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Des enjeux nationaux du développement aux défis régionaux de l’intégration

Par Rabii Leouifoudi,chercheur en économie territoriale et en géopolitique et président fondateur de l’Union des jeunes euro-maghrébins au Maroc

Des enjeux nationaux  du développement aux défis  régionaux de l’intégration

Il y a des réalités géopolitiques qui persistent et durent : «l’intégration économique au Maghreb est toujours au stade des balbutiements». Cela ne doit en aucun cas nous empêcher de persévérer et développer des réflexions innovantes à même d’ouvrir de nouvelles perspectives pour la coopération régionale maghrébine. Et comme la créativité naît souvent dans la contrainte, il nous est légitime d’affronter les maux du Maghreb sans autocensure. Le diagnostic de nos pays est connu de tous, et peut être synthétisé par : une croissance structurellement insuffisante, un alarmant chômage des jeunes et une pression démographique intense et inquiétante sur nos économies, et ce sans étaler les indicateurs macroéconomiques de chaque pays qui sont loin d’être réjouissants. Il apparaît clairement que les modèles économiques adoptés par nos gouvernements ont presque atteint leurs limites, et nécessitent par conséquent une refonte sinon des ajustements. Dans ce sens, l’économie verte doit rapidement s’afficher sur les radars des États maghrébins, et constituer ainsi une approche économique innovatrice qui, à la fois, anticipe les évolutions de la conjoncture internationale et respecte les équilibres environnementaux.

Nous tenterons, dans ce qui suit, de faire le point sur la place de l’économie verte dans les modèles de développement respectifs des trois principaux pays du Maghreb, à savoir le Maroc, l’Algérie et la Tunisie ; et approcher ainsi des perspectives de coopération, en vue d’une réelle intégration logiquement bénéfique pour l’emploi de nos jeunes et la prospérité de nos populations. Pour plusieurs pays à travers le globe, le passage rapide et dense vers une économie durable devient une décision imposée par la diminution des ressources naturelles, le changement climatique, la dégradation croissante de l’environnement et leurs effets croissants sur la sécurité alimentaire, l’emploi, les infrastructures et la santé. Même le premier producteur mondial de pétrole qu’est l’Arabie saoudite a lancé une stratégie de transition énergétique et économique tous azimuts, pour prévenir la pénurie de ses richesses fossiles.

Au Maghreb, nos pays connaissent des réalités complexes que l’on ne peut plus dissimuler : ressources naturelles rares, déficits structurels en termes de sécurité alimentaire et énergétique, situation de stress hydrique de plus en plus inquiétante et exposition régulière aux risques dévastateurs du changement climatique. Si l’on ajoute à cela l’insuffisance des politiques économiques et de prévoyance sociale pour répondre aux attentes des populations en termes de création et de répartition des richesses, d’emploi, d’habitat digne et de santé, le tableau tend à s’assombrir. Même si nos pays sont parvenus à réduire relativement la pauvreté absolue, le chômage des jeunes s’installe durablement et les disparités sociales et territoriales s’accentuent : plus de 60% de la population pauvre vivent en zones rurales ou montagnardes (enclavement, sécheresse, déficits sociaux…). Une grande partie des populations maghrébines demeure ainsi vulnérable. Et la jeunesse est inactive à des pourcentages alarmants. Cela dépasse les 20% dans certains cas pour les jeunes diplômés et surtout la jeune femme qualifiée.

Les enjeux pour le développement de nos pays sont colossaux. Il nous faut trouver l’efficacité économique nécessaire pour harmoniser les attentes populaires, les exigences environnementales et les priorités macroéconomiques. Nos gouvernants semblent prendre conscience de l’exigence de s’engager dans une nouvelle voie. Une approche, plus inclusive et protectrice de nos ressources naturelles limitées, semble prendre forme dans les dispositifs conçus récemment par les États. Certes, l’engagement est graduel, mais cela est indispensable pour comprendre les impacts institutionnels et humains de cette évolution, selon le contexte de chaque pays et ses priorités de développement. L’économie verte constituera vraisemblablement l’incarnation de cette transition. Les raisons justifiant l’émergence de ce nouveau mode de développement sont multiples. L’économie d’énergie semble se distinguer comme principal défi pour un tel choix. Mais la portée sociale devra être le moteur stimulant pour une stratégie économique verte. Le potentiel d’emplois de certaines filières et l’attractivité des jeunes et des femmes pour ces métiers d’avenir sont aussi des arguments forts pour aller de l’avant dans ce sens. La santé, la réduction de la pauvreté et des inégalités sociales et une attention accrue accordée aux populations rurales dont l’existence est fortement liée aux ressources naturelles sont aussi des défis que les États doivent inclure dans leurs tableaux de gouvernance d’un tel tournant économique.

