L'Institut Royal des études stratégiques (IRES), dans un rapport de 167 pages élaboré sous la direction de Mohammed Tawfik Mouline, directeur général de l’IRES, coordonné par Mohammed Chater et publié en septembre 2024, analyse cette initiative sous tous ses angles sous le titre : «L’Initiative Royale pour l'Afrique Atlantique : enjeux, facteurs-clés de succès et feuille de route pour le Maroc». Selon les auteurs, «l'Initiative Royale pour l'Afrique Atlantique s'inscrit idéalement dans la mouvance des mutations géostratégiques du monde contemporain». Le document identifie une fenêtre d'opportunité historique : le basculement du monde vers des partenariats de proximité et la fragmentation de la mondialisation.
Une verticalité qui bouscule les logiques régionales
Cette lecture inédite de la géographie africaine concerne 23 pays riverains de l'Atlantique qui «regroupent 46% de la population africaine et réalisent à peu près 55% du PIB du continent», précisent les rédacteurs. Plus audacieux encore, l'initiative inclut une «composante désenclavement» visant à «faciliter l'accès des pays non côtiers l'océan atlantique», notamment ceux du Sahel.
S.M. le Roi Mohammed VI l'a formulé clairement : «Si, par sa façade méditerranéenne, le Maroc est solidement arrimé à l'Europe, son versant atlantique lui ouvre, quant à lui, un accès complet sur l'Afrique et une fenêtre sur l'espace américain».
Des chiffres qui révèlent un potentiel gâché
Une initiative qui s'inscrit dans une dynamique mondiale
En septembre 2023, 32 pays côtiers de l'Atlantique ont d'ailleurs adopté le Partenariat pour la Coopération Atlantique en marge de l'Assemblée générale des Nations unies. Cette nouvelle instance multilatérale «rassemble des pays côtiers de l'océan Atlantique, en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes». Mais l'initiative marocaine «dépasse les autres formes de régionalisme» selon l'IRES, car elle «met l'accent sur un modèle holistique de coopération» englobant sécurité, économie, environnement, culture et connectivité.
Des projets concrets pour crédibiliser l'ambition
Les enjeux de souveraineté et d'autonomisation
La question de l'exploitation des ressources est centrale. L'étude révèle que «84% des 893.187 tonnes de poissons exportées en 2013 depuis l'Afrique de l'Ouest l'ont été par porte-conteneurs» contrôlés par des armateurs étrangers. Le manque à gagner annuel pour six pays (Mauritanie, Sénégal, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Sierra Leone) atteint «2 milliards d'euros». Face à ce pillage, le rapport préconise que «l'activité de la pêche, quelle que soit sa forme doit devenir une activité exclusivement réservée aux nationaux».
Des défis géopolitiques et sécuritaires considérables
Trois scénarios pour l'avenir
Pour maximiser les chances de succès, le rapport préconise la mise en place d'une «gouvernance équilibrée, concertée et consensuelle». L'appropriation collective est cruciale : «Si chaque partie prenante ne se sent pas pleinement impliquée dans la gouvernance du dispositif mis sur pied, le soutien de l'Initiative pourrait s'effriter avec le temps». Concrètement, l'IRES suggère l'institutionnalisation du Processus des États Africains de l'Atlantique (PEAA), lancé par le Maroc en 2009, avec des réunions au sommet tous les deux ans, un secrétariat permanent à Rabat, et des groupes thématiques sur la sécurité, l'économie bleue et l'environnement.
Un repositionnement stratégique du Maroc
Un pari sur l'avenir du continent
Dans un monde en pleine recomposition géopolitique, où les blocs régionaux s'affirment face à la mondialisation défaillante, l'océan Atlantique africain pourrait bien redevenir ce qu'il était avant l'ouverture du canal de Suez en 1869 : une route maritime majeure, cette fois au service du développement africain plutôt que de l'exploitation coloniale.
Du Cap Spartel à Dakhla : le Maroc face au défi de transformer ses côtes en moteur stratégique
Le port de Dakhla, pièce maîtresse du dispositif
«À mi-chemin entre Casablanca et Dakar, le port de Dakhla Atlantique fait partie des investissements programmés», indique le rapport de l'IRES dirigé par Mohammed Tawfik Mouline, directeur général de l’IRES, et coordonné par Mohammed Chater. Sa réception, prévue en 2028, doit en faire «un outil logistique puissant de connectivité pour le projet atlantique». Les ambitions sont claires selon les experts : transformer cette infrastructure «en hub économique régional» capable de rivaliser avec le succès de Tanger Med sur la Méditerranée. Le port nord-marocain, qui se classe aujourd'hui «au quatrième rang mondial parmi les ports à conteneurs», sert de modèle.
