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Lundi 23 Juin 2025
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HarmonyOS : Huawei défie la gravité technologique mondiale (Tribune)

Dans le ciel agité des tensions géopolitiques, une étoile chinoise trace sa propre orbite. Son nom : HarmonyOS. Conçu dans l’urgence d’un embargo, porté par l’audace d’un géant privé, ce système d’exploitation n’est plus un simple projet. Il est devenu un symbole. Une démonstration de force. Une promesse de souveraineté numérique dans un monde fragmenté.

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Il y a des décisions qui ferment des portes, et d’autres qui ouvrent des voies. Lorsque Huawei s’est vu interdire l’accès à Windows en mars 2025, la nouvelle aurait pu sonner comme une condamnation pour ses activités informatiques. Mais à Shenzhen, c’est l’inverse qui s’est produit puisque l’interdiction a été vécue comme une provocation utile, une ultime incitation à achever une révolution en cours.

Cette révolution a un nom : « HarmonyOS NeXT ». Développé en interne et affranchi des architectures américaines, ce système s’apprête à équiper un ordinateur Huawei de dernière génération dès ce lundi 19 mai 2025. Ce lancement ne relève pas d’un simple aggiornamento technique. Il incarne une rupture en la matérialisation d’un écosystème numérique alternatif, totalement indépendant des standards occidentaux.

900 millions d’appareils et une ambition planétaire

L’aventure de HarmonyOS commence modestement, en 2019, sur fond de tensions sino-américaines. Initialement perçu comme un substitut à Android, il devient progressivement le cœur battant de toute la stratégie numérique de Huawei. En 2025, cinq ans plus tard, ce système équipe déjà près de 900 millions d’appareils : smartphones, montres connectées, téléviseurs, tablettes et véhicules. La logique est claire et réside en la création d’un univers cohérent où chaque appareil est une extension de l’autre.

Derrière cette expansion fulgurante, un chantier titanesque mobilisant 2,5 millions de développeurs et plus de 4 millions de personnes formées. Rarement un projet technologique d’entreprise aura mobilisé autant de ressources humaines dans un laps de temps aussi court.

Quand l’OS devient manifeste politique

En Chine, le succès est spectaculaire. Selon Counterpoint Research, HarmonyOS a bondi de 8% à 17% de part de marché mobile en un an, dépassant même iOS d’Apple et se classant en seconde position juste après Android. Une ascension éclair, soutenue par un patriotisme économique assumé et un soutien institutionnel discret mais constant. À l’échelle internationale, les parts restent très modestes avec un 4%. Cependant, il y a douze mois, ce chiffre était d’à peine 2%. Ce doublement en si peu de temps n’est donc pas anodin.

En réalité, HarmonyOS n’est pas seulement une prouesse technologique, c’est un signal. Une tentative sérieuse de remise en question de l’ordre établi, où Android et iOS règnent sans partage depuis deux décennies. En devenant une alternative crédible, Huawei joue une partition ambitieuse, celle d’une Chine numérique qui veut écrire ses propres règles, avec ses propres outils.

Le micro-noyau comme clé de voûte de l’OS Huawei

Là où Android et Windows reposent sur des noyaux monolithiques, HarmonyOS opte pour un micro-noyau distribué. Moins gourmand, plus modulaire, ce choix d’ingénierie permet des performances accrues et une consommation d’énergie réduite. Huawei annonce même des gains d’efficacité trois fois supérieurs à ceux de Linux. Si ces chiffres restent à confirmer par des audits indépendants, ils témoignent d’une volonté claire de proposer mieux que les références existantes, et non pas juste autrement.

Mais au-delà des performances brutes, c’est l’unification de l’expérience utilisateur qui impressionne. Avec HarmonyOS NeXT, le smartphone, le PC, la montre, le téléviseur, la voiture deviennent les faces d’un même prisme numérique. La fluidité entre les supports, longtemps vantée par Apple, devient ici un standard natif, extensible à une infinité de cas d’usage.

