30 Janvier 2023 À 14:26
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r>Denis Chemillier-Gendreau : Il y a mille contraintes à l’extension de la protection sociale ! C’est d’ailleurs parce que ces mille contraintes font peur que quasiment aucun pays en Afrique ne s’est lancé dans cette aventure. Le Maroc joue, une fois de plus, son rôle d’éclaireur. Si l’on prend les principales contraintes techniques, on voit qu’elles sont bien anticipées par les autorités. La première contrainte est le cadrage actuariel, qui doit assurer que le système de promesses et de financement est durablement solvable ; et l’on sait que le gouvernement a pris beaucoup de précautions en ce sens, avec moult études actuarielles, y compris récemment sur la généralisation de l’AMO aux non-salariés. Une seconde contrainte est celle du financement sur la durée de cette généralisation : certes, d’un côté, le gouvernement donne plus de prestations à plus de Marocains, mais d’un autre côté, le financement est mis en place, avec notamment des mesures pour renforcer le recouvrement et de nouvelles contributions (celles des travailleurs non salariés). Au passage, le débat sur l’élargissement du financement de la protection sociale trouve des solutions expérimentales avec les taxes instaurées pour alimenter le financement. Une troisième contrainte concerne le ciblage : c’est sans doute l’élément central de tout ce que le gouvernement est en train de mettre en place, avec le Registre Social Unique, créé en intégrant toutes les technologies les plus avancées (biométrie notamment). Enfin, une quatrième contrainte concerne le déploiement lui-même : compte tenu de l’ampleur titanesque de ce projet, il faut une coordination proportionnée, d’où l’importance des mesures concernant la gouvernance.
Le projet d’extension porté par le Maroc est extrêmement généreux et ambitieux socialement, mais le Royaume a longuement préparé sa mise en œuvre afin qu’elle ne se heurte pas à la contrainte financière. Les équipes de FINACTU ont, d’ailleurs, eu l’honneur de participer à plusieurs étapes de cette longue préparation. Tout tient en 3 mots : «calibrer », «cibler», «financer».r>«Calibrer» en amont, par des études actuarielles qui permettent de projeter sur des décennies les flux de prestations et de cotisations, pour assurer la solvabilité à long terme.r>«Cibler» pour que chaque assuré social accède aux prestations auxquelles il a droit, pour limiter la fraude à la sécurité sociale qui coûte des milliards d’euros en Europe, et pour conditionner l’accès à certaines prestations au paiement des cotisations.r>«Financer» en organisant un système de contribution combinant l’effort contributif des assurés eux-mêmes, et un engagement financier massif de l’État au nom de la solidarité, pour financer la protection sociale des populations les plus modestes. De ce point de vue, l’État confirme un effort exceptionnel et sur la durée.
Le projet consacre le rôle pivot de la CNSS, mais celle-ci va se trouver confrontée à un défi d’exécution majeur. Elle va changer de taille, mais on ne subit pas un changement de cette amplitude sans que cela ne pose des problèmes de gestion considérables ! Je n’ai aucun doute que la CNSS saura s’y adapter, mais elle doit se rappeler que les échecs existent : qu’on se souvienne, en France, du désastre industriel du Régime social des indépendants (RSI), né lui aussi d’une ambition sociale forte mais insuffisamment préparée et dont la mise en œuvre a été insuffisamment surveillée. Le RSI n’est pas mort d’un problème de solvabilité, mais il s’est fracassé sur un problème informatique. Dans le cas de la CNSS, nous avons une institution qui a longtemps été une bureaucratie peu mobile, mais cela fait déjà plus de 10 ans que la modernisation est à l’œuvre. La clé du succès passera par l’informatisation et la digitalisation. Car si, pendant des décennies, tous les gouvernements du continent ont refusé d’étendre la protection sociale aux populations informelles ou modestes, c’est tout simplement parce qu’ils ne savaient pas le faire techniquement. Mais les progrès de la digitalisation et de l’informatique ont rendu cela possible, en favorisant l’inclusion financière, en réduisant massivement les coûts de traitement des prestations, en permettant de collecter les cotisations à moindre coût, etc. Ces opportunités technologiques induisent une véritable révolution stratégique de la protection sociale d’aujourd’hui : la technologie lui permet d’aller vers les populations modestes et informelles qu’on ne savait pas atteindre il y a encore 10 ans.
La retraite est le talon d’Achille du système de protection sociale du Maroc. Souvenons-nous que les régimes sont confrontés à des déficits déjà présents ou inéluctables à court terme, qui compromettent leur solvabilité. Souvenons-nous aussi qu’il ne sera pas possible d’augmenter le coût de ce système de retraite : le Maroc y consacre déjà 2 fois plus que la Turquie, la Tunisie, le Rwanda ou l’Afrique du Sud. Et il est impératif de préserver la compétitivité d’une économie marocaine très engagée dans la compétition mondiale. Dans cet environnement difficile, quel impact aura le projet de généralisation ? À court terme, l’impact est plutôt positif en termes de trésorerie, puisque l’arrivée de nouveaux cotisants signifie d’abord un afflux de cotisations. Mais à moyen et long termes, si rien n’est fait, les problèmes de la CNSS la rattraperont : on sait depuis des années que le régime de retraite du secteur privé est structurellement mal paramétré, qu’il est à la fois largement sous-tarifé, incitatif à de mauvais comportements de sous-déclaration, très inéquitable vis-à-vis des carrières courtes (femmes ou travailleurs à la lisière de l’informel), etc. La prudence consisterait à réformer ce régime avant d’étendre la protection sociale à de nouvelles populations. N’est-il pas prudent de renforcer les fondations, c’est-à-dire la solvabilité des régimes existants, avant d’engager la construction des étages, c’est-à-dire l’extension à de nouvelles populations ?