Nous avons profité de sa présence à Rabat pour poser des questions sur les mutations actuelles, les tendances lourdes du monde de demain, marqué par une «compétition de plus en plus vive sur les matières premières, l’eau potable, les terres arables, les hydrocarbures. Dans le monde de demain, dit-il encore, il nous faudra donc inventer un autre modèle de développement prenant davantage appui sur une ressource naturelle qui, elle, est inépuisable : les ressources humaines, tout ce qu’elles recèlent d’intelligence, d’énergie et de volonté, les capacités des hommes à inventer et à entreprendre sans attendre d’autrui quelque miracle. C’est de celles-là aujourd’hui que dépendent essentiellement les performances des entreprises et des territoires». Une idée que nos gouvernants devraient méditer…
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Le Matin : Vous avez, dans le sillage de votre père Bertrand de Jouvenel, décrypté pendant plus de 40 ans la prospective. Votre groupe Futuribles, que les chercheurs de tous bords connaissent bien, démontre depuis des décennies l’importance de la réflexion sur le futur, un futur qui ne se prévoit pas, mais qui se prépare et se construit, dites-vous. Qu’entendez-vous par là ?
Hugues de Jouvenel : Futuribles qui est la contraction de «futur» et «possible» est un think tank privé, indépendant, qui traite des problèmes d’intérêt collectif. Nous avons trois objectifs, d’abord essayer de contribuer à une meilleure compréhension du monde contemporain en faisant le tri entre ce qui est purement conjoncturel et ce qui constitue les tendances lourdes et émergentes qui sont les racines du futur possible. Le deuxième objectif est d’essayer de répondre à la question : que peut-il advenir en sachant que l’on ne peut pas prédire le futur, mais que ce travail d’exploration est indispensable pour identifier les enjeux à moyen et long termes avant que l’incendie ne se déclare et avant que ceux qui ont vocation a être des stratèges soient réduits à une fonction de pompiers ? D’où un troisième objectif : que pouvons-nous faire, nous organismes publics et privés qui avons vocation à être artisans du futur ?
Il reste que face aux événements et évolutions qui ont marqué ces dernières années, prospectivistes, économistes ou politologues n’ont rien vu venir. Je pense à la crise financière et économique en Europe, je pense au Printemps arabe. Les artisans du futur étaient-ils démunis ?
Il faut distinguer prévisions et prospective. La prévision c’est l’extrapolation des tendances que l’on a observées dans le passé, y compris lorsque l’on a construit des modèles de simulation sophistiqués. La prospective part de l’idée que l’avenir ne sera pas uniquement la répétition du passé, car il y a des phénomènes de discontinuité et de rupture qui peuvent être de nature géopolitique, technologique… En prospective, on attache de l’importance à l’identification des acteurs dont il faut comprendre les politiques, les stratégies. Une chose est certaine, l’avenir ne peut se prévoir quelles que soient les méthodes utilisées. Il peut y avoir des indices que l’on peut déceler.
Dans le cas qui nous intéresse, celui du Printemps arabe, quels pouvaient être ces indices ?
J’ai été associé à une étude qui portait sur Tunisie 2030, réalisée par des intellectuels tunisiens. On a travaillé sur des scénarios qui sont des histoires simplificatrices des futurs possibles. Dans un de ces scénarios, on disait que la Tunisie était arrivée à un niveau de développement tel que s’il n’y avait pas une démocratisation du régime, cela étoufferait la créativité des Tunisiens et cela deviendrait un obstacle au développement. On le disait, la dictature tunisienne de Benali était intenable et cela se traduirait par une récession à tous les niveaux. Quand Benali a eu connaissance de ce travail, il en a interdit la publication. Ce que l’on peut dire, c’est que l’on ne peut prévoir avec certitude l’avenir, mais seulement en déceler des indices.
Qu’en est-il de la crise financière et économique que les économistes les plus doctes n’ont même pas prévue ?
