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Comment les chalutiers asiatiques et européens pillent l'océan Atlantique

Chaque année, des centaines de chalutiers étrangers – chinois, européens, coréens, russes – ratissent les côtes atlantiques africaines. Le butin est colossal : 2 milliards d'euros de manque à gagner pour six pays selon l'Institut Royal des études stratégiques (IRES). Derrière ces chiffres, une réalité brutale : 84% des poissons exportés depuis l'Afrique de l'Ouest le sont par des porte-conteneurs étrangers. Les populations locales, qui tirent 20% de leurs protéines de la mer, voient la ressource s'épuiser. Le rapport de l'IRES dévoile les mécanismes de ce pillage organisé et les solutions pour y mettre fin. Au cœur de l'Initiative atlantique : la question de la souveraineté sur les ressources marines.

09 Octobre 2025 À 17:51

Pour chaque kilo de crevettes pêché au large de la Mauritanie, entre 8 et 10 kilos de poissons sont rejetés morts en mer. Seulement 11% survivent à cette sélection brutale. À l'échelle mondiale, les rejets atteignent 40 millions de tonnes par an selon la FAO. Ces chiffres, compilés dans le rapport de l'IRES sur l'Initiative Royale pour l'Afrique Atlantique, illustrent l'ampleur d'un gâchis organisé. Dans les eaux parmi «les plus poissonneuses au monde», les côtes ouest-africaines sont devenues le terrain de chasse de flottes industrielles qui vampirisent une ressource vitale pour les populations locales.

L'armada étrangère qui asphyxie l'Afrique

Les statistiques donnent le vertige. «La flotte hauturière chinoise compterait 16.966 bateaux selon l'Overseas Development Institute britannique, contre 13 au milieu des années 1980», révèle le rapport de l’IRES. Cette armada «équivaut au triple de la flotte cumulée des quatre pays qui se classent juste derrière elle, à savoir Taïwan, le Japon, la Corée du Sud et l'Espagne». Le long du littoral atlantique africain, «600 bateaux chinois» opèrent en permanence selon les données compilées par l'IRES. «De plus en plus imposants», ces navires «mettent carrément en danger la survie des espèces», avertissent les experts. Leur témérité confine à l'arrogance : «accompagnés d'agents de sécurité armés, ils disputent âprement cet espace avec leurs concurrents européens, coréens, japonais, russes ou turcs».

La Chine n'est pas seule. L'Union européenne, «premier importateur de poisson de la planète» selon le document, a délocalisé sa surcapacité chronique vers le sud. «88% des réserves halieutiques communautaires sont surexploitées, contre 25% au niveau mondial», reconnaissait l'ancienne commissaire européenne à la Pêche, Maria Damanaki, citée dans l'étude.

Un système de prédation organisée

Le rapport dévoile les mécanismes d'un pillage systématisé. Premier maillon : les accords de pêche déséquilibrés. L'exemple mauritanien cristallise les dérives. «En juillet 2012, moyennant une compensation financière de 113 millions d'euros, le plus important contrat de pêche du monde à cette date», l'UE a obtenu l'accès aux eaux territoriales pour «un nombre non limité de navires européens». Les conséquences sont dramatiques. «La moitié de la population mauritanienne vit au-dessous du seuil de pauvreté, et, en dix ans, la consommation annuelle des produits de la mer est passée de 11 à 9,5 kg par habitant», constate le rapport de l'IRES.

Deuxième maillon : le transbordement illégal. «Au large, les stocks sont transférés dans des bateaux frigorifiques, de véritables porte-conteneurs, où le poisson est transformé, congelé», détaille l'étude. Deux hubs clandestins ont été identifiés par les experts : «l'un se situe autour de la Guinée et couvre également le Sénégal, le Cap-Vert et la Gambie ; l'autre au large des côtes du Ghana, et recouvre le Togo, le Bénin et le Nigeria». Cette pratique permet de «mélanger les pêches légales et illégales», rendant le contrôle «plus complexe, pour les autorités portuaires ou les autorités nationales, le suivi des pêches», expliquent les rédacteurs.

