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Partenariat euro-méditerranéen : les défis aux ambitions du Maroc

La Retraite de haut niveau sur «L’avenir des relations euro-méditerranéennes», tenue le 11 septembre 2025 à Rabat, a été un véritable moment de vérité. Diagnostic sans fard, lignes de fracture assumées et deux visions qui, sans se confondre, cherchent à converger : celle d’un Maroc qui affiche clairement ses ambitions et celle d’une Commission européenne qui promet un «nouveau pacte» plus concret. Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, a planté le décor et montré le cap : comment passer d’un «mariage de convenance» à une véritable «communauté de destin» ? Sa vision, celle du Maroc en l’occurrence, propose de faire de la Méditerranée un espace où sécurité, emploi, énergie et opportunités pour les jeunes ne sont plus des promesses lointaines. La commissaire européenne chargée de la Méditerranée, Dubravka Šuica, a de son côté décliné une vision basée sur un partenariat d'égal à égal et une orientation vers des projets concrets. Voici les points clés des deux discours et notre analyse de leurs principaux messages.

14 Septembre 2025 À 17:22

Sur le partenariat euro-méditerranéen, le Maroc ne fait plus mystère de ses ambitions : une ligne de conduite plus offensive et un repositionnement stratégique assumé. C’est ce qui transparaît du discours de Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, lors de la retraite de haut niveau sur l’avenir des relations euro-méditerranéennes, organisée le 11 septembre à Rabat. L’événement a servi de tribune pour exposer la nouvelle orientation du Royaume, axée sur la revitalisation du partenariat et l’instauration d’un dialogue franc face aux défis existentiels comme aux opportunités de la région.

Par la voix de Nasser Bourita, le Maroc a exprimé une volonté forte et assumée de redéfinir le dialogue euro-méditerranéen. Il ne s'agit plus d'un simple échange de paroles, mais d'une aspiration à transformer cet espace en un projet géopolitique concret et structuré, reconnaissant ainsi un changement de paradigme majeur par rapport au cadre posé en 1995 par le Processus de Barcelone. Au milieu de cette nouvelle dynamique, le Royaume veut passer de la périphérie au centre du jeu euro-méditerranéen, avec une stratégie réaliste et pragmatique portée par la vision Royale, tout en revendiquant un rôle de pionnier et de pont entre Europe, Méditerranée et Afrique.
Un partenariat à la croisée des chemins

Pour Nasser Bourita, l’Euromed traverse une crise d’identité. Est-ce une zone économique intégrée, une communauté politique régionale, ou un simple prolongement de la politique européenne de voisinage ? À force d’hésiter, l’ensemble serait devenu «trop lourd pour être souple et trop mou pour être transformateur», souligne le chef de la diplomatie marocaine. Le Maroc plaide donc pour un retour à l’essentiel : faire de l’Euromed une «communauté de destin par l’action».

Il faut reconnaître que le mal est profond : la communauté euro-méditerranéenne souffre d’une asymétrie des motivations (sécurité et migration priorisées au Nord, développement, mobilité et investissement attendus au Sud), d’une fragmentation géopolitique (Maghreb bloqué, Levant en crise, Europe du Sud esseulée), d’une prolifération des formats sans fil directeur, d’une faible capacité de gestion des crises (pandémie, Gaza, chocs alimentaire et énergétique...) et de la faible légitimité sociale d’un processus trop technocratique. Autant de signaux qui, pour Rabat, appellent une refondation.

Côté européen, la commissaire européenne chargée de la Méditerranée, Dubravka Šuica, reconnaît que l’attention de l’UE s’est déplacée vers l’Est, mais promet un rééquilibrage dont les signes de bonne volonté sont déjà visibles : nouveau portefeuille Méditerranée, nouvelle direction générale Moyen-Orient et Afrique du Nord et un mot d’ordre, à savoir «co-construction». «La coopération fait partie de notre ADN», assure-t-elle, plaidant pour des résultats visibles et tangibles au service des citoyens.