Mais Mohammed Boussif, capitaine de vaisseau/colonel/ER de la Marine Royale, expert des questions maritimes et sécuritaires et co-auteur du rapport, met en garde : «Le dynamisme des échanges et la fonction du port de Dakhla en tant que pôle régional dépendent de la mobilisation du potentiel portuaire ouest-africain». Autrement dit, Dakhla ne peut réussir seul. Sa viabilité économique repose sur l'existence d'un «réseau fourni de ports commerciaux qui garnissent le versant atlantique du continent».
Un réseau portuaire à coordonner
L'étude dresse l'inventaire des atouts existants. «Les quatre premiers ports africains sur l'Atlantique sont, par ordre décroissant de trafic, Lagos, Abidjan, Dakar et Douala, représentant près de 30% de l'ensemble du trafic de l'Afrique de l'Ouest et du Centre». La prise de conscience progresse : «Les projets relatifs aux infrastructures foisonnent», note le document. Le Sénégal, le Nigeria, le Ghana, la Côte d'Ivoire et le Togo multiplient les annonces. Mais la coordination fait défaut. Les rédacteurs du rapport préconisent une organisation en «constellation de ports connectés à un ou plusieurs pôles maritimes d'importance pour assurer la jonction avec les autres continents». Cette coordination structurelle constituerait «une base d'intégration sur laquelle doivent se fonder les stratégies de développement».
Le ferroviaire, nerf de la guerre logistique
«La route précède le développement», répète le rapport en citant Félix Houphouët-Boigny. Et en Afrique, le rail est roi pour les marchandises lourdes. Le constat est sévère : «Le réseau ferroviaire africain est vieillissant, dépassant souvent les 50 ans, alors que la durée de vie maximale se situe autour de 25-30 ans». De 100.000 kilomètres au début du 20e siècle, le réseau s'est rétréci à 75.000 km en 2021. Pire, «il est peu interconnecté, certains segments ayant été construits avec des écartements différents», héritage du découpage colonial.
Face à ce déclin, la Chine s'est engouffrée dans la brèche. Via son initiative Belt and Road, Pékin a construit «plus de 6.000 km de chemins de fer» en Afrique entre 2006 et 2020. Le projet LAPSSET vise à relier le Kenya à Douala, au Cameroun. Les Occidentaux ripostent : au G7 de juin 2024, le corridor de Lobito Atlantic (Angola-RDC-Zambie) a mobilisé «300 milliards d'euros» via le programme Global Gateway.
Le Maroc entre dans la compétition avec son plan rail 2040, «évalué à un coût total de 35 milliards d'euros». L'ambition : «doubler son réseau pour atteindre 132 millions de voyageurs annuels». L'IRES y voit «une aubaine pour attirer les investisseurs étrangers et contribuer au développement du rail africain». Plus stratégique encore, «l'engagement de produire 80 trains au Maroc est une étape initiale dans la stratégie ferroviaire» qui pourrait déboucher sur une véritable industrie d'exportation vers le continent.
La flotte commerciale, outil de souveraineté
«L'existence d'une flotte commerciale nationale est nécessaire pour des motifs de souveraineté, de compétitivité et de leadership», martèle le rapport. Les crises récentes – Covid-19, guerre russo-ukrainienne, tensions en mer Rouge – «démontrent à souhait le besoin d'une flotte commerciale qui puisse assurer les échanges du pays dans les meilleures conditions». Le constat est sans appel : le Maroc ne dispose plus d'une marine marchande digne de ce nom. Le document insiste : «La phase de mise en œuvre doit être initiée rapidement, car elle participe à la crédibilisation du projet atlantique». Les discussions portent sur les modalités : acquisition directe de navires ou partenariats avec des armateurs internationaux ? L'IRES tranche : «L'investissement d'acquisition de la flotte ne peut être public, mais les pouvoirs publics ont intérêt à l'accompagner par une législation fiscale incitante et des garanties aux investisseurs intéressés».
L'industrie navale, chaînon manquant
Un angle mort subsiste dans l'architecture maritime marocaine : l'absence totale d'industrie de construction et de maintenance navale. Le rapport y voit pourtant une «opportunité à saisir assez rapidement». Trois portes d'entrée sont identifiées. D'abord, le démantèlement naval, promis à une «explosion» avec la décarbonation du transport maritime qui «risque d'envoyer des flottes entières» à la casse. Ensuite, l'entretien et la réparation, indispensables pour toute flotte conséquente. Enfin, la construction, d'abord civile (yachting, transport passagers), puis potentiellement militaire. «Rentrer par l'activité de démantèlement et répondre aux besoins d'entretien et de réparation devraient logiquement aboutir à la naissance de chantiers navals», pronostiquent les experts. L'objectif : «se placer idéalement comme composante d'offre sur le marché de la décarbonation maritime».
Le gazoduc Nigeria-Maroc, catalyseur d'intégration
Parmi les projets structurants, le gazoduc Nigeria-Maroc occupe une place centrale. Qualifié de «plus long gazoduc du monde passant par des espaces maritimes», il incarne «le plus grand projet de coopération dans le continent africain». Sa «première section est prévue pour être mise en marche en avril 2029». Au-delà du transport énergétique, l'infrastructure crée des interdépendances positives. «Le projet atlantique et celui du gazoduc Maroc-Nigeria sont d'une complémentarité remarquable. Tous deux sont des initiatives Royales à forte teneur synergique», souligne le document.