À cet effet, les travaux et études récemment produits (voir les études menées par le PNUD, la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, la GIZ, l’Agence française de développement, l’AFD, etc., en partenariat avec les gouvernements respectifs des trois pays) ont démontré concrètement que la transition écologique de l’économie peut représenter une stratégie favorable à la croissance et donc à l’emploi. Les filières vertes de l’économie, basées sur des investissements diversifiés et futuristes, sont capables d’améliorer la productivité, l’utilisation efficiente des ressources naturelles et la compétitivité des entreprises, et fructifier ainsi la richesse collective. Leur spectre est large et peut contenir : les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, les industries vertes, l’écotourisme, la gestion des déchets solides, de l’eau et de l’assainissement, les transports durables, l’agriculture et la pêche durables, et même les industries chimiques et pétrochimiques peuvent y être incluses, si toutefois les autorités publiques les incitent à faire preuve de civisme écologique, en donnant de l’importance à la recherche/développement. D’autres secteurs seront logiquement amenés à s’y ajouter.

Par ailleurs, les clés de la réussite d’une telle stratégie sont entre les mains de plusieurs acteurs. Le premier d’entre eux reste l’État à qui incombe la responsabilité de préparer le cadre légal et les réformes institutionnelles incitatives à l’investissement et l’innovation. Le secteur industriel (privé et public) doit s’engager pleinement dans ce changement des modes de production. Enfin, l’attitude et le civisme du consommateur seront primordiaux pour la consolidation d’une économie verte à la hauteur des enjeux identifiés.

Le Maroc
Il est de notoriété internationale que le Maroc est un pionnier en matière de lutte contre le changement climatique et de transition énergétique. La Charte nationale de l’environnement et du développement durable a été élaborée dès 2010 et formalisée dans une loi-cadre en 2014. Le pays se positionne ainsi dans le top 10 des pays ayant réalisé les meilleurs progrès, en prenant la neuvième place sur 61 pays, selon l’indicateur de performance changement climatique 2015 (voir l’Indice arabe de l’énergie future, AFEX/RCREEE). Fort de son engagement, le pays abritera la COP 22 sur le climat fin 2016.

Le Maroc a ainsi logiquement positionné l’économie verte tel un enjeu majeur de la Stratégie nationale de développement durable (SNDD 2015-2020). Il en a fait un projet de société et un vrai modèle innovateur pour le développement économique et social. La Constitution de 2011 a consacré le développement durable en tant que droit du citoyen. Le Maroc a mené également des études d’opportunités en identifient trois grands secteurs à fort potentiel d’emplois verts : la gestion des déchets solides, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables.

Pour les énergies renouvelables, le Maroc a opté stratégiquement pour un partenariat public-privé pour atteindre une capacité en énergie renouvelable de 4.000 MW d’ici 2020. Le pays a développé un schéma institutionnel dédié à cet objectif composé de : un Fonds de développement énergétique, des zones spécialement dédiées au secteur et des programmes de formation et de recherche-développement, l’Agence pour le développement des énergies renouvelable et de l’efficacité énergétique «Aderee», Moroccan Agency for Solar Energy «Masen», l’Institut de recherche en énergie solaire et énergie nouvelle «Iresen» et la Société d’investissement énergétique «SIE». Ils sont amenés à coordonner davantage leurs efforts afin d’accompagner les PME du secteur. Le potentiel d’emplois que peuvent générer les filières des énergies renouvelables au Maroc est estimé à plus de 23.000 emplois d'ici 2020.