La boussole marocaine : garder l’ambition, avancer par le concret

Pour rectifier le tir, M. Bourita met sur la table trois trajectoires possibles pour le partenariat euroméditerranéen. Une trajectoire minimaliste et technocratique qui se contente de gérer le statu quo. Une solution de facilité à faible coût politique, mais avec un risque de marginalisation élevé. La deuxième option est présentée comme maximaliste et transformationnelle. Elle implique de revenir à l’ADN d’une «communauté de destin». Un choix ambitieux, mais exigeant en volonté et en temps.

A ces deux alternatives s’ajoute une troisième option, présentée comme médiane et pragmatique, susceptible de produire des avancées sectorielles concrètes, voire réalistes, pour enclencher la dynamique. Parmi ces solutions, le Maroc propose de combiner l’ambition de long terme (2e option) avec une phase transitoire médiane (3e option) focalisée sur des chantiers précis, à savoir sécuriser les approvisionnements stratégiques en énergie et en alimentation, connecter les économies, mobiliser les talents, repolitiser le dialogue et assurer le financement à travers la création d’un fonds euro-méditerranéen de cohésion fondé sur la contribution de chaque pays selon ses capacités, pour sortir de la relation bailleur/usager et entrer dans un vrai partenariat.

Le «nouveau pacte» de la Commission : méthode et piliers

De son côté, la Commission a présenté son «nouveau pacte pour la Méditerranée» comme un partenariat d’égal à égal, adossé à un plan d’action conjoint. L’approche présentée se veut évolutive et structurée autour de trois axes. Le premier met le focus sur l’humain : jeunesse, enseignement supérieur, formation professionnelle, emploi, échanges culturels et sportifs..., avec une attention aux dynamiques démographiques contrastées des deux rives.

Le deuxième pilier de ce nouveau pacte implique de libérer le potentiel économique des pays membres à travers l’intégration intrarégionale, les financements publics et privés, l’interconnexions énergétiques, les technologies propres, l’économie bleue, la connectivité numérique et les transports décarbonés. Le troisième axe concerne le renforcement de la sécurité et la résilience, en développant les capacités communes face aux crises, la gestion ordonnée des migrations, la lutte contre le trafic et la traite, la gestion intégrée des frontières, entre autres.

La Commission mise aussi sur une Union pour la Méditerranée (UpM) réformée et s’ouvre aux «voisins de ses voisins» (pays du Golfe) pour accélérer investissement, transition énergétique et résilience climatique. Objectif affiché : adoption du pacte à l’automne, puis mise en avant lors du 30e anniversaire de la Déclaration de Barcelone en novembre.

Mohamed Badine El Yattioui, expert en relations internationales, estime que le discours de la commissaire européenne, bien que jugé moins ambitieux, peut être perçu favorablement car il propose un partenariat d'égal à égal et une orientation vers des projets concrets, des éléments qui s'alignent parfaitement avec la vision marocaine. Malgré les limites du pouvoir d'un commissaire européen, dépendant de l'approbation des États membres, ces déclarations sont prometteuses, assure-t-il. Cependant, l'effectivité de ces propositions reste à confirmer, car leur concrétisation dépendra des discussions et des décisions prises à Bruxelles avec les dirigeants nationaux, prévient notre expert.

