Arafa, un jour sacré
Le neuvième jour de Dhu Al-Ḥijja, appelé Yawm Arafa, est l’un des sommets du calendrier islamique. Ce jour-là, les pèlerins se tiennent sur le mont ou la plaine de Arafa, à l’est de La Mecque. Ce lieu, au-delà de sa géographie, est chargé d’une mémoire spirituelle. Selon plusieurs récits, c’est là qu’Adam retrouva Eve après leur descente sur terre, marquant ainsi la première réconciliation humaine. Le Prophète Ibrahim, paix sur lui, y proclama l’appel au pèlerinage :وَأَذِّنْ فِي النَّاسِ بِالْحَجِّ يَأْتُوكَ رِجَالًا وَعَلَىٰ كُلِّ ضَامِرٍ يَأْتِينَ مِنْ كُلِّ فَجٍّ عَمِيقٍ
« Fais donc aux gens une annonce pour le pèlerinage : ils viendront à toi à pied et sur toute monture efflanquée, venant de tout chemin éloigné.» (Sourate Al-Ḥajj, 22:27)
Et c’est sur cette même plaine que le Prophète Mohammed ﷺ prononça son sermon d’adieu, rappelant l’égalité entre les hommes, la sacralité du sang, des biens et de la foi. Il choisit de ne pas gravir la montagne afin d’éviter que ce geste ne devienne une obligation, manifestant ainsi la sagesse de la simplification rituelle. Mais plus encore, ce jour constitue l’axe central du pèlerinage. Le Prophète ﷺ a dit :
الحَجُّ عَرَفَةُ
« Le Hajj, c’est Arafa.» (Rapporté par at-Tirmidhi et an-Nasaʾi)
Sans cette station, le pèlerinage est invalide puisque Arafa est une condition sine qua non du Hajj, un rendez-vous incontournable entre le serviteur et son Seigneur. Ce n’est donc pas un simple rite, c’est l’âme du Hajj. À la fin de cette journée majestueuse, alors que le soleil décline sur l’horizon, une miséricorde céleste (Ar-raḥma) descend sur les pèlerins. Les textes rapportent que c’est en ce moment précis que Dieu affranchit d’innombrables âmes du châtiment du Feu, acceptant les supplications sincères et ouvrant les portes du pardon et de la réconciliation. Quant à ceux qui ne sont pas en pèlerinage, le jeûne de ce jour est une opportunité spirituelle d’une rare intensité :
صِيَامُ يَوْمِ عَرَفَةَ أَحْتَسِبُ عَلَى اللَّهِ أَنْ يُكَفِّرَ السَّنَةَ الَّتِي قَبْلَهُ وَالسَّنَةَ الَّتِي بَعْدَهُ
« Le jeûne du jour de Arafa : j’espère qu’il expiera les péchés de l’année écoulée et de l’année à venir.» (Rapporté par Muslim)
Ce jour étant lié à la station effective des pèlerins à Arafa, il est logique que son calendrier se réfère au moment où ces derniers s’y tiennent. Ici, c’est le lieu et l’occasion qui dictent le rendez-vous, et non l’inverse.
Ramaḍan, une temporalité céleste
À l’inverse, l’entrée dans le mois de Ramadan dépend d’un phénomène astronomique, l’apparition du croissant lunaire. Le Coran ordonne ceci clairement :فَمَنْ شَهِدَ مِنْكُمُ الشَّهْرَ فَلْيَصُمْهُ
« Quiconque d’entre vous voit le mois, qu’il jeûne.» (Sourate al-Baqara, 2:185)
Et le Prophète ﷺ le confirme en apportant plus de précisions :
صُومُوا لِرُؤْيَتِهِ وَأَفْطِرُوا لِرُؤْيَتِهِ، فَإِنْ غُمَّ عَلَيْكُمْ فَأَكْمِلُوا الْعِدَّةَ ثَلَاثِينَ
« Jeûnez à sa vision et rompez à sa vision. Et si elle est voilée pour vous, complétez alors trente jours. » (Rapporté par al-Bukhari et Muslim)
Ce hadith établit donc un principe indiscutable, l’observation du croissant lunaire doit être visuelle, locale, vérifiée et incarnée. Ainsi, la vision collective prévaut sur le calcul abstrait non observable. Cette méthode à la fois rigoureuse et accessible, conjugue science, tradition et bon sens.
Le Maroc, entre fidélité prophétique et souveraineté spirituelle
Le Maroc, fidèle à sa tradition, a institué une observation mensuelle rigoureuse du croissant lunaire. À chaque fin de mois, des dizaines d’observateurs officiels scrutent le ciel depuis des points répartis dans tout le Royaume. Les calculs astronomiques y sont également mobilisés, mais à titre indicatif. Si le croissant n’est pas visible, conformément à la Sounna, le mois est complété.
Cette méthode marocaine incarne une fidélité prophétique, une rigueur scientifique, et une souveraineté assumée. Elle protège la communauté de décisions précipitées, de spéculations sans preuves, et d’une standardisation aveugle aux réalités locales.
Le Coran, au-delà du temps
L’Islam ne tire pas sa pérennité de ses outils mais de sa source. Si les technologies évoluent, le message coranique, lui, demeure inaltéré. Allah a promis non seulement la transmission mais aussi la préservation du Coran :إِنَّا نَحْنُ نَزَّلْنَا الذِّكْرَ وَإِنَّا لَهُ لَحَافِظُونَ
« En vérité, c’est Nous qui avons fait descendre le Rappel, et c’est Nous qui en sommes gardiens.» (Sourate al-Ḥijr, 15:9)
Observer la lune à la lumière de cette guidance immuable n’est donc ni archaïsme ni opposition. C’est au contraire un geste de fidélité tranquille, une manière de renouer avec la dimension cosmique de la foi : humble, incarnée et profondément enracinée dans la voie prophétique.
Dissension de forme et cohésion de fond
Toute adoration fondée sur la rupture de l’unité devient suspecte, même si motivée par un zèle sincère. Le Coran nous met en garde :
وَلَا تَكُونُوا كَالَّذِينَ تَفَرَّقُوا وَاخْتَلَفُوا مِن بَعْدِ مَا جَاءَهُمُ الْبَيِّنَاتُ ۚ وَأُولَٰئِكَ لَهُمْ عَذَابٌ عَظِيمٌ
« Ne soyez pas comme ceux qui se sont divisés et ont divergé après que leur furent venues les preuves. Ceux-là auront un châtiment immense. » (Sourate Al Imran, 3:105)
Et le Prophète ﷺ a dit :
إِنَّ يَدَ اللَّهِ مَعَ الْجَمَاعَةِ
« Certes, la main d’Allah est avec le groupe.» (Rapporté par at-Tirmidhi)
Raisonner avec justesse, c’est avancer en fraternité. Car la sagesse véritable ne se manifeste pas dans la rupture ou le tumulte, mais dans la clémence partagée, dans la cohésion des âmes sous une guidance commune. Le Maroc, dans sa tradition, incarne cette intelligence tranquille. Il tisse harmonieusement fidélité aux sources, discernement scientifique et attachement à l’unité. Sur le mont Arafa comme sous la lune naissante du Ramaḍan, le vrai pèlerinage est celui du cœur. Et la direction la plus sûre est celle qui maintient les cœurs unis dans la lumière prophétique, là où la foi se fait horizon et la fraternité, chemin.