Il y a des interprétations différentes. Beaucoup disent que, grosso modo, tous les 7 ou 8 ans, il y a une crise suivie d’une reprise. Mon analyse de la crise actuelle, c’est qu’elle sera durable et qu’elle marquera un processus de transition entre un modèle de développement qui a été dominant jusqu’ici et un modèle qu’il faut inventer et préparer.
Philippe Caen, qui est également prospectiviste, dit dans son ouvrage «le Marketing de l’incertain» que ce qu’il faut préparer, c’est le futur de l’impossible et non le futur du possible ?
Il y a deux choses derrière cette phrase : même si l’on fait ce travail de prospective, on n’est jamais à l’abri d’un aléa, d’un effet de surprise qui fait qu’il y a une accélération des événements ou un déséquilibre majeur géopolitique mondial.
Il y a également l’idée résumée par Goethe : «j’aime celui qui rêve l’impossible». Il y a des gens visionnaires, créatifs dans tous les domaines : architecture, arts…
Comme exemple de possible et d’impossible, prenons un cas concret, celui de l’Accord de libre-échange complet et approfondi que le Maroc négocie actuellement avec l’Union européenne. Quels indices peut-on y déceler quant à sa réalisation ?
Signer un accord de libre-échange, pourquoi pas, mais encore faut-il qu’il y ait une régulation des marchés et que chacun des membres de cet accord puisse faire valoir sa valeur ajoutée et tirer profit du marché. J’ai été associé à des exercices de prospective agro-alimentaire sur la Méditerranée. J’ai été très inquiet de voir que le Maroc comme l’Algérie, qui étaient exportateurs de céréales auparavant, sont devenus de gros importateurs !
Le modèle crétois est en voie de disparition au profit d’un modèle mondialisé. Je pose la question : dans ce grand marché, quels sont les avantages comparatifs de l’économie marocaine ?
L’économie marocaine est-elle armée pour affronter les marchés mondiaux en bonne position ? Cet accord ne profitera-t-il pas à la seule Rive-Nord ? C’est un vieux débat que nous avons eu avec le processus de Barcelone. Dans l’espace euro-méditerranéen, il y a des complémentarités évidentes, mais encore faut-il que chaque partie du bassin trouve son compte. Il faut un jeu à sommes positives… mais je ne suis pas certain que cela soit le cas.
Il peut y avoir d’autres desseins liés à la situation géopolitique au Sahel et à la question des flux migratoires ?
On est alors dans une politique où il s’agit pour la Rive-Nord d’instrumentaliser le Maghreb comme barrière vis-à-vis du flux migratoire venant du sud du Sahara !
Comment aider la décision politique ?
Je suis un militant dans la prospective, car j’ai toujours pensé que prospective et politique vont de pair. Si vous voulez assumer une fonction politique, il faut faire preuve de veille, d’anticipation et de prévoyance et que vous soyez capable comme stratège de donner un sens au concept médiéval de bien commun et au concept plus moderne d’intérêt public. La fonction noble du politique est d’être porteur d’un projet d’intérêt collectif à moyen et long termes et d’en être le garant dans la durée.
Nos politiques sont plus aujourd’hui dans la communication et la gesticulation et nous n’avons pas de leader porteur de vision pour un pays ou une région. Notre rôle est d’interpeler le politique et lui rappeler ce que l’on attend de lui sur les questions d’équité, de solidarité et de cohésion sociale, et sur sa capacité à mobiliser les forces vives et les corps constitués pour avancer ensemble. Un des enjeux pour nos vieux pays, c’est de dire : de quel avenir voulons-nous et comment le construire ensemble ?
Nous travaillons dans cette direction, celle de donner du sens à l’action publique, celle des pouvoirs publics, mais aussi des autres acteurs, ONG, institutions... qui travaillent sur l’intérêt général.
Sur quels dossiers travaillez-vous actuellement ?