Le nœud dur : des priorités à accorder... et à financer

À Rabat, l’ambition est déclinée et la méthode esquissée. Mohamed Badine El Yattioui confirme que le discours de Nasser Bourita témoigne d’un changement dans la posture diplomatique du Maroc, marquant une transition vers un ton plus ferme et une nouvelle position stratégique clairement assumée. Il affirme également que la vision marocaine se présente comme une approche viable pour surmonter les impasses et les rivalités. Cependant, bien que les intentions convergent, tout se jouera selon lui dans l’implémtation opérationnelle : choix des projets, partage des coûts et gouvernance.
Notre analyste explique que le défi principal réside dans la réaction des acteurs européens, car beaucoup pourraient persister dans des logiques dépassées qui ne correspondent plus aux nouvelles réalités géopolitiques qui se dessinent. Autre point de discorde potentiel, le financement des projets, où le Maroc favorise la connaissance, la culture et l'économie, tandis que certains pays européens pourraient privilégier les projets liés à la migration, en raison de l'influence croissante des partis populistes. De ce fait, l'établissement d'un partenariat d'égal à égal exige un changement de mentalité et de vision stratégique de la part des pays du Nord, précise Badine El Yattioui.

Reste aussi à réconcilier les géographies politiques de l’UE : un centre de gravité déplacé vers l’Est, des Méditerranéens du Nord soucieux de ne plus être «périphériques», des voisins du Sud inégalement stables, lesquels compliquent davantage l'instauration d'une coopération régionale solide.

Mohamed Badine El Yattioui, professeur d’études stratégiques au Collège de défense nationale des Émirats arabes unis, expert en relations internationales : «La vision du Maroc est ambitieuse et réaliste, mais il sera difficile de surmonter les divergences au sein de l’UE»

Le Matin : Quelle est votre lecture des déclarations de Nasser Bourita sur l'avenir des relations euro-méditerranéennes ? Peut-on parler d’un changement de ton et de position ?

Mohamed Badine El Yattioui :
Effectivement, il y a un changement de ton, plus offensif, et un changement de position qui vise à placer le Maroc comme un acteur d’abord incontournable, mais aussi comme un acteur qui ne souhaite plus être cantonné à la périphérie méditerranéenne, et qui entend se positionner comme acteur central du jeu dans cette partie du monde. Et c’est fondamental à mon sens. C’est pour cela que ce discours est important, à la fois par sa forme – ferme – et par son fond, à travers les positions exprimées et les projets déclinés tout au long du discours par le ministre marocain des Affaires étrangères.



Quels sont selon vous les messages forts, apparents et sous-jacents, de ce discours ?

Les messages forts, qu’ils soient explicites ou implicites, sont clairs : à travers les déclarations de M. Bourita, le Maroc veut repositionner le dialogue euroméditerranéen, non pas comme un simple espace d’échanges et de discours, mais comme un véritable projet, en assumant un changement de paradigme. En 1995, lorsque le Processus de Barcelone a été lancé, la situation en Méditerranée était tout autre. Depuis, une série d’événements majeurs, à l’échelle régionale comme internationale, a tout changé : les conséquences des printemps arabes en Tunisie et en Libye sur les dynamiques migratoires avec, par ricochet, un impact sur les relations avec des pays comme l’Italie, le basculement au Sahel, qui a affecté l’ensemble du Maghreb et les pays européens engagés sur ce théâtre, notamment la France, ou encore la crise syrienne qui dure depuis quatorze ans, avec ses flux de réfugiés entre la Turquie et la Grèce... Tout cela a profondément reconfiguré les priorités.

Le message apparent, c’est donc la volonté de transformer l’espace méditerranéen en un espace géopolitique structuré, porté par des projets concrets plutôt que par des déclarations d’intention. Le message plus discret, c’est que le Maroc souhaite être l’un des leaders de cette nouvelle phase, comme l’un des rares pôles de stabilité sur la rive sud, cumulant stabilité politique et ouverture économique, tout en jouant pleinement son rôle de pont et de hub entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne. En 1995, le Maroc était moins présent, ou disons présent autrement. Aujourd’hui, M. Bourita appelle à reconnaître ce changement de statut et à laisser le Maroc impulser une nouvelle dynamique pour l’ensemble de la zone euroméditerranéenne.

Le ministre marocain a dressé un diagnostic «sévère mais lucide» du partenariat euro-méditerranéen. Comment analysez-vous ce diagnostic ? Est-ce une vision partagée par tous les partenaires euro-méditerranéens ?

