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«Donner plus de visibilité aux femmes dans les instances de décision et de gouvernance»

Anne Nègre, docteure en droit, avocate à la Cour, vice-présidente de la Fédération internationale des femmes diplômées des universités (FIFDU)

«Donner plus de visibilité aux femmes dans  les instances de décision et de gouvernance»
Marianne Haslegrave, présidente (à droite) et Anne Negre, Vice-Présidente (à gauche) de la FIFDU le 6 août 2010.

Le constat est là : les femmes sont partout sous-représentées dans le monde politique, dans le monde de l’économie, dans la finance, dans les centres de décision des entreprises, au Maroc, mais aussi en Europe où les femmes s’organisent pour «briser le plafond de verre». Pourtant, l’on sait que la présence des femmes est un atout dans le monde politique ou économique et qu’un meilleur équilibre entre homme et femmes dans la prise de décision est synonyme de baisse de tension et de meilleure productivité.

Les pays nordiques l’ont compris. Une dynamique de changement se met aussi en place dans les autres pays d’Europe.
Décryptage avec Anne Nègre, avocate internationale et militante des droits humains, administratrice, vice-présidente de la Fédération internationale des femmes diplômées de l‘université, une association représentée à travers des associations dans 120 pays pour la promotion de l’éducation. Un projet qui lui tient tellement à cœur qu’elle travaille aujourd’hui sur la création d’une association affiliée à la FIFDU, ONG accréditée auprès des agences de l’ONU. Décryptage.

Le Matin : Quelle est la représentativité des femmes dans les instances de gouvernance des entreprises et dans les conseils d’administration en France et en Europe ?
Anne Nègre : Au sein de l’Union européenne, seules 13% de femmes siègent dans des conseils d’administration. Le constat n’est pas encourageant quand on sait de surcroit que l‘augmentation annuelle est très lente, 0,6% environ ces dernières années avec des résultats bien différents selon les pays. En France, les associations de femmes, dont l’Association française des femmes diplômées des Universités, dont j’étais présidente, ont voulu que cette situation change. Les femmes, on le sait, sont diplômées de l’enseignement supérieur, le vivier de femmes expertes existe, mais on a retrouvé les mêmes remarques, les mêmes blocages qu’avec le mouvement en faveur de la parité en matière politique. En réalité, nous vivons toujours dans un monde patriarcal et les femmes ont elles-mêmes intériorisé des freins.
Tant que la législation était incitative, rien ne s’est passé. Les choses ont commencé à changer quand nous avons obtenu une obligation de résultat dans la loi française du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’administration et de surveillance et à l’égalité professionnelle. Le genre qui n’est pas représenté doit l’être désormais dans des délais précis, sinon toute nomination intervenue n’ayant pas pour effet de remédier à l’irrégularité de la composition du conseil d’administration ou de surveillance est nulle. Sont essentiellement visés les conseils d’administration, les conseils de surveillance des sociétés anonymes cotées en bourse, les sociétés en commandite par actions non cotées qui «pour le troisième exercice consécutif, emploient un nombre moyen d’au moins 500 salariés permanents et présentent un montant net de chiffre d’affaires ou un total de bilan d’au moins 50 millions d’euros».
Le but est d’atteindre la nomination de 20% de femmes pour le 1er janvier 2014, puis 40% pour janvier 2017. Déjà, les courbes ont changé. Nous aurions préféré que l’objectif de 2017 soit la parité, car c’est le seul quota qui soit égalitaire. Actuellement, pour l’Union européenne et d’après ses chiffres, seulement trois pays, la France, la Finlande et la Suède ont des organes décisionnels dans toutes les entreprises importantes comportant au moins une femme. C’est peu. Dans seulement cinq pays de l’UE, plus de la moitié des conseils sont constitués d’au moins deux membres féminins : la France (89%), la Suède (85%), l’Allemagne (70%), la Finlande (67%) et le Royaume-Uni (66%). Et dans le reste du monde, ce n’est guère mieux. Nous constatons donc que sans la contrainte de la loi, rien ne se passe. Nous constatons aussi avec étonnement que les administratrices sont souvent les mêmes, pour quelles raisons les présidents des entreprises ne cherchent-ils par des expériences neuves, autres, différentes ? Le vivier est là, mais ils craignent d’y puiser. Finalement, c’est un système de cooptation qui est en train de se mettre en place, comme nous avons pu le voir pendant des années avec les mêmes hommes qui tournaient dans les mêmes CA.