En ce qui concerne l’efficacité énergétique, le Maroc fait également preuve d’ambitions en lançant le Programme national d’efficacité énergétique dès 2011 visant la réduction de la consommation d’énergie primaire de 15% en 2030, la Stratégie d’efficacité énergétique (2014-2030) avec moins de 320 millions de tonnes d’émissions de CO2, et un Fonds pour l’efficacité énergétique qui est en voie de création. Des secteurs clés de l’économie marocaine : bâtiment, industrie, transport, agriculture et éclairage public sont étroitement liés à cette dynamique en visant la création de 520.000 emplois. Ceci est accompagné par une panoplie de mesures incitatives pour la promotion de l’utilisation des technologies optimisant la consommation énergétique (audit industriel, chauffe-eaux solaires…).

La valorisation des déchets solides est une priorité pour le Maroc : 20% des déchets d’ici 2020 et 150.000 emplois. L’insertion des acteurs informels, l’amélioration des mécanismes institutionnels et l’implication du secteur privé sont les axes principaux de la stratégie marocaine ainsi que l’implication des grandes collectivités territoriales. Une écotaxe pour le développement de la filière de recyclage du plastique au Maroc a été instituée par la loi de Finances 2013 et est entrée en vigueur en 2015.

L’Algérie
Pour l’Algérie, les efforts consentis en matière d’économie verte sont certes encourageants, mais insuffisants du fait de la nature même de l’économie nationale algérienne, basée exclusivement sur l’exportation du gaz et du pétrole. 50% du PIB provient essentiellement de l’industrie pétrolière et gazière. Les autres secteurs industriels algériens sont grandement énergivores, tels que le bâtiment (42% de la consommation finale) et l’industrie du ciment avec 60% de la consommation énergétique industrielle totale. À ce titre, l’intensité énergétique en Algérie est deux fois plus que dans les pays de l’OCDE. Par ailleurs, la pollution engendrée par une forte urbanisation et une concentration des activités économiques sur le littoral ne cesse de croître. Les dommages environnementaux coûtent au pays plus de 2% du PIB. Par conséquent, et à travers le plan quinquennal de croissance 2015-2019, l’Algérie érige l’économie verte en axe porteur de développement et de progrès technologique. Des stratégies sectorielles d’adaptation aux changements climatiques sont en cours dans ce sens. Le pays mise également sur l’éducation et la formation dans les métiers verts pour stimuler l’emploi. Des filières spécialisées doivent progressivement être mises en place dans les universités (énergies renouvelables, efficacité énergétique, gestion de l’eau, climat).

L’Algérie a ainsi pris conscience de l’importance économique de l’efficacité énergétique, et ce par la mise en œuvre d’un nouveau Programme national d’efficacité énergétique (PNEE 2015-2030) qui vise 9% de réduction de la consommation et devrait favoriser l’émergence d’un marché durable de l’efficacité énergétique. Il prévoit également l’isolation thermique de 100.000 logements par an, la diffusion de 10 millions de lampes à basse consommation et la conversion de 1,3 million de véhicules au GPL à l’horizon 2030. Sa mise en œuvre sera soutenue par le Fonds national pour la maîtrise de l’énergie (FNME), l’élaboration d’un cadre juridique adéquat et l’adoption de mesures incitatives en faveur des investisseurs.
En ce qui concerne les énergies renouvelables, l’Algérie vient de réviser son Programme national de développement des énergies renouvelables (PNDER 2015-2030) dont l’objectif est d’atteindre 37% en renouvelables, soit 25 GW. La production solaire nécessitera ainsi un investissement d’environ 60 milliards de dollars. Le pays mise également sur le développement du photovoltaïque et de l’éolien, l’introduction des filières de la biomasse, la cogénération, la géothermie et le solaire thermique. Pour soutenir cette stratégie, l’État a mis en place le Fonds national des énergies renouvelables et cogénération (FNERC), alimenté par un prélèvement de 1% de la redevance pétrolière. D’autres mécanismes d’encouragement sont prévus, notamment la réduction des droits de douane et de la taxe sur la valeur sur les équipements dans le domaine des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique.

Le secteur de la gestion des déchets solides requiert également une attention particulière de la part des autorités algériennes. Le pays s’est fixé un objectif ambitieux pour le recyclage de 40% des déchets (en 2016) contre 6% il y a quelques années. À cet effet, l’État a mis en place des subventions, a enclenché une réforme du cadre règlementaire, et a entrepris un renforcement des actions de sensibilisation publique et de partenariat avec le privé. La réalisation d’une usine de traitement thermique des déchets, d’une unité de transformation du plastique et d’une usine de compostage a été engagée dès 2015. Le recyclage des déchets pourrait engendrer une valeur ajoutée de 3,5 milliards de dinars algériens (environ 30 millions d’euros) par an selon le gouvernement.