En fait, ce que le ministre a voulu montrer dans son diagnostic, c’est qu’il manque une véritable gouvernance commune : une capacité de décision, des outils financiers, et surtout un changement de méthode – passer de l’unanimité à une majorité qualifiée ou à des «majorités de projets». C’est un point fondamental. Reste une question : les Européens voient-ils les choses de la même manière ? Beaucoup de pays européens méditerranéens se sentent «mis de côté» au sein de l’UE. L’élargissement de 2004 (dix pays d’Europe centrale et orientale), puis celui de 2007 (Roumanie et Bulgarie), ont déjà déplacé le centre de gravité vers l’Est. La guerre en Ukraine, depuis 2022, a confirmé cette bascule géopolitique : elle ne se fait plus du nord vers le sud, mais de l’ouest vers l’est. Des pays comme la Pologne sont devenus des acteurs majeurs, économiquement et militairement, avec des investissements massifs dans la défense et une volonté affichée de peser diplomatiquement. Leur intégration à l’OTAN dans les années 1990 avait amorcé ce mouvement, mais la guerre en Ukraine et leur place dans l’UE l’ont accéléré.

Dans ce contexte, les pays méditerranéens de l’UE doivent rappeler que la Méditerranée demeure une zone stratégique. De l’autre côté, sur la rive sud, les cas de stabilité sont rares. L’Égypte, par exemple, connaît une forme de stabilité depuis l’arrivée au pouvoir du président Al-Sissi, mais fait face à de lourds défis économiques et démographiques, sans parler de la proximité de foyers de crise : la Libye à l’ouest, le conflit israélo-palestinien à l’est, et les tensions en mer Rouge où les Houthis peuvent à tout moment perturber le commerce via le canal de Suez. La situation y reste donc fragile.

Au final, le Maroc se distingue par sa capacité d’«offre politique» : proposer des majorités de projets et avancer sur des chantiers concrets indispensables aux deux rives : économie, sécurité, production et circulation des connaissances, échanges académiques, intellectuels et scientifiques... Il s’agit aussi d’activer des outils financiers, avec une participation des États, pour mettre en œuvre ces projets ambitieux. C’est précisément ce que le Maroc souhaite mettre en avant.

Cette approche, qui cherche à articuler les priorités du Nord et du Sud, est-elle politiquement réalisable au sein de l'UE et quels sont les freins majeurs à surmonter ?

La vision du Maroc est ambitieuse, mais, comme je l’ai dit, le cœur géopolitique de l’Europe s’est déplacé vers l’Est. Il sera donc difficile de convaincre tout le monde, y compris certains pays européens du pourtour méditerranéen. Je pense notamment à l’Italie. Pourquoi ? Parce qu’elle a choisi de développer des relations bilatérales privilégiées : avec la Tunisie sur la coopération migratoire, avec l’Algérie sur l’énergie. Avec la Libye, le rapport est ancien, l’Italie ayant été la puissance occupante, et Rome veut aujourd’hui y jouer un rôle économique, compte tenu des ressources énergétiques du pays, tout en restant dans une logique bilatérale. De cette approche résulte un problème de fond : certains pays européens envisagent l’espace euroméditerranéen surtout sous l’angle bilatéral, en traitant au cas par cas les sujets qui les intéressent. C’est l’un des obstacles majeurs pour la vision euroméditerranéenne du Royaume. On retrouve cette approche chez l’Espagne, la France et surtout l’Italie, au détriment d’une vision commune, alors même que M. Bourita appelle à transformer l’espace euroméditerranéen d’un simple lieu d’échanges (commerciaux, touristiques...) en véritable espace géopolitique. L’ambition est donc clairement géopolitique et géostratégique.