Mon principal chantier porte sur l’avenir des solidarités entre et au sein des générations face au vieillissement démographique. En France, nous avons un système de protection social très développé et lorsque l’on observe le flux financier qui va des adultes vers les plus âgés et celui des plus âgés vers les plus jeunes on se rend compte d’une situation de plus en plus inéquitable. Les disparités se creusent et nous travaillons comme au Maroc sur l’avenir des systèmes de retraite et de santé. Le Maroc, qui a fait sa transition démographique, sera également concerné par cette très forte évolution.
À une question sur ce monde de demain, vous évoquiez la compétition de plus en plus vive sur les matières premières, l’eau potable, les terres arables, les hydrocarbures... Au Maroc, nous multiplions la construction de golfs, alors que la désertification avance avec le changement climatique. Comment réagissez-vous à cela ?
Dans tous les grands projets d’aménagement et d’urbanisme, il y a un projet de golf. Y a-t-il une demande solvable au niveau national et international ? Est-ce que l’on a envie d’attirer cette clientèle qui a des disponibilités en temps et en argent ? Peut-on attirer au même endroit un tourisme de masse et un tourisme jet set ? D’autre part, qui dit golf, dit arrosage, or parmi les biens les plus précieux, nous avons l’eau, qu’il faut préserver et économiser. Le Maroc a des potentiels, mais il y a des rigidités sociales qui sont fortes.
Pouvez-vous approfondir votre idée ?
Michel Crozier, qui est souvent venu au Maroc, avait l’habitude de dire que le dynamisme des pays et des organisations dépendait plus de la capacité de mobiliser les ressources humaines que des ressources financières. C’est mieux de faire les deux, mais il faut savoir que l’on ne décrète pas le développement. On met en route une dynamique de développement avec des acteurs et dans une démarche démocratique. Il y a au Maroc un grand potentiel, mais beaucoup de rigidités. Il faut savoir aussi que si l’on ne fait rien, on va subir le futur qui nous sera imposé par les autres. Nous avons une parcelle de liberté, essayons d’en faire bon usage et construisons un futur plutôt choisi que subi. C’est cela le défi.
En travaillant sur ce monde à naître, vous pointez du doigt l’exploitation outrancière des ressources naturelles qui entraîne des perturbations très profondes de l’écosystème. Comment sera le monde de demain ?
Nous sommes dans un monde de plus en plus incertain où les interdépendances se sont accrues, où l’épicentre de l’économie monde bascule de l’Atlantique vers le Pacifique. On est dans un monde qui a des défis écologiques majeurs à surmonter.
Trois questions à : Mounira Jaidi, directrice de l’Institut CDG
«L’Institut CDG participe en amont du processus de réflexion stratégique»
On présente l’institut CDG comme un laboratoire d’idées ? Qu’entendez-vous par là ?
L’Institut CDG se veut un espace où la neutralité du ton et la réflexion libre sont des conditions nécessaires à l’éclosion de débats constructifs, devenant ainsi un véritable laboratoire d’idées. Depuis sa création en 2004, l’équipe de l’Institut CDG participe en amont du processus de réflexion stratégique portant sur les métiers du groupe CDG. Anass Houir Alami, président de l’Institut et directeur général de la Caisse de dépôt et de gestion, a parlé du rôle essentiel de l’Institut qui permet d’alimenter la réflexion et la stratégie de la CDG et d’autres organismes par des données externes relatives à l’environnement socio-économique et de recueillir les points de vue d’autres parties prenantes, tous domaines d’activité confondus». Pour se donner les moyens de ses ambitions, l’Institut s’est doté d’une gouvernance propre, constituée d’un comité de pilotage et d’un comité scientifique, composés de personnalités reconnues pour leur expertise, qui ont la charge d’orienter ses axes de travail. Il a également noué un ensemble de partenariats avec des institutions ayant les mêmes préoccupations, la même envie de décrypter notre environnement, créant ainsi un réseau aussi bien national qu’international qui se développe et sur lequel l’Institut s’appuie pour animer les débats autour de questions et enjeux d’actualité.