L'IRES pousse la logique plus loin : le gaz pourrait alimenter une industrie d'engrais phosphatés compétitive. «Le gaz est un élément important pour transformer la roche phosphorique en des engrais phosphatés», rappellent les rédacteurs. Cette filière serait «un vecteur important pour la matérialisation et la réussite des programmes de développement agricole dans la région de l'Afrique atlantique, une condition sine qua non pour la concrétisation de leur sécurité alimentaire».
Le tourisme balnéaire, un potentiel gâché
Paradoxalement, le Maroc peine à valoriser ses 3.500 kilomètres de côtes sur le plan touristique. Le rapport est sévère : «La situation qui a prévalu jusqu'à présent est déplorable. Le littoral n'a été ni protégé, ni bénéficiaire d'une vision logique et cohérente». L'été 2023 a révélé les dysfonctionnements. Face à la canicule, «un déferlement extraordinaire de citoyens fuyant la canicule vers les côtes du nord» s'est heurté à une «spéculation» sur les locations et «une pénurie de biens de première nécessité organisée par le circuit de distribution».
Résultat : «Une part ascendante non négligeable des vacanciers nationaux se détourne totalement de l'offre marocaine au profit des offres étrangères» espagnoles, portugaises ou turques. «La perte financière causée par le décalage de l'infrastructure touristique et des services qui l'accompagnent est non négligeable». Le document plaide pour une «loi sur le littoral complète, exhaustive et reflétant une vision de progrès, d'inclusion et de durabilité» dont «la mise en œuvre doit être rapide, rigoureuse et correctrice des violations passées».
Dakhla, laboratoire d'un nouveau modèle
Les provinces du Sud concentrent tous les regards. Dakhla doit devenir «un hub économique stratégique», mais le rapport insiste : cela nécessite bien plus qu'un port. Les préconisations sont précises : création de «zones économiques spéciales défiscalisées suivant le modèle organisationnel qui a fait le succès de Dubaï ou encore de Singapour» pour «attirer, en nombre et en qualité, les sociétés de services et d'assistance au monde des affaires». Un «code des investissements hôteliers incitatif» doit être promulgué «pour doter la région d'équipement touristique de qualité et éviter les erreurs commises dans le nord du pays». L'équilibre est délicat : «Les spéculateurs et les chercheurs de gains faciles» guettent.
L'ambition affichée : transformer Dakhla en «hub africain» comparable à ce que Tanger Med représente pour la Méditerranée. Mais les experts préviennent : «Dakhla, sa région et les provinces du Sud en général ne pourront s'affirmer comme pôles économiques émergents sur le littoral atlantique africain que si le Maroc arrive à construire sa connectivité maritime avec l'Afrique subsaharienne».
Les corridors du désenclavement sahélien
Pour les pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad), l'accès à Dakhla représente une bouée de sauvetage. «L'enclavement ampute le PIB de ces pays d'une valeur de moins 20%», rappelle l'étude en citant les Nations unies. Le rapport propose des «Quick Wins» : «construction de ports secs aux frontières et dans les capitales économiques de ces pays, acquisition de camions de transport, réalisation de schémas directeurs logistiques incluant le ferroviaire».
Deux tracés sont envisagés. Le direct, «longeant la frontière algérienne à travers une zone tampon où sont enregistrés de nombreux incidents», présente des «risques liés aussi bien à la phase de réalisation qu'à celle de l'exploitation». L'indirect, «passant par la Mauritanie et/ou le Sénégal», est jugé «l'option la plus plausible». Mais la Mauritanie, «ventre mou du Maroc», pourrait «être tentée de vouloir monnayer à prix fort son ralliement». Le rapport suggère un «partenariat tripartite entre le Maroc, la Mauritanie et les pays du Sahel» pour «exploiter concomitamment les facilités portuaires, logistiques et routières».
La crédibilité à l'épreuve du terrain
«La condition fondamentale de la concrétisation de l'Initiative Atlantique concerne la crédibilité accordée à l'initiative», rappellent les auteurs. Les engagements Royaux – investissements dans les provinces du Sud, flotte commerciale, port de Dakhla – doivent se matérialiser rapidement. Le défi est immense. Entre vision stratégique et réalité infrastructurelle, entre ambitions continentales et contraintes budgétaires, le Maroc dispose d'une fenêtre étroite jusqu'en 2028, date de réception du port de Dakhla, pour démontrer sa capacité à passer «de l'idée à l'action». Comme le conclut sobrement le rapport : «Faire de Dakhla un hub de l'Afrique atlantique et du Sahel requiert de réussir plusieurs chantiers» qui dépassent largement la simple construction portuaire.