L’automobile comme laboratoire de puissance intégrée

L’écosystème Harmony ne se limite pas aux terminaux traditionnels. La branche automobile de Huawei, à travers sa marque Aito, incarne une autre facette de cette stratégie d’intégration verticale. En février 2024, elle a livré plus de 21.000 véhicules électriques, dépassant Li Auto, Nio ou encore Xpeng.

L’Aito M5, premier modèle embarquant HarmonyOS, préfigure une nouvelle ère. Celle de la voiture entièrement intégrée dans l’environnement numérique de l’utilisateur. Huawei ne se contente pas de fournir un système d’infodivertissement mais la plateforme logicielle globale, la connectivité, la recharge intelligente et même les bras robotisés pour ravitailler automatiquement le véhicule. Elle est parvenue à créer une chaîne de valeur complète, fermée et maîtrisée.

OpenHarmony et la logique des contributeurs

Parallèlement à ce déploiement massif, Huawei soutient une stratégie d’ouverture codifiée. OpenHarmony, la version open source du système, compte déjà plus de 7.800 contributeurs actifs. L’idée est probablement de reproduire le modèle de diffusion d’Android tout en gardant un contrôle sur le socle de base.

Mais contrairement à Google, qui a évangélisé le monde libre dans un contexte pacifié, Huawei avance dans une époque où le code est devenu un terrain de guerre froide. L’enjeu n’est pas simplement de séduire des développeurs. Il s’agit de bâtir une sphère d’influence numérique capable de résister à la pression des standards dominants.

Le défi de l’écosystème international

Si l’expansion en Chine semble assurée, le grand saut vers l’international reste semé d’embûches. Le premier obstacle est la compatibilité. HarmonyOS NeXT ne supporte pas nativement les applications Android. Avec seulement 1.500 applications natives disponibles sur sa version PC, Huawei devra convaincre les développeurs du monde entier de réécrire ou de porter leurs logiciels.

Le deuxième frein est l’absence d’applications phares comme Photoshop, Chrome ou WhatsApp. Pour l’instant, HarmonyOS reste tourné vers l’utilisateur chinois. La vitrine est donc locale et le défi reste mondial.

L’intelligence artificielle en appui

Pour séduire au-delà de son marché domestique, Huawei mise aussi sur la carte stratégique de l’intelligence artificielle. HarmonyOS NeXT intègre des modules avancés de génération de contenu et un assistant conversationnel conçu pour rivaliser avec les interfaces de Microsoft ou d’Apple.

Ce virage IA ne se limite pas à une couche cosmétique. Il est pensé comme un levier d’adhésion, une façon d’augmenter l’attractivité d’un OS encore jeune. Dans une ère où la voix, l’image et le contexte deviennent les nouveaux claviers, cette orientation pourrait faire toute la différence.

L’effet systémique : économie, emploi, autonomie

En Chine, l’impact dépasse déjà la sphère technologique. Selon une étude de Shanghai Bencham, le développement de HarmonyOS pourrait générer 3 millions d’emplois. En réduisant la dépendance aux technologies américaines, Huawei sécurise non seulement sa propre chaîne de valeur, mais aussi celle de tout un pan de l’industrie nationale.

Cette démarche renforce la résilience du pays face aux chocs exogènes et participe d’une stratégie plus large d’autonomisation numérique. Chaque ligne de code produite en interne est une dépendance en moins. Chaque application native développée localement est un verrou qui saute.

La montée en puissance de HarmonyOS s’inscrit donc dans une tendance plus large qui est celle d’un monde numérique qui cesse d’être unipolaire. Android et iOS ne sont plus seuls, le monopole est fissuré et la fragmentation s’accélère. La souveraineté logicielle devient une arme stratégique, au même titre que l’énergie ou la sécurité alimentaire.

La Chine, par la voix de Huawei, affirme son ambition de ne plus être l’usine du monde, mais l’architecte de ses protocoles. HarmonyOS n’est pas encore un standard mondial. Mais il est déjà une exception majeure, et peut-être bientôt, une alternative structurante.
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