Sur quels thèmes et sujets avez-vous travaillé ?
L’Institut CDG a organisé des conférences sur des problématiques de développement de notre pays qui coïncident avec les domaines d’activités stratégiques du groupe. Ainsi, l’Institut CDG a mis en place trois cycles de conférences annuelles autour des métiers du développement territorial (Urbanis, en partenariat avec CDG développement), de la finance (Intégrales de la finance, avec CDG Capital) et de la prévoyance (Forum des retraites, en collaboration avec le Pôle Prévoyance). En 2012, le cycle Urbanis a été consacré à la gestion des grands projets urbains. Les Intégrales de la finance ont connu deux rencontres, la première consacrée à l’innovation financière et la seconde à la titrisation. Le Forum des retraites a, pour sa part, été consacré à l’extension de la protection sociale.
En parallèle à ces trois grandes manifestations, l’Institut CDG a organisé nombre d’événements plus ciblés sur des problématiques opérationnelles et de connaissance de l’environnement socio-économique. Grâce aux séminaires métiers, l’Institut réunit autour de sujets transversaux les collaborateurs du groupe CDG.
Les rencontres de 2012 ont porté sur la couverture retraite des indépendants, les grands principes d’un code de déontologie, les évolutions récentes et futures des normes IFRS et l’arbitrage comme moyen alternatif de résolution des différends commerciaux. Pour un public plus ouvert, l’Institut CDG a organisé également un cycle de conférences portant sur les déséquilibres de la balance commerciale marocaine et les moyens de le résorber. Les deux premières conférences du cycle de quatre rencontres ont eu lieu en 2012 et ont porté respectivement sur la recherche agro-alimentaire et la possible sécurité alimentaire du Royaume et sur les potentialités des gaz de schistes.
Également à l’honneur en 2012, la micro-assurance qui a fait l’objet d’une conférence sur ses opportunités en tant qu’outil de lutte contre la précarité et la pauvreté au Maroc. Et enfin, une dernière conférence a eu pour objet la restitution des recommandations du Conseil économique, social et environnemental quant à la réforme du système fiscal marocain.
Quelles sont les questions traitées en cette année 2013 ?
En 2013, dans le domaine d’activité banque et finance, l’Institut CDG, Maghreb, Titrisation et l’Institut Louis Bachelier ont organisé la première édition des ateliers de la titrisation dont l’objectif est de sensibiliser les investisseurs de la place aux opportunités que présente la titrisation. Dans le domaine de la prévoyance et de la retraite, un séminaire a été consacré au vieillissement de la population et à son impact sur le financement des retraites et une prochaine rencontre est programmée autour des questions de micro-simulation en sciences sociales.
Dans le domaine du développement territorial, et eu égard aux grands projets territoriaux portés par le groupe CDG et afin d’accompagner cette dynamique interne, l’Institut CDG a organisé pour les cadres dirigeants du groupe un séminaire consacré à la prospective territoriale et à la construction de scénarios contrastés. Enfin, dans le cadre du cycle consacré aux déséquilibres de la balance commerciale marocaine, une troisième rencontre s’est tenue portant sur les mécanismes de transfert d’énergie électrique entre les pays du Nord et du Sud. Enfin, l’Institut CDG envisage de lancer des groupes de réflexion, composés d’experts, travaillant en réseaux, pour générer des solutions innovantes face aux grands enjeux de politiques publiques au Maroc. En interne, nous travaillons avec la direction du Capital humain, à intervalles réguliers, sur des séminaires d’intégration au profit des nouvelles recrues du groupe CDG. L’objectif est d’offrir aux nouvelles recrues une vision d’ensemble sur le groupe CDG : ses missions originelles, ses valeurs, son organisation, ses activités et ses orientations stratégiques, mais aussi de leur offrir un contact privilégié avec le top management et la possibilité de construire leur propre réseau au sein du groupe.