Quels sont les obstacles rencontrés pour accorder des responsabilités CA aux femmes ?
Dans les démocraties occidentales, les femmes sont diplômées et font des cursus d’études supérieures aussi brillamment que les hommes, et pourtant on ne les retrouve pas aux postes de prises de décisions politiques ou économiques. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à une pyramide. Nous savons désormais qu’il n’existe pas un plafond de verre contre lequel se heurte les femmes dans les progressions de carrière, mais des plafonds de verre qui se retrouvent à tous les niveaux, à tous les instants que sont les recrutements, les promotions, la relation avec l’argent, l’articulation vie professionnelle et vie familiale.
Un autre élément détecté plus récemment et analysé comme un frein pour les filles, c’est l’absence de réseau. Les garçons créent des réseaux dès leur plus jeune âge, on s’est aperçu que ce n’est pas dans la culture des filles. Le résultat est le manque de visibilité, car au moment de nommer un directeur général d’une entreprise importante, ou de s’appuyer dans un conseil d’administration sur un allié fiable, les femmes sont moins connues et reconnues dans ce milieu professionnel déterminé. Le vivier existe, mais les modes de recrutement ne l’utilisent pas efficacement. On retrouve les mêmes freins qui bloquaient l’accès des femmes aux mandats politiques conduisant en France à l’instauration d’une République paritaire.

Comment favoriser la mixité au sein des CA ?
Il y a plusieurs manières de le faire. En favorisant par exemple l’émergence de réseaux internes aux entreprises puis croisés avec d’autres, comme celui d’«Inter Elles» qui existe depuis une dizaine d’années regroupant les femmes cadres des entreprises françaises du CAC 40. Elles m’ont fait l’honneur de m’inviter comme Grand Témoin le 8 mars 2012 et j’ai pu constater la vivacité et la pertinence des travaux menés dans les entreprises pour lutter contre les codes sociaux induits, les blocages inhérents à chaque structure, l’appréhension par les uns et les autres d’un non-dit et d’apprendre à le reconnaître puis le combattre. Il faudrait également développer l’accès des femmes aux plus hautes responsabilités salariales. Il est de la responsabilité des dirigeants de veiller à ce que les politiques d’égalité internes aux entreprises soient une réalité quotidienne, concernant tous les salariés, car il n’est pas question d’opposer femmes et hommes. Un autre moyen, c’est de favoriser les nominations paritaires, c’est-à-dire à égalité entre femmes et hommes au sein des comités exécutifs qui sont la matrice des conseils d’administration et des conseils de surveillance.

Vous êtes membre de la task force de Vivian Redding, qui a entrepris un long combat pour changer les choses. Comment et par quels moyens ?
Connaissant ces difficultés, Vivian Reding, vice-présidente de la Commission européenne, s’en est inquiétée au niveau européen. Elle a lancé une action, il y a juste un an, pour mettre à disposition des responsables des entreprises concernées, qui ne savent où trouver des femmes, un fichier public qu’elle a créé sur le site de l’Union européenne, de 300 femmes qui avaient toutes les compétences pour rejoindre les conseils d’administration avec de grandes variétés de domaines d’activité, y compris dans le secteur non lucratif, puisque des fondations sont attenantes à de grands groupes et que des sommes importantes y sont consacrées. C’est ainsi que j’ai été contactée pour figurer dans ce premier accès public à des noms. Ensuite, nous avons avancé dans l’idée que nous devions avoir un fichier plus large, et nous allons bientôt atteindre 7 500 noms. L’action dépasse désormais l’Union européenne et a été lancée à New York. Il est essentiel qu’un pays comme le vôtre rejoigne ce mouvement qui vivifie les entreprises. Après tout, 50% des consommateurs sont des femmes. Ensuite, au nom de mon ONG, la Fédération des femmes diplômées des universités, dont je suis vice-présidente, j’ai répondu à la consultation de l’Union européenne qui s’interrogeait sur la pertinence d’une directive sur ce sujet.

