Les
élites arabes sont devenues des acteurs incontournables dans les sociétés d’accueil occidentales, que ce soit en Europe, en Amérique du Nord ou du Sud, dans un contexte de
migrations internationales des plus mouvementé. Si leur apport au développement est indéniable, leur intégration soulève encore de nombreuses questions qui dépassent les seuls aspects économiques et sociaux, pour embrasser des
enjeux politiques, sécuritaires et identitaires. Cette problématique, qui se trouve au cœur des débats sur la scène internationale, s’est invitée aux travaux du deuxième colloque organisé dans le cadre du
45e Moussem culturel international d’Assilah, qui se tient du 14 au 31 octobre 2024.
Pour les organisateurs de cette
rencontre intellectuelle de haut niveau, la question revêt une acuité particulière à l’heure où les discours populistes et nationalistes gagnent du terrain, mettant à rude épreuve l’avenir, l’image et le rôle de ces communautés dans les démocraties occidentales. Face à ces défis, de
multiples interrogations émergent. Comment dépasser les stéréotypes tenaces et favoriser une cohésion sociale renforcée ? Une nouvelle approche de
l’immigration, plaçant les élites arabes au cœur d’une dynamique de
dialogue interculturel et de participation politique active, pourrait apporter des éléments de réponse. C’est tout l’enjeu de ce colloque qui avait pour ambition de tracer des perspectives d’avenir pour ces communautés et, plus largement, pour «nos sociétés plurielles».
Des défis persistants malgré une présence marquante
Pour
Khattar Abou Diab, directeur du
Centre géopolitique-perspectives à Paris, les élites de la diaspora arabe en diaspora font face à de nombreux défis, malgré leur présence de plus en plus marquante dans les
sociétés d’accueil. «Elles ont imposé leur présence grâce à leurs contributions dans plusieurs disciplines», a-t-il affirmé, tout en mettant en avant la double identité de ces élites et leur impact sur les
sociétés arabes. Cependant, il a également pointé du doigt un manque de dialogue au sein même de ces communautés, dû en partie au transfert des différends entre les pays arabes vers les
pays d’immigration. «Elles ont leur appartenance idéologique», a-t-il expliqué, soulignant la difficulté de parler d’une culture arabe homogène.
Le paradoxe des musulmans français : aimer la France et la quitter
Le phénomène de «l’émigration silencieuse» des Français d’origine arabe et musulmane, que l’écrivain
Ahmed El Madini qualifie de «contradiction criante et d’ironie choquante», suscite l’intérêt des universitaires, des sociologues, des médias et des institutions liées à l’immigration. Comment la France, a-t-il déclaré lors de son intervention, terre de rêve pour des millions d’Africains et d’Orientaux, peut-elle devenir un pays que des centaines, voire des milliers de personnes d’origine arabe et musulmane préfèrent quitter, optant pour ce qu’il appelle «
l’immigration inversée» ?
Cette «immigration inversée» s’explique par une combinaison de
facteurs religieux, raciaux, psychologiques et sociologiques. Les personnes concernées, majoritairement issues du Maghreb et âgées en moyenne de 35 ans, appartiennent souvent à l’élite, avec un niveau d’éducation et de qualification élevé, a-t-il indiqué en citant une enquête récente sur le sujet. Pourtant, elles se sentent constamment exposées à diverses
formes de discrimination dans leur travail, par rapport aux Français d’origine, et ce malgré leurs efforts et leurs réussites. Cette
discrimination se manifeste aussi lors de la
recherche d’emploi ou de logement, où les noms à consonance arabe suscitent souvent des réponses négatives. Cela conduit à un sentiment d’isolement et d’exclusion, remettant en question leur identité française et leur adhésion aux valeurs de la République.
Les femmes sont particulièrement touchées, explique Madini, notamment celles qui portent le voile, se sentant entravées dans la pratique de leur religion et subissant des pressions à la fois personnelles, sociales, voire officielles. La montée de
l’islamophobie et de
l’extrémisme de droite, alimentée par des événements tragiques et des discours politiques hostiles, renforce ce sentiment de malaise et pousse ces Français d’origine arabe et musulmane à chercher refuge ailleurs, principalement en Europe occidentale, au Canada et dans les pays du Golfe.
Cette «
émigration silencieuse» s’amplifie avec la montée inquiétante de la droite populiste, non seulement en France, mais dans toute l’Europe occidentale, suscitant les craintes des personnes d’origine arabe et musulmane et les incitant à s’installer sous des latitudes plus clémentes. Un phénomène qui remet sur le tapis la place de l’islam et des musulmans dans la société française, et plus largement sur le modèle d’intégration républicain.
