Leurs peuples et tribus innombrables, l'imbrication de leurs filiations, l'immensité et la variété de leurs territoires: tout cela lui donnait le tournis. Aussi se mit-il dans les moments de détente et de délassement à dessiner sur des fiches les lignages de tel ou tel clan, et sur d'autres la liste des noms propres, des lieux, des pays, des Etats et des tribus.
Mais ces opérations, entre autres, ne lui ôtaient pas le sentiment accru qu'il s'empêtrait dans un monde dont l'étrangeté entachait les mots et les choses, les personnages et les enjeux; un monde dont on ne pouvait ordonner la matière et saisir les signes qu'en s'y consacrant pleinement, et pour une période de longue haleine. Tout cela exigeait des atouts qu'Abdel n'avait plus à son actif : la jeunesse, la passion, l'entrain. Aussi les pages qu'il put rédiger sur les Mongols souffraient-elles d'un manque de rigueur et de profondeur.
Répondant à une convocation de Barqûq par une nuit de la fin du mois de safar 799, Abdel constata que le sultan allait mal : le regard éteint sous d'épais sourcils, la barbe négligée et hirsute, les stigmates d'une vieillesse précoce sur son allure et sa peau, exprimaient tous, à coup sûr, la hantise des Mongols qui s'était incrustée dans son esprit au point qu'elle gâchait son sommeil, perturbait ses fonctions et livrait ses nuits à l'angoisse et à l'insomnie.
Avec une mine pareille, ce ne sont pas les plantes médicinales qui pouvaient guérir le sultan, mais les exhortations d'hommes sagaces et avisés.
Aussi se mit-il à les convoquer nuitamment et à leur demander jusqu'à l'aube avis et conseils.
Quand ce fut donc le tour d'Abdel, il trouva dans la grande salle d'audience une assemblée composée du cadi malékite Ibn Tanisî, du lieutenant Soudoune, en sa qualité d'organisateur des séances, et du l'intendant Yachbek comme rapporteur.
Barqûq (d'une voix tiède, l'air hagard) : ''J'ai convoqué les deux éminents savants malékites de mon royaume bienheureux afin de les consulter sur ce que nous entreprenons de faire contre le tyran mongol ''Timur le boiteux'', que Dieu maudisse ses funestes desseins et anéantisse son espèce''.
Un silence entrecoupé de toussotements s'imposa. Soudoune entreprit de répéter les paroles du sultan, croyant qu'elles n'étaient pas parvenues aux oreilles des deux juristes.
Il y ajouta quelques considérations sur la manière d'exprimer des conseils judicieux et utiles. Abdel trouva bon d'intervenir en premier, en prenant soin d'éviter autant que possible le regard arrogant et provocateur du lieutenant. Abdel : ''Notre auguste sultan a bien fait de consulter des gens avisés et des oulémas qui sont les héritiers des Prophètes…''
Ibn Tanisî (s'essuyant le front) : "Le Prophète, que la paix soit sur Lui, a dit : “Un alem dont le savoir est bénéfique vaut plus que mille prieurs…”
( À suivre)
Ismaïl Harakat
Mais ces opérations, entre autres, ne lui ôtaient pas le sentiment accru qu'il s'empêtrait dans un monde dont l'étrangeté entachait les mots et les choses, les personnages et les enjeux; un monde dont on ne pouvait ordonner la matière et saisir les signes qu'en s'y consacrant pleinement, et pour une période de longue haleine. Tout cela exigeait des atouts qu'Abdel n'avait plus à son actif : la jeunesse, la passion, l'entrain. Aussi les pages qu'il put rédiger sur les Mongols souffraient-elles d'un manque de rigueur et de profondeur.
Répondant à une convocation de Barqûq par une nuit de la fin du mois de safar 799, Abdel constata que le sultan allait mal : le regard éteint sous d'épais sourcils, la barbe négligée et hirsute, les stigmates d'une vieillesse précoce sur son allure et sa peau, exprimaient tous, à coup sûr, la hantise des Mongols qui s'était incrustée dans son esprit au point qu'elle gâchait son sommeil, perturbait ses fonctions et livrait ses nuits à l'angoisse et à l'insomnie.
Avec une mine pareille, ce ne sont pas les plantes médicinales qui pouvaient guérir le sultan, mais les exhortations d'hommes sagaces et avisés.
Aussi se mit-il à les convoquer nuitamment et à leur demander jusqu'à l'aube avis et conseils.
Quand ce fut donc le tour d'Abdel, il trouva dans la grande salle d'audience une assemblée composée du cadi malékite Ibn Tanisî, du lieutenant Soudoune, en sa qualité d'organisateur des séances, et du l'intendant Yachbek comme rapporteur.
Barqûq (d'une voix tiède, l'air hagard) : ''J'ai convoqué les deux éminents savants malékites de mon royaume bienheureux afin de les consulter sur ce que nous entreprenons de faire contre le tyran mongol ''Timur le boiteux'', que Dieu maudisse ses funestes desseins et anéantisse son espèce''.
Un silence entrecoupé de toussotements s'imposa. Soudoune entreprit de répéter les paroles du sultan, croyant qu'elles n'étaient pas parvenues aux oreilles des deux juristes.
Il y ajouta quelques considérations sur la manière d'exprimer des conseils judicieux et utiles. Abdel trouva bon d'intervenir en premier, en prenant soin d'éviter autant que possible le regard arrogant et provocateur du lieutenant. Abdel : ''Notre auguste sultan a bien fait de consulter des gens avisés et des oulémas qui sont les héritiers des Prophètes…''
Ibn Tanisî (s'essuyant le front) : "Le Prophète, que la paix soit sur Lui, a dit : “Un alem dont le savoir est bénéfique vaut plus que mille prieurs…”
( À suivre)
Un écrivain prolixe
Philosophe, homme de lettres et auteur prolixe, Bensalem Himmich figure parmi les plus grands spécialistes d'Ibn Khaldoune, auquel il a consacré plus d'un ouvrage explorant les multiples facettes de l'érudit, historien, diplomate, homme politique et philosophe natif de Tunis. Titulaire d'un doctorat d'Etat de l'Université Sorbonne Nouvelle en 1983 et lauréat des Prix Neguib Mahfoud – 2002 – et Sharjah-UNESCO – 2003 – pour l'ensemble de son œuvre, l'auteur, déjà signataire d'«Al Allama», « le Calife de l'épouvante » – Serpent à plume, - ou encore, « Au pays de nos crises », - Afrique-Orient-, dresse un portrait dithyrambique d'un personnage qui le mérite amplement. Un homme du Moyen-Age aussi bien sollicité par les despotes éclairés de l'époque que par les gouvernants les plus sanguinaires. C'est que les avis de cet érudit hors pair faisaient autorité au Machrek et au Maghreb et inspirèrent divers courants de pensée. Si le legs d'Abouzeid Abdurrahman Ibn Mohammed Ibn Khaldoune était placé sous le signe d'une sagesse incommensurable et d'un sens de l'équité proverbial, celui de Tamerlan a été marqué par le glaive et le sang pour assouvir une ambition démesurée et une soif de puissance inextinguible. Ibn Khaldoune sera, par ailleurs, porté sous peu à l'écran à travers une production d'une dimension panarabe suite à un scénario d'excellente facture rédigé par Bensalem Himmich qui prête régulièrement sa plume au 7e art. Une contribution en guise d'hommage à un personnage qui aura marqué l'histoire de son empreinte.Ismaïl Harakat