Des chiffres qui sonnent comme un réquisitoire

«84% des 893.187 tonnes de poissons exportées en 2013 depuis l'Afrique de l'Ouest l'ont été par porte-conteneurs» contrôlés par des armateurs étrangers, révèle le document. Pour les six pays étudiés – Mauritanie, Sénégal, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau et Sierra Leone –, «la pêche illégale représente un manque à gagner, estimé à 2 milliards d'euros par an». Le calcul alternatif fait froid dans le dos. «Si ces pays pêchaient et exportaient eux-mêmes, ils généreraient 3,3 milliards de dollars de chiffre d'affaires, soit huit fois plus de revenus que la cession de droits à des opérateurs étrangers», souligne l'IRES en citant la FAO. En termes d'emploi, le coût est tout aussi lourd. «Si le développement de la pêche africaine se faisait, cela pourrait favoriser la création de 300.000 emplois supplémentaires» en Afrique de l'Ouest selon les projections.

Les populations locales, premières victimes

«Plus de 20% des protéines animales consommées par les populations subsahariennes sont d'origine marine», rappelle le document. Le secteur fait vivre «plus de 3 millions de personnes en Afrique de l'Ouest» et contribue «à hauteur de 3% du PIB régional». Mais «les milliers de pirogues assurant la survie économique et la cohésion sociale des communautés villageoises» ne font pas le poids. Les experts décrivent un quotidien de plus en plus périlleux : «ces navires étrangers mènent la vie dure aux milliers de pirogues» en violant systématiquement les zones réservées à la pêche artisanale.

Le détournement vers l'aquaculture aggrave la situation. Un rapport Greenpeace de juin 2021, cité dans l'étude, révèle que «500.000 tonnes de petits poissons (sardinelles et bongas) sont transformées annuellement en farine et huile» pour nourrir les élevages industriels. «Ce volume aurait pu nourrir 33 millions de personnes».

Le cas marocain : vers une rupture avec Bruxelles ?

Le Maroc a commencé à tirer les leçons de ces dérives. En juillet 2023, le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a annoncé un changement de cap. «Tout en réaffirmant sa volonté de permanence du dialogue et la coopération avec les partenaires européens, le Royaume a clarifié sa position quant à l'avenir de tout Accord de pêche», note le rapport.

Trois paramètres guident désormais la stratégie marocaine. «Le premier est d'ordre doctrinal», privilégiant «des partenariats plus avancés avec une valeur ajoutée plus claire». Le deuxième s'inscrit dans «la stratégie nationale de la pêche, Halieutis, avec une vision qui prenne en considération les attentes des opérateurs». Le troisième intègre «les données scientifiques, qui vont dans le sens de la préservation de la ressource naturelle tout en assurant sa durabilité». La «redéfinition du concept global relatif à l'effort de pêche» porte sur «des campagnes scientifiques, la coopération technique, la lutte contre la pêche illégale, l'intégration économique des opérateurs, les dispositifs de sécurité en mer, l'amélioration des conditions de travail et de protection des marins».

La soumission sénégalaise et ses conséquences

Le Sénégal illustre la difficulté de s'émanciper de l'emprise européenne. Après avoir «suspendu toute exportation vers la France» et refusé de reconduire les accords de pêche en 2006, Dakar s'est retrouvé confronté à «la nationalisation des navires de pêche». Le système pervers est décrit dans l'étude : «les navires battent pavillon sénégalais, mais les propriétaires et les pilotes sont des Européens». Résultat : «les pêcheurs locaux ont délaissé la pêche vivrière pour cibler les espèces destinées au commerce international, provoquant une crise d'approvisionnement sur le marché local». Les stocks des «quatre espèces-phares (sole, daurade, mérou blanc et capitaine) ont chuté de 75%» sur les marchés locaux, selon les données présentées par l'IRES.

