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«Le marché de l’art a beaucoup affecté les motivations des artistes»

«Crossings» littéralement «Traversées» est la toute nouvelle création de l’artiste franco-marocaine Leila Alaoui. Il s’agit d’un poignant projet d’immersion vidéo multi-écrans où la photographe et vidéaste, passionnée par les thèmes de la migration et l’identité, relate l’expérience douloureuse des migrants subsahariens au cœur de leur voyage pour atteindre les rivages européens. «Crossings» s’invite, cette année, à la Biennale de Marrakech prévue du 26 février au 31 mars prochain. Son auteur nous livre ses impressions, ses coups de cœur…

«Le marché de l’art a beaucoup affecté les motivations des artistes»
Leila Alaoui.

Le Matin : «Crossings», pourquoi le choix d’un tel titre pour votre projet ?
Leila Alaoui : «Crossings» est une installation vidéo à trois écrans qui raconte les dures expériences de migrants subsahariens qui quittent leurs pays natals dans le but de trouver une vie meilleure et de subvenir aux besoins de leurs familles. Les migrants doivent surmonter des étapes très difficiles lorsqu’ils se retrouvent entre les mains des passeurs. Beaucoup sont dépouillés, abusés, violés… certains sont même tués. À chaque étape de leur parcours, ils doivent survivre dans des environnements hostiles où leurs droits fondamentaux ne sont pas respectés puisqu’ils sont «sans-papiers». J’ai choisi le titre «Crossings» qui signifie en français «Traversées» du fait que les migrants sont constamment amenés à traverser des obstacles. Qu’ils soient physiques (le désert, la mer), géographiques (frontières), psychologiques (abus, violence), économiques ou politiques (guerre, clandestinité).

Pourquoi avez-vous choisi pour ce thème l’immersion vidéo multi-écran comme forme d’expression artistique ?
Une partie de mon travail porte sur le thème des migrants et de la crise humanitaire liée à leurs sorts. Ce projet est né après de longs mois de recherche et d’engagement auprès des communautés de migrants au Maroc. Après avoir enregistré des heures de témoignages poignants, j'ai voulu apporter une sensibilité artistique à ce qui n’est souvent pas plus qu’une série de statistiques dans les médias. J’ai donc choisi la vidéo pour partager les histoires des migrants, en utilisant des fragments de réalité, et des images reconstruites. Filmé du point de vue imaginaire des migrants, «Crossings» est une expérience immersive qui tente de recréer les sensations de leur voyage.

Dans «Crossings», vous évoquez les dures traversées des migrants subsahariens pour atteindre l’Europe…
Les migrants n’ont pas tous pour but d’atteindre l’Europe. Généralement, ils quittent leur pays par désespoir, en espérant trouver un monde meilleur et en laissant derrière eux la misère ou des guerres civiles. Mais malheureusement, ils se retrouvent souvent dans un monde encore plus tragique, loin de leurs familles et dans l’incapacité de reprendre le chemin du retour. Beaucoup traversent le désert et se font voler tout l’argent qu’ils avaient économisé pour le voyage. Sachant que souvent ses économies étaient tout ce que leurs familles possédaient. La traversée n’est possible qu’avec l’aide des passeurs qui, souvent après avoir pris l’argent des migrants, les abandonnent en plein désert.
Ceux qui sont trouvés par miracle survivent… les autres disparaissent pour toujours. Pour continuer de payer le voyage, ils se retrouvent obligés de travailler pour des miettes, complètement exploités. Ils vivent dans des conditions très défavorables et se voient obligés de mendier, car il est difficile pour eux de travailler au Maroc. Beaucoup n’ont pas le choix et partent vivre dans les forêts du Nord près des enclaves de Ceuta et Melilla. Enfin, la traversée de la mer est aussi difficile que celle du désert.
Les passeurs ici profitent, eux aussi, de ses personnes vulnérables en leur confisquant de nouveau leurs économies et souvent sans les faire parvenir à leur destination. Beaucoup sont abandonnés en mer. Et s’ils arrivent à atteindre l’autre côté… ils sont toujours très loin de l’Eldorado.

Vous essayez de poser des questions, de pousser à la réflexion, voire d’en amorcer un débat sur les problèmes sociaux…
Pour moi, le rôle de l’artiste est de poser des questions et d’engager une réflexion sur les problèmes sociaux-politiques de nos sociétés. Dans des pays où nous sommes encore loin de l’application des lois et le respect des droits de l’Homme, les artistes ont encore une plus grande responsabilité. De plus, le marché de l’art a beaucoup affecté les motivations des artistes. De ce fait, ces derniers se retrouvent facilement amenés à s’autocensurer et à créer en fonction du marché. Il ne faut surtout pas oublier l’importance de l’engagement des artistes.

S’agit-il là d’un appel à la tolérance ?
Complètement. Quand j’ai commencé à côtoyer des migrants, j’ai été très choquée par leurs témoignages. Beaucoup de gens ne sont pas au courant de leurs conditions, car ils n’ont pas souvent l’opportunité de s’exprimer. Je voulais que leurs histoires soient entendues. 

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