Le contexte n’aide pas : l’OTAN traverse une phase de tensions, amplifiée par les exigences de Donald Trump. À l’Est, la guerre russo-ukrainienne rebat les cartes et ses effets se font sentir jusqu’en Pologne, comme l’ont montré les derniers événements. Et, au sein même de l’espace euroméditerranéen, les lignes de fracture ne se limitent plus au clivage Nord-Sud : elles opposent aussi l’Ouest et l’Est. Les dynamiques, intérêts et priorités diffèrent entre l’Ouest (France, Espagne, Maroc, Algérie) et la Méditerranée orientale, où persistent les tensions entre la Grèce et la Turquie, où le pouvoir syrien reste un facteur d’instabilité, où le Liban connaît des recompositions permanentes avec la volonté de contenir l’influence du Hezbollah. S’ajoute Gaza, qui concerne tout le monde, mais pèse plus directement sur les pays de l’Est méditerranéen (mouvements de populations, notamment gazaouies). Sans oublier le canal de Suez, point d’entrée majeur du commerce méditerranéen, une artère vitale pour les flux en provenance d’Asie, de Chine ou d’Inde. Bref, les priorités divergent et sont autant de freins à surmonter.

Dans ce contexte de fragmentation géopolitique et de foisonnement institutionnel sans cap tel qu'il est décrit par M. Bourita, lequel a fait perdre à l’Euromed sa centralité, quel avenir pour la coopération régionale selon vous ?

Je pense que la stratégie marocaine est la seule vraiment viable, parce que c’est la seule force de proposition capable de contourner les blocages et les rivalités des deux rives. Dès lors, si l’on veut avancer, il faut passer par des «majorités de projets» : un noyau de pays prêts à progresser sur des chantiers très concrets, à mettre en place des mécanismes de gouvernance et des outils financiers, avec des objectifs chiffrés et des échéances claires. C’est, à mes yeux, la seule option réaliste. Reste que cette approche demeure fortement contrainte par les blocages existants, et que la question est de savoir si l’ensemble des Européens, y compris ceux du pourtour méditerranéen, l’accepteront. L’expérience de l’Union pour la Méditerranée, lancée il y a une quinzaine d’années, l’a montré : la France, sous la présidence Sarkozy, souhaitait un cadre centré sur les pays riverains, tandis que l’Allemagne a voulu s’y investir davantage. Cela a modifié la dynamique décisionnelle et généré de nombreux blocages, car les visions et priorités varient fortement d’un pays européen à l’autre.

À votre avis, quelle est la force de cette position du Maroc pour impulser un «partenariat géopolitique» ? Comment le Royaume peut-il mobiliser les autres acteurs, du Nord comme du Sud, autour de sa vision qui veut que le Sud soit traité comme la «seconde moitié d'un espace à construire ensemble ?

La force de la proposition du Maroc, c’est qu’elle est à la fois réaliste et pragmatique. Elle s’appuie sur la volonté de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et sur une vision géostratégique d’ensemble : constituer un espace géopolitique fondé sur des projets concrets en Méditerranée, et bâtir, à l’échelle du continent, un espace géopolitique et géostratégique atlantique. Cette approche tient aux spécificités du Maroc, notamment un positionnement géographique unique, une histoire singulière, une stabilité reconnue et un fort potentiel géoéconomique comme hub entre les Amériques, l’Afrique et une partie de l’Europe de l’Ouest. Avec des infrastructures d’envergure, notamment le port de Tanger et bientôt celui de Nador, une stabilité économique et une réelle capacité d’attraction des investissements directs étrangers, le Maroc entend se positionner comme un espace géoéconomique à part entière. S’y ajoute la dimension sécuritaire au sens large (lutte contre le terrorisme, l’immigration clandestine, les trafics...) dans laquelle le Maroc dispose d’une crédibilité et d’un sérieux reconnus, liés à sa géographie et à son expérience. Le Royaume est conscient que tous les acteurs ne suivront pas, pour des raisons diverses, mais il cherche des partenaires prêts à avancer et faire progresser les dossiers un à un. Et cette vision, à la fois pragmatique et réaliste, est le prolongement direct de la vision Royale.