La Chine, prédateur sans limites

«Enhardis par leur nombre et par les agents de sécurité armés qui les accompagnent, les navires chinois se montrent souvent agressifs envers leurs concurrents ou tout ce qui entrave leurs activités prédatrices», dénonce le rapport. Les motivations de Pékin sont claires. «Sous l'effet de la surpêche et de l'industrialisation, les 2.600 navires de sa flotte de grande pêche sont contraints de se déployer de plus en plus loin pour remplir leurs filets». La Chine doit nourrir «1,4 milliard de ses habitants» et compense l'épuisement de ses propres eaux par une expansion mondiale.

Les navires chinois opèrent selon un modèle économique précis : «ils revendent un tiers environ de leur production sur les marchés africains, où ils concurrencent donc directement les pêcheurs locaux. Ils exportent par ailleurs un tiers de leurs poissons en Europe et rapatrient le reste en Chine continentale».

Des pratiques destructrices documentées

Le rapport détaille les méthodes qui détruisent l'écosystème marin. «Les entreprises industrielles pratiquent souvent la mono capture et rejettent une part plus grande de leurs prises, parfois dans une proportion de 4 kilos de poissons rejetés pour 1 kilo de conservé». Les chalutiers de fond, «particulièrement destructeurs», raclent les fonds marins. «Falsification du tonnage, détournement des autorisations, pêche dans des eaux interdites, mailles de filet non réglementaires, massacres des prises accessoires non commercialisables, tueries de requins pour leurs ailerons» : la liste des infractions dressée par l'IRES est accablante.

L'aquaculture, fausse solution miracle

Présentée comme alternative à la surpêche, l'aquaculture aggrave parfois le problème. «Introduite, en principe, pour pallier l'épuisement des ressources causé par la surpêche des petits poissons sauvages, l'élevage s'adresse essentiellement à l'exportation et prive les populations locales de poisson», analyse le document en citant le rapport Greenpeace «Nourrir le monstre» de juin 2021. «Ce qui perturbe gravement leur équilibre nutritionnel», ajoutent les experts. En Afrique, «loin d'assurer une préservation des ressources naturelles, l'aquaculture contribue parfois à son épuisement».

Les énergies renouvelables, autre richesse sous-exploitée

Au-delà des ressources halieutiques, l'océan Atlantique recèle un potentiel énergétique considérable. «Avec 3.000 heures d'ensoleillement par an (quatre fois plus que dans le nord de l'Europe), le continent dispose de 40% de l'énergie solaire disponible au monde. Mais seulement 1% est à ce jour utilisé», révèle le rapport. Les chiffres sont stupéfiants. «L'Afrique exploite environ 16 GW d'énergie solaire, dont 3,7 installés en 2023. Seulement 4,6% des 473 GW de capacités d'énergies renouvelables installés en 2023 se situent en Afrique». Pour l'hydroélectricité, le constat est similaire : «11% seulement des capacités des 340 GW africaines sont exploitées.» Quant à l'éolien, «0,2% des 33.000 GW potentiels estimés» sont utilisés.

L 'étude de l’IRES pointe la responsabilité des investisseurs : «la frilosité des investisseurs qui font face à un coût du capital de plus en plus élevé» explique cette sous-exploitation, selon le Conseil mondial de l'énergie éolienne, cité dans le document. «Loin d'être oubliée ou ignorée, une autre alternative est offerte en Afrique : c'est la géothermie», souligne le rapport. «21 pays africains disposent de cette ressource en 2021» selon l'association géothermale internationale. Le Kenya en tire déjà «près de la moitié de l'électricité» et «pourrait devenir, dès 2030, le premier d'Afrique à atteindre les 100% d'électricité issue du renouvelable». Mais les capacités continentales, «multipliées par cinq en dix ans, atteignant près de 1.000 MW», restent «largement inexploitées».

Les solutions préconisées par l'IRES

Face à ce constat accablant, les experts sont catégoriques : «L'activité de la pêche, quelle que soit sa forme, doit devenir une activité exclusivement réservée aux nationaux. L'enjeu de durabilité mais aussi celui de la souveraineté exigent que l'exploitation halieutique soit contrôlée, maîtrisée». Plusieurs pistes concrètes sont proposées. «Harmonisation des réglementations» d'abord : «les États africains atlantiques doivent arrêter communément d'accorder des licences de pêche aux flottes étrangères». «Transformation locale» ensuite : «pêcher soi-même, préparer le poisson ainsi pêché et le conditionner de manière à l'exporter» maximiserait la valeur ajoutée locale. Le rapport insiste : «installer une filière de production additionnelle va dégager nécessairement de la valeur ajoutée et par là-même des revenus supplémentaires».

