Les blocages, eux, se sont installés ailleurs, dans l’arène partisane et institutionnelle. «C’est une citoyenneté de papier», soupire Salma Regragui, présidente du Conseil national de l’insertion des compétences marocaines du monde. «Sur le papier, nous avons tous les droits. Mais dans la réalité, nous n’avons ni circonscription électorale propre, ni procédures claires pour voter depuis nos pays de résidence. Les textes sont là, mais rien n’est appliqué.» Pour elle, cette situation est d’autant plus frustrante que la diaspora est souvent réduite à son rôle économique. «Je refuse d’être considérée comme une devise. Je suis une citoyenne à part entière. Nous envoyons de l’argent, certes, mais nous portons aussi des valeurs, des expériences, une vision du monde que nous pouvons mettre au service du
. Tant que nos droits ne seront pas exercés, la promesse constitutionnelle restera inachevée.»
Des partis divisés, une prudence calculée
Le débat politique au Maroc n’a cessé de tourner autour de ce sujet sans qu’aucune solution consensuelle ne se dessine. Certains partis osent avancer des chiffres. Le Front des forces démocratiques (FFD) a proposé d’allouer entre 30 et 100 sièges aux MRE et aux compétences nationales au sein d’une liste nationale élargie. Le Parti de l’Istiqlal, lui, a plaidé pour 60 sièges répartis en quatre circonscriptions internationales. Quant à l’USFP, sa proposition se veut plus modeste : 30 sièges supplémentaires, portant le total des députés à 425. Mais la majorité des grandes formations, du PAM au PJD en passant par le PPS, se contente d’évoquer une «meilleure inclusion» sans définir de mécanismes concrets. «Les partis redoutent que la diaspora, plus diversifiée, plus libre et plus critique, vienne bouleverser les équilibres internes», explique Aziz Saret, militant associatif basé en Belgique. «Cela fait vingt ans que nous nous battons pour une chose simple : le droit de voter et de se porter candidat depuis l’étranger. Mais on nous oppose toujours des obstacles techniques ou des calculs partisans.»
L’argument officiel : «Les MRE peuvent déjà voter»
Face aux critiques, le gouvernement oppose une réponse devenue familière. «Les MRE ont, comme tout citoyen, le droit de s’inscrire sur les listes électorales, de voter et de se porter candidat», a affirmé Abdelouafi Laftit, ministre de l’Intérieur, au Parlement en juin 2025. En théorie, rien ne distingue donc un Marocain installé à Rabat d’un autre établi à Stockholm ou à Montréal. En pratique, la différence est abyssale : pour voter, il faut se déplacer au Maroc ou établir une procuration depuis son pays de résidence. En Suède, où elle vit depuis plus de trente ans, Mariam El Mezouak hausse les épaules en entendant cet argument. Chercheure, militante associative et figure respectée de la communauté marocaine en Scandinavie, elle a longtemps cru à l’effectivité de ce droit. Mais l’expérience l’a vite détrompée. «Bien sûr, nous pouvons voter par procuration, dit-elle. Mais qui peut faire confiance à ce système ? Confier son vote à un frère, une cousine, un voisin... c’est accepter de ne plus avoir le contrôle sur sa propre voix. On ne peut pas être sûr que la procuration sera respectée à la lettre. Cela fragilise la confiance, et beaucoup préfèrent alors s’abstenir.» Pour elle, «Voter, ce n’est pas seulement glisser un bulletin dans une urne, poursuit Mariam. C’est participer, c’est sentir que l’on agit soi-même. Or en votant par procuration, on se retrouve spectateur de sa propre citoyenneté. On délègue ce qui devrait rester intime, presque sacré.» Comme beaucoup d’autres MRE, elle ne cache pas son désarroi. «Nous voulons être actifs, proches du processus, sentir que nous avons un rôle. Pas rester à distance. Pas être réduits à un rôle d’observateurs ou de financeurs.» Derrière sa voix posée perce une colère contenue : celle d’une génération qui a multiplié les efforts pour maintenir un lien vivant avec le Maroc, mais qui se heurte à des mécanismes institutionnels figés.
Une diaspora mobilisée et frustrée
Au sein de la société civile, la colère grandit. En Europe, en Amérique du Nord ou en Scandinavie, des associations se multiplient pour réclamer une représentation directe. Aziz Saret, membre de plusieurs structures comme la Coordination démocratique de la diaspora marocaine et le Conseil civil démocratique de l’immigration marocaine, en est l’une des figures. «Nous demandons la création d’un collège électoral propre aux MRE pour la deuxième Chambre. Cela suppose des ajustements constitutionnels, certes, mais rien d’insurmontable s’il y a une volonté réelle», affirme-t-il.
Mariam El Mezouak exprime une douleur semblable : «Nous sommes profondément attachés à notre pays. Nous organisons des événements, nous défendons son image dans nos pays d’accueil, nous suivons de près tout ce qui se passe au Maroc, politiquement et socialement. Mais nous restons spectateurs. Sans représentant, nous ne pouvons pas participer activement, et c’est comme si notre engagement ne comptait pas.»
Comparaisons internationales et sentiment d’exclusion
La frustration des MRE s’accroît lorsqu’ils comparent leur situation à celle d’autres diasporas. La Tunisie réserve 18 sièges sur 217 à ses expatriés. L’Italie en consacre 20 au Parlement. Le Maroc, lui, n’a toujours pas franchi ce pas. «On nous valorise pour nos transferts financiers, mais on nous exclut du champ politique. C’est une instrumentalisation économique», dénonce M. Saret. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE), dans un avis, a relevé que plus de 40% des MRE interrogés considèrent la représentation politique comme une priorité absolue. Le mémorandum Iffous de 2024 abonde dans ce sens : il appelle à créer des circonscriptions à l’étranger, instaurer le vote électronique ou par correspondance, et renforcer le rôle civique des consulats.
Sauf que la question n’est plus seulement technique. Elle touche au cœur même de la démocratie marocaine. Reconnaître aux MRE une place institutionnelle, c’est leur donner la possibilité d’influencer le débat public, de partager leurs expériences démocratiques acquises ailleurs et de contribuer à enrichir le Parlement de perspectives nouvelles. «On ne peut pas parler de transition démocratique, de droits de l’Homme ou de citoyenneté sans rendre justice aux MRE», martèle Aziz Saret. «Nous ne sommes pas des citoyens de seconde zone. Nous sommes une partie intégrante de la nation.»
Aujourd’hui, à l’approche des élections de 2026, deux visions s’opposent : celle des partis qui souhaitent élargir le Parlement pour y intégrer la diaspora, et celle des responsables politiques qui considèrent que les MRE disposent déjà des mêmes droits que les résidents. Entre promesses, calculs et prudence, la diaspora reste dans l’attente. Et la question demeure, lancinante : en 2026, les Marocains du monde seront-ils encore les grands oubliés de la politique marocaine ?