Dans l’autre sens, quelle est votre analyse du discours de la commissaire européenne chargée de la Méditerranée, Dubravka Šuica ? Est-il porteur de réponses ?

Le discours de la commissaire européenne était, disons, moins ambitieux que celui de M. Bourita. Cela dit, il faut rappeler que la marge de manœuvre d’une commissaire reste limitée : les décisions européennes exigent l’aval des États membres. Sur le fond, son message allait néanmoins dans le bon sens : un partenariat d’égal à égal et la volonté d’avancer sur des projets concrets, une ligne qui rejoint la vision marocaine. Sur le papier, ce qu’elle a dit à Rabat est positif et cohérent avec cette approche. Reste maintenant l’essentiel : voir comment ces intentions seront traduites à son retour à Bruxelles, dans la discussion avec les dirigeants nationaux.

Dans quelle mesure sa proposition d’un «nouveau pacte pour la Méditerranée» s’articule-t-elle avec la vision du Maroc ?

Le pacte évoqué par Dubravka Šuica s’articule bien avec la vision marocaine : il se veut multidimensionnel, économique, sécuritaire, mais aussi fondé sur la culture et les connaissances. C’est un signal positif. Il faut aussi rappeler que la commissaire vient d’entrer en fonctions et cherche à imprimer sa marque. Issue de la Croatie, pays récemment entré dans l’UE, elle veut montrer sa capacité à faire avancer des dossiers avec une approche plus directement connectée aux enjeux euroméditerranéens, là où, par le passé, la vision pilotée depuis Bruxelles tenait insuffisamment compte des pays de la rive sud.

Dans ce contexte, le discours offensif de Nasser Bourita a remis les pendules à l’heure. La commissaire semble, pour l’instant, avoir saisi ces nouvelles exigences. Et, compte tenu de son profil, elle aura à cœur d’affirmer sa signature et de prouver que la prise de conscience marocaine peut trouver des partenaires, aussi bien côté États membres qu’au niveau de l’UE en tant que telle. Reste l’essentiel : voir comment tout cela se traduira dans les faits, au sein d’une mécanique décisionnelle européenne complexe, entre États et Commission, et mesurer à quel point les États chercheront à amender, ajouter ou retrancher les propositions initiales.

Reste aussi la question du financement. Le ministre Bourita a suggéré la création d'un fond euro-méditerranéen de cohésion où chaque participant contribuerait selon ses capacités, et où la relation ne serait plus celle de bailleur de fonds et d'utilisateur. Ce modèle de financement participatif est-il réaliste ?

Sur le principe, oui : la proposition s’inscrit pleinement dans la logique défendue par le Maroc, rompre avec la relation «bailleur/usager» et avancer vers un fonds de cohésion euro-méditerranéen où chacun contribue selon ses capacités. C’est cohérent avec la posture marocaine. Reste à voir qui suivra. Il faudra mesurer les soutiens, côté européen comme côté sud, car certains États européens risquent de rester attachés à l’ancienne logique, celle de 1995, alors que le contexte a changé. Comme dans le cas du Maroc dont la politique étrangère, le positionnement et les ambitions géostratégiques (en Afrique comme avec l’Europe) sont clairement monté d’un cran.

La commissaire a semblé ouverte, mais tout se jouera dans la négociation au Conseil : quels projets financer, et avec quelles priorités ? Le Maroc mettra en avant la connaissance, la culture, l’économie, alors que d’autres États pousseront plutôt pour des financements centrés sur la migration, dans un climat politique marqué par la montée des partis populistes (en Italie, avec Giorgia Meloni, par exemple). On voit se dessiner un clivage Nord-Sud sur les ambitions et les choix budgétaires. Autrement dit, pour passer d’une logique bailleur/utilisateur à un véritable partenariat d’égal à égal, il faudra aussi un changement d’état d’esprit et de vision stratégique au nord de la Méditerranée. C’est là que se situera le défi le plus difficile.
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