Rôle des intellectuels : entre rayonnement et hégémonie culturelle
Katia Ghosn, professeure de littérature arabe moderne à
l’Université Paris 8, a quant à elle mis l’accent sur le rôle spécifique des
élites intellectuelles en diaspora. «Elles mènent des activités en dehors du pays d’origine sans se détacher de ces derniers», a-t-elle expliqué, notant que ces élites ont permis de faire connaître les pays arabes bien plus que les générations précédentes, grâce à leur intégration réussie et leur spécialisation.
Cependant, Mme Ghosn a également souligné les défis auxquels font face ces intellectuels, notamment
l’hégémonie culturelle du pays d’accueil. «La culture prédominante essaye de mettre sa main haute», a-t-elle déploré, tout en reconnaissant que la base démocratique de ces sociétés a permis l’expression de la
diversité culturelle. Malheureusement, elle constate une réduction de ces espaces d’expression, notamment suite à des événements comme les nombreux
débats médiatiques sur le choc des civilisations.
Discrimination et marginalisation : des obstacles à surmonter
Mohamed El Hedi Dayri, ancien ministre libyen des Affaires étrangères, a pour sa part mis en lumière les
défis de discrimination et de marginalisation auxquels font face les
élites arabes, notamment le lien que l’on fait souvent de manière quasi machinale entre les Arabes et le terrorisme. Quelque «3.000 Arabes font l’objet de discrimination en Amérique par exemple», a-t-il révélé, pointant également du doigt la montée de l’extrême droite en Europe. Il a aussi abordé le
défi de l’intégration, notant l’existence de deux groupes : l’un appelant à la préservation de l’authenticité, l’autre à une modernité qui dilue l’attachement aux origines. Pour lui, la question est de savoir comment généraliser les cas réussis d’intégration et gérer la double identité.
Vers un lobby arabe aux États-Unis?
Muhammad Salmawy, président du conseil d’administration de la
Fondation de presse «Al-Masry Al Youm», a quant à lui soulevé une question audacieuse : «Est-ce que les Arabes en Amérique peuvent se transformer en lobby ?» faisant noter que la voix des diasporas est de plus en plus entendue, il a plaidé pour la création d’un conseil commun, à l’instar du conseil juif, pour harmoniser les positions, notamment lors des
élections.
M. Salmawy voit dans ce rassemblement des élites un levier important pour donner plus de poids à la cause arabe. Une vision partagée par
Georges Semaan, journaliste et écrivain basé à Londres, qui a souligné le rôle croissant des
ressortissants arabes en Amérique latine, passant d’une présence en marge de la vie publique à un exercice actif de leurs droits civiques.
L’intérêt au cœur de la migration
Pour
Mohamed Benaïssa, secrétaire général de la
Fondation du Forum d’Assilah, l’intérêt demeure l’élément central dans la migration. «L’Europe a besoin de 7 millions de mains d’œuvre chaque année», a-t-il rappelé, soulignant l’importance de ces flux pour les économies d’accueil.
Cependant, comme l’a noté
Haitham Al-Zubaidi, rédacteur en chef du
journal «Al-Arab» à Londres, dans son intervention intitulée «Les élites arabes en diaspora : Une mission inachevée», l’impact de ces élites sur les pays d’accueil reste limité et non encore institutionnalisé, souffrant des conflits d’intérêts des sponsors de tout projet de présence culturelle, politique et médiatique.
M. Al-Zubaidi a illustré cette difficulté par l’exemple des réponses apportées à la
montée du terrorisme, où les responsables occidentaux se sont tournés vers les hommes de religion plutôt que vers les véritables élites arabes, composées d’intellectuels, de chercheurs et de journalistes.
Vers une nouvelle approche de l’immigration
Face à ces défis, les participants au colloque ont plaidé pour une
nouvelle approche de l’immigration, où les élites arabes joueraient un rôle pivot. Il s’agit de dépasser les
stéréotypes persistants et de contribuer à une cohésion sociale renforcée, à travers un
dialogue interculturel et une participation politique active.
Comme l’a souligné M. Al-Zubaidi, il ne s’agit pas de se livrer à une auto-flagellation stérile, mais bien de reconnaître les
échecs pour mieux rebondir. «Tant que la scène reste dominée par des extrémistes ou des Occidentaux qui, à ce jour, n’ont pas bien compris la situation de notre région, beaucoup reste à faire», a-t-il conclu.
Le colloque sur les
élites arabes en immigration aura ainsi permis de dresser un état des lieux sans concession, mais aussi de tracer des perspectives pour l’avenir. Dans un monde en pleine mutation, le rôle de ces élites sera plus que jamais déterminant pour bâtir des ponts entre les cultures et les civilisations.