La Conférence ministérielle sur la coopération halieutique entre les États africains riverains de l'océan Atlantique (COMHAFAT) est identifiée comme l'institution qui «pourrait porter ce chantier de l'Initiative Atlantique africaine, pour ce qui concerne l'harmonisation des réglementations et la mutualisation des moyens de surveillance des pêches». La surveillance mutuelle est essentielle. Le rapport préconise le «développement de systèmes de partage de renseignements», l'«utilisation de technologies avancées de surveillance maritime, telles que les systèmes de surveillance par satellite et les drones», ainsi que «les missions conjointes de surveillance».

Une flotte africaine, condition de l'autonomie

«Constitution d'une capacité navale africaine autonome pourrait générer 3,3 milliards de dollars de chiffre d'affaires et favoriser la création de 300.000 emplois supplémentaires en Afrique de l'Ouest», affirment les auteurs en s'appuyant sur les données de la FAO. Cette flotte devrait être «organisée en constellation de ports connectés à un ou plusieurs pôles maritimes d'importance pour assurer la jonction avec les autres continents.» Le port de Dakhla, «connecté aux réseaux terrestres adéquats, répond, en bonne partie, aux enjeux économiques de l'initiative».

Au-delà de la surpêche, les côtes atlantiques africaines font face à une menace existentielle : le réchauffement climatique. «Le gigantesque corridor s'étalant sur un millier de kilomètres, allant d'Abidjan à Lagos en passant par Cotonou», qui «rassemblera d'ici une décennie, plus de 50 millions d'habitants», est particulièrement vulnérable. «Prise en tenailles entre montée des eaux des océans et affaissement du sol (subsidence)», cette zone côtière «subit les effets néfastes du changement climatique.» Les terres menacées «se situent à des altitudes inférieures à 2 mètres» là où «se trouve la concentration maximale des populations».

Le rapport est alarmiste : «Dans le scénario catastrophe d'un réchauffement de +4°C, l'Afrique de l'Ouest serait rendue invivable.» Selon les données de la Banque mondiale citées, «le coût des catastrophes naturelles a doublé dans les pays les plus pauvres durant la dernière décennie. Les pertes économiques africaines attribuables au climat représentent en moyenne 1,3% du PIB par an, soit quatre fois plus que dans les autres économies émergentes».

Un combat pour la souveraineté

Le rapport conclut sur une note volontariste mais réaliste. «La situation halieutique est préoccupante pour les pays africains. Elle mérite que la position des États africains relative aux flottes de pêche étrangère soit harmonisée pour arrêter le dépouillement des ressources marines et éviter en même temps les externalités nuisibles supportées par les populations locales.» Les experts appellent à «réfléchir à un processus commun de gestion durable des ressources halieutiques». L'idéal serait de «cesser communément d'accorder des licences de pêche à ces flottes pour ne pas verser dans la surexploitation». La formule est sans appel : «Dans le cadre de l'autonomisation de l'Afrique, il vaut mieux pêcher soi-même, préparer le poisson ainsi pêché et le conditionner de manière à l'exporter en lui gardant le maximum de ses qualités alimentaires».

Pour que l'Initiative atlantique tienne ses promesses, elle devra résoudre cette équation fondamentale : comment transformer un océan pillé depuis des décennies en espace de prospérité partagée ? La souveraineté maritime, conclut le document de l'IRES, n'est pas qu'une question de droit international. C'est d'abord une question de moyens : flottes nationales, surveillance satellitaire, coordination régionale et surtout volonté politique de dire non aux prédateurs étrangers. Sans cette reconquête de l'océan, l'ambition atlantique du Maroc restera lettre morte.
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