Quels sont les premiers résultats de ce chantier ?
Le 4 septembre 2012, Vivian Reding a indiqué que les femmes devraient être présentes dans les conseils d’administration des entreprises de plus de 250 salariés ou de plus de 50 millions de chiffre d’affaires. Le délai pour y aboutir est fixé à 2020. Le 14 novembre 2012, a été faite une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à un meilleur équilibre hommes-femmes parmi les administrateurs non exécutifs des sociétés cotées en bourse et à des mesures connexes. Si elle est votée, ce serait un grand pas et un grand succès pour notre action.

Quels arguments peut-on avancer pour améliorer la représentativité des femmes ?
Cette représentativité des femmes nourrit la démocratie et permet une vision équilibrée des pouvoirs et des responsabilités pour le bien commun. On ne peut plus se satisfaire d’un monde où la hiérarchie du masculin et du féminin semble de l’ordre de la Nature, alors qu’elle ne l’est que par la culture. Les travaux de Françoise Héritier et d’autres anthropologues l’ont bien montré. Il faut d’autre part rappeler l’aspect économique : dès 1991, l’OCDE notait l’influence positive des femmes dans le dynamisme économique. Toutes les études récentes le confirment. Une enquête conduite en 2003 auprès de 353 entreprises parmi les 500 plus grandes entreprises américaines du classement de Fortune montre que les sociétés au management le plus féminisé ont une performance financière plus élevée de 37%. Une seconde étude en 2007 s’est concentrée sur les administratrices. Ainsi, 500 entreprises importantes ont été réparties en quatre quarts en fonction de la proportion de femmes dans leur conseil. On a comparé le quart comportant le moins de femmes et le quart en possédant le plus. Ces dernières ont enregistré une performance plus élevée de 53% en termes de rendement des capitaux, plus haute de 42% en regard de la marge sur les ventes et de plus de 66% en termes de retours sur le capital investi. Les dernières études de McKinsey vont dans le même sens. Le cercle est vertueux, mais à n’en pas douter, c’est une lutte de pouvoir. J’ajouterai que le Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale en 2012 confirme s’il en était besoin que l’égalité des sexes est un atout pour l’économie.

Comment accélérer le changement ?
La non-discrimination en raison du sexe doit se traduire dans la vie au quotidien des femmes et des hommes, elle a déjà entraîné une création du droit international, mais bien sûr une mutation d’ampleur inégalée dans les droits nationaux, et votre pays y participe, en ratifiant de nombreux traités, dont la Convention sur l’élimination et les discriminations envers les femmes (CEDAW). L’appareil législatif et réglementaire est bien entendu un outil incontournable pour adapter un pays à cette égalité de droits en toute matière, étant entendu que pour chaque texte proposé, l’impact en matière d’égalité soit préalablement analysé.
Favoriser la parité en politique est aussi une étape nécessaire. En complément, il s’agit de trouver de nouvelles manières de vivre ensemble au niveau des politiques territoriales, comme celle des «Temps des villes», le gender mainstreaming, c’est-à-dire la transversalité des réflexions et actions sur le genre, faciliter les politiques de gardes d’enfant, l’éducation, encore et toujours, mettant l’accent sur cette égalité concernant filles et garçons. La convention d’Innsbruck de 2006 est un outil intéressant pour les collectivités territoriales, où on peut puiser des idées.

Dernière question et non des moindres : comment favoriser le leadership féminin ?
En commençant par l’éducation, mais en revisitant son contenu, en mettant de côté les présentations sexuées passéistes, en étant attentif aux livres, aux jouets des petits de plus en plus formatés. Il faut des formations de haut vol, des masters adaptés, des formations continues pour tous qui sont nécessaires pour tous, y compris pour les dirigeants des pays, qui doivent aussi se former à ces problématiques. Comment aller dans le bon sens autrement ? Il faudrait également inciter les filles et les femmes à prendre des postes de haut vol. Une femme isolée dans un environnement d’hommes aura plus de difficultés à faire valoir sa singularité. Il ne s’agit pas de transformer les femmes en hommes, mais de leur permettre d’apporter leur vision profitable à tous. Il faut aussi féminiser les titres et fonctions, rendre visibles les femmes, mettre en avant des modèles, honorer les femmes comme le sont les hommes quand leurs actions le méritent. Le chantier est immense ! 

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