La Tunisie
Pour la Tunisie, une nouvelle Stratégie nationale de développement durable 2014-2020 a été mise en place dans l’esprit de la nouvelle Constitution tunisienne dans laquelle l’économie verte prend une place prépondérante, notamment à travers l’instauration de la Stratégie nationale pour l’économie verte 2016-2036. Elle comprend une loi sur l’économie verte et un plan de promotion d’une consommation et d'une production durables, une gestion efficiente des ressources naturelles, un développement équilibré du territoire, le renforcement des capacités d’adaptation au changement climatique, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, et l’amélioration de la qualité de vie, de l’équité sociale et du savoir.
En terme d’emploi, la Tunisie s’est fixé comme objectif à court terme d’intégrer les emplois verts dans la nouvelle stratégie nationale de l’emploi 2014-2017. Les secteurs ayant le plus contribué à la création d’emplois verts sont la gestion de l’eau, la gestion des déchets, l’agriculture, les services, les énergies renouvelables et la construction (voir OIT, Rapport d’évaluation nationale des emplois verts).

En matière d’efficacité énergétique, La Tunisie est le premier pays selon le classement 2015 de l’Indice arabe de l’avenir énergétique (AFEX). Cette performance est le fruit d’une mise en œuvre précoce d’une politique d’efficacité énergétique entre 1990 et 2010 et la baisse de l’intensité énergétique de 26%. Le pays a tôt mis à contribution les secteurs de l’industrie et du transport où des audits énergétiques ont été effectués, et a mis en place des contrats-programmes pour l’optimisation énergétique, avec un arsenal réglementaire de taille : le Programme national d’efficacité énergétique, PNEE, la loi sur la maîtrise de l’énergie et le Fonds de transition énergétique (FTE). Par ailleurs, la promotion du chauffe-eau solaire dans les secteurs résidentiels, la diffusion des lampes à basse consommation, la cogénération et la certification des réfrigérateurs sont des actions concrètes dans la mise en œuvre de la stratégie tunisienne. La nouvelle stratégie de maîtrise de l’énergie élaborée en 2014 et son plan d’action 2014-2020 sont actuellement les cadres de consolidation de tous ces efforts consentis par le pays.

Par ailleurs, la Tunisie a lancé des plans ambitieux relatifs aux énergies renouvelables : le Plan solaire tunisien 2014-2030 a pour objectif de porter la part des énergies renouvelables à 30% soit 3.815 MW en 2030, contre une puissance installée fin 2014 d’environ 275 MW. D’autres dispositions sont en cours de mise en œuvre : le Fonds de transition énergétique, le nouveau Code des investissements, la loi sur les partenariats public-privé et une nouvelle loi (2015) sur la production d’électricité des énergies renouvelables. La Tunisie reste pionnière techniquement et commercialement dans la technologie du chauffe-eau solaire, dont la superficie atteint actuellement plus de 650.000 m², grâce à une autonomie industrielle et technologique nationale.

La gestion des déchets solides reste un secteur fragile en Tunisie. En 2011, la situation du secteur s’est dégradée avec une multiplication des décharges sauvages. Seulement 5% des déchets collectés sont recyclés et 0,5% sont compostés. Le modèle actuel basé sur la décharge contrôlée et la méthode d’enfouissement technique n’est plus viable. Les efforts doivent s’orienter vers la mise en place d’une politique de réduction des déchets et une meilleure valorisation (tri et recyclage). Le pays avait adopté une stratégie nationale de gestion des déchets (2007-2016), encourageant ainsi des filières de recyclage et de valorisation. Les efforts entrepris restent limités en résultats à cause de la réticence du secteur privé à investir et des faiblesses institutionnelles, règlementaires et financières. Par conséquent, la réforme du processus de gestion des déchets nécessitera une nouvelle approche de partenariat et de financement. Le secteur informel devra être intégré dans tout le processus et une révision du cadre règlementaire et de la fiscalité locale devrait avoir lieu.

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