine Chraïbi, directrice commerciale de la Librairie des écoles, maison fondée en 1907 et qui intervient sur l’ensemble de la chaîne du livre, précise que : «La chaîne est globalement respectée, mais il arrive que des distributeurs se voient obligés, par manque de professionnalisme de certains libraires, d’assurer la disponibilité du livre par eux-mêmes». Dans l’enceinte de cette même structure, du centre de Casablanca, et qui s’apprête à donner un coup de jeunesse à son point de vente pour se mettre à l’heure du tramway, Bourhaleb Hamouda, administrateur directeur général, estime qu’un libraire ne doit pas attendre qu’un distributeur fasse le travail à sa place : «S’il est vrai qu’il y a confusion des rôles et que le secteur est faiblement organisé, c’est au libraire d’aller chercher le client là où il se trouve en faisant des animations culturelles et en exploitant les événements pour stimuler les ventes».
Ressources humaines, l’autre maillon faible
Mais est-ce suffisant pour vendre un livre qui est la fois un produit commercial et un vecteur de savoir ? Il est bien évident que pour assurer sa survie commerciale, un libraire ne saurait se contenter de la passion, qu’évoque avec passion M. Bourhaleb. Comme dans tous les métiers, la formation est primordiale. À cet effet, la filière des métiers du livre a été créée à l’Université Hassan II de Casablanca en 2007 et dont les débouchés concernent les : assistant-bibliothécaires les bibliothécaires, les assistants d’édition, les gestionnaires de produit dans le secteur de l’édition, les attachés de presse, les vendeurs en librairie, les chefs de rayon, les libraires… «Nous en avons recruté certains d’entre eux. Mais ils présentent davantage des profils de documentalistes que de libraires. Le secteur se caractérise aussi par le manque de ressources humaines qualifiées», atteste Nisrine Chraibi.
Désorganisation ou concurrence déloyale ?
Pour les libraires, qui disent faire un métier fragile en raison de la faiblesse des ventes, la rentrée scolaire constitue un ballon d’oxygène et une occasion de «se refaire une trésorerie» comme le reconnaît Emmanuel Giraudet, directeur général de la Librairie nationale, filiale du groupe français Hachette. Mais c’est justement cette dernière structure qui est mise au banc des accusés par les libraires et par l’Alliance des éditeurs indépendants qui estime qu’en 2008, «La Librairie nationale alimenterait directement, sans intermédiaire, environ 1 000 établissements d’enseignement secondaire et supérieur (...) Cette position (…) pourrait permettre à la Librairie nationale d’approcher une situation de monopole (…) fragilisant ainsi de fait la plupart des librairies indépendantes marocaines», conclut l’Alliance qui précise qu’elle a alerté le gouvernement marocain et l’Unesco. Ces assertions, en plus de faire sourire le directeur de la Librairie nationale qui se dit : «assez fier d’être taxé de quasi-monopole» est également une occasion pour lui de faire une mise au point.
Pour une charte de déontologie
«En 2001 nous avions eu une réunion avec les libraires durant laquelle nous avions pris position pour éviter de livrer directement les institutions en livres scolaires et d’établir une certaine forme de déontologie. À l’issue de cette réunion, durant laquelle l’ensemble des distributeurs avait affirmé respecter cette proposition, il paraissait assez peu envisageable de mettre sur pied une charte qui serait respectée par l’ensemble des intervenants. Ce que nous regrettons et je me dois de faire ce constat : il n’y a ni organisation ni consensus. D’autre part, je ne peux pas refuser de vendre», affirme Emmanuel Giraudet, selon qui les 1 000 structures dont parle l’Alliance et qui seraient approvisionnées par la Librairie nationale est quelque chose sans fondement. «Nous sommes disposés à donner notre accord pour une charte nationale pour ne pas court-circuiter les libraires. Mais cela semble difficile à organiser», conclut-il.
Quid des tiroirs-caisses ?
Au chapitre des questions «indiscrètes» posées à nos interlocuteurs, les bénéfices campent le rôle de vedette. À la Librairie nationale, on se contente de répondre «informations confidentielles» et à la Librairie des écoles on rétorque que cette entreprise occupe le 481e rang sur les 500 premières entreprises du Maroc selon le classement Kompass. Au sujet des tiroirs-caisses, l’étude réalisée par M. El Ouazzani donne les volumes suivants : «Neuf maisons, soit 45% des éditeurs touchés par l’enquête, déclarent avoir réalisé des chiffres d’affaires ne dépassant pas les 3 000 000 DH avec un minimum de 300 000 DH alors qu’un seul éditeur a atteint un chiffre d’affaires de 50 000 000 DH». À ce propos M. Bourhaleb estime à 400 millions DH, toutes productions confondues, la taille du marché du livre.
Promotion : un marché trop étroit ?
Mais puisque le secteur semble à ce point étroit, se pose alors la question de savoir pourquoi les éditeurs ne font pas la promotion des livres qu’ils éditent. La réponse donnée à la Librairie des écoles pose d’autres interrogations : «Le Maroc produit annuellement 2 000 titres. Les tirages varient entre 1 500 et dans les meilleurs des cas 3 000 exemplaires.
Les prix varient entre 15 et 60 DH. Avec quels moyens comment ferions-nous cette promotion ?». Une question rhétorique est une question qui n’attend pas de réponse. En voilà un bel exemple.
Faut-il libéraliser le prix du manuel scolaire ?
Dans son rapport 2010, le conseil de la concurrence estime que le livre scolaire peut faire partie des biens dont le prix est fixé par l’administration. Le prix du livre scolaire est couvert par le régime de la réglementation depuis 2002. «Le prix du livre scolaire est fixé dans un cadre plutôt flottant puisque la loi sur les prix et la concurrence devait libéraliser le prix du livre scolaire», estime l’Association marocaine des éditeurs par la voix de Hamouda Bourhaleb. En qualité d’entrepreneur, son confrère de la Librairie nationale souligne que la libéralisation des prix des manuels scolaires ne serait pas une mauvaise chose en soi, «mais il y a également l’aspect social à prendre en considération en particulier dans l’enseignement public. L’opération lancée par S.M. le Roi portant sur un million de cartables remarquable». Et c’est justement sur cette opération initiée par S.M. le Roi en 2008 que repose l’argument des éditeurs «grâce à cette opération de S.M. le Roi Mohammed VI, la couche la plus défavorisée de la société bénéficie des livres scolaires gratuitement». À ce sujet, M. Bourhaleb précise que «compte tenu du fait que maintenant que le contenu est libéralisé, avoir la liberté au niveau des prix est une chose qui nous semble évidente. Un livre de 96 pages en 4 couleurs, plastifié est vendu à 9,60 DH, prix en deçà de celui d’un cahier du même format. Ce prix très faible a des incidences sur la fragilisation du secteur». Enfin, concurrence ou pas, libéralisation ou centralisation, confusion des rôles ou pas, la généralisation de la lecture passe par la multiplication des médiathèques et des bibliothèques à travers l’ensemble du territoire national.
