L’équation GAFAM : captation globale, érosion locale
Le Maroc n’est pas un cas isolé, mais son diagnostic est d’une limpidité implacable. Plus de la moitié des 10 milliards de dirhams annuels du marché publicitaire échappent aujourd’hui à son économie réelle. Une manne qui, au lieu d’enrichir l’écosystème local, transite vers des plateformes étrangères comme Google, Meta, TikTok ou YouTube, via des campagnes payées en devises, sans aucune obligation de contribution ni de redistribution.Ce système, soutenu par les algorithmes les plus performants du marché, présente un double visage. D’un côté, une efficacité redoutable en termes de ciblage, de mesure d’audience, de retour sur investissement. De l’autre, une désintermédiation brutale, qui marginalise les régies locales, affaiblit les médias nationaux et consomme de la valeur sans jamais en produire sur place.
Pire encore, les contenus journalistiques produits au Maroc en articles, vidéos ou enquêtes sont souvent aspirés par ces plateformes, voire volontairement versés, pour générer de l’audience et monétiser des impressions, sans rémunération des créateurs. Une spoliation silencieuse, rendue invisible par l’élégance du digital, mais dont les effets économiques sont bien réels. Pour les médias, les effets vont au-delà de la perte de revenus publicitaires : face à la dictature des algorithmes qui empêche la diffusion organique de leurs contenus, ils sont en plus contraints de payer les GAFAM pour atteindre leurs cibles.
Une souveraineté numérique à réinventer
La solution n’est ni l’interdiction, ni la confrontation et elle n’est pas non plus dans la résignation. Il s’agit d’élaborer un modèle marocain de régulation publicitaire, qui peut être fondé sur trois leviers structurants. D’une part, une contribution fiscale locale sur les achats publicitaires numériques, collectée au niveau national auprès des annonceurs, indexée sur les volumes investis auprès de plateformes non résidentes. Cette mesure permettra de compenser les pertes en devises et en taxes locales.D’autre part, une contribution d’alimentation d’un fonds souverain pour les médias, destiné à financer la création de contenus, la formation, l’innovation éditoriale et à assurer une rémunération juste des productions locales, y compris pour les petits éditeurs. Ceci à l’instar de la taxe d’importation des imprimantes à hauteur de 10% au profit des auteurs et éditeurs. Et enfin, des mécanismes incitatifs pour les annonceurs, qui valorisent l’investissement sur les supports marocains via des crédits fiscaux, des labels ou des partenariats stratégiques.
Ce triptyque n’est pas à voir comme une arme de dissuasion, mais plutôt comme un outil de justice économique. Il vise à réinsérer la publicité numérique dans le tissu national, à rendre la croissance globale compatible avec les équilibres locaux et enfin à rendre l’offre locale plus compétitive. Mais pour penser juste, encore faut-il penser large. Car ailleurs, des expériences similaires ont vu le jour, avec des succès, des limites et, surtout, des leçons.
Les modèles internationaux : quatre récits, un même impératif
L’Australie : entre bras de fer et pragmatisme institutionnelEn 2021, l’Australie a ouvert la voie avec un outil inédit, le «News Media Bargaining Code», un dispositif législatif contraignant les plateformes à négocier une rémunération équitable avec les médias locaux. Face à cette injonction, Facebook a brièvement coupé l’accès aux contenus d’actualité sur son réseau créant un vrai choc.
Cependant, l’État australien n’a pas cédé, ce qui aboutit à plus de 30 accords commerciaux, injectant environ 200 millions de dollars australiens/an dans les rédactions. L’effet a été spectaculaire pour le journalisme local. Toutefois, cette victoire a montré sa fragilité, car en 2024, Meta a annoncé son retrait du dispositif, préférant investir ailleurs. Là encore, le gouvernement a été très réactif en imposant un nouveau mécanisme incitatif. Ainsi, les plateformes refusant de contribuer paieront une redevance fixe à l’État liée au chiffre d’affaires réalisé et non au contenu affiché. La seule échappatoire à cette taxe est de conclure des accords directs avec les éditeurs dépassant un seuil global fixé.
Ce nouveau levier, baptisé «news bargaining incentive», instaure un système où, même en cas de retrait des contenus d’actualité, la plateforme reste redevable d’une contribution financière. Une façon de contourner les stratégies d’évitement et d’assurer une pérennité au modèle. Ainsi, l’Australie est passée du bras de fer au levier fiscal intelligent, renforçant sa législation tout en rendant le contournement du système économiquement défavorable.
Le Canada : une loi à deux visages
Le Canada a pris le relais avec la loi sur les nouvelles en ligne (2023), fondée sur un principe proche du modèle australien. S’y ajoute une taxe sur les services numériques de 3%, visant les grandes plateformes étrangères. En réaction, Google a accepté de verser 100 millions de dollars canadiens/an aux médias canadiens, tandis que Meta, fidèle à sa stratégie d’évitement, a bloqué l’accès aux actualités sur ses plateformes. Le Canada a donc réussi à faire contribuer l’un des géants, au prix d’un conflit ouvert avec l’autre.
Mais ce qui distingue le modèle canadien, c’est sa clause d’exemption. Les plateformes peuvent échapper à l’arbitrage obligatoire si elles concluent des accords équitables avec un large éventail de médias, y compris les plus petits. C’est cette clause qui a permis à Google de formaliser un accord global, tout en évitant l’affrontement juridique. Cette dualité met en lumière un enseignement qui réside dans le fait que la coopération ne peut reposer que sur la bonne volonté des plateformes. Elle doit être ancrée dans le droit, encadrée par des institutions robustes et associée à des mécanismes de redistribution clairs, au bénéfice de tous les éditeurs, grands comme petits.
France et Espagne : la voie fiscale, entre courage et coordination
En Europe, la réponse a pris une autre forme avec l’adoption de la taxe sur les services numériques, souvent appelée taxe GAFA. En France, elle est en vigueur depuis 2019, avec un taux de 3% sur les revenus générés localement. Elle devait rapporter près de 800 millions d’euros en 2024. L’Espagne a suivi une voie similaire, bien que les résultats y soient plus modestes avec moins d’un tiers des recettes initialement attendues.
Ces dispositifs ont prouvé leur efficacité budgétaire. Mais ils ont aussi suscité des tensions diplomatiques, notamment avec les États-Unis, qui y voient une forme de discrimination commerciale. D’où l’importance du rôle de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui tente, non sans peine, de coordonner une approche fiscale mondiale pour éviter la fragmentation. Par ailleurs, l’Espagne offre une leçon singulière. En 2014, une loi mal calibrée sur les droits voisins avait provoqué le retrait de Google News du pays pendant huit ans. L’épisode a montré que l’imposition unilatérale peut être contre-productive si elle ne ménage pas de voie négociée.
Le cas marocain
Le Maroc dispose d’atouts tangibles pour aller de l’avant. Son tissu médiatique, bien que fragilisé par les mutations numériques, reste animé d’une vitalité réelle et d’un potentiel de rebond, à condition de disposer des moyens nécessaires. Son administration fiscale, aguerrie aux mécanismes de régulation, serait à même de piloter efficacement une contribution numérique adaptée. Du côté des professionnels, les agences de communication manifestent une lucidité croissante face à l’urgence du rééquilibrage, et se montrent prêtes à concevoir des modèles plus vertueux. Quant aux annonceurs, ils sont de plus en plus sensibles aux enjeux de responsabilité sociétale et d’ancrage local, signes d’une maturité favorable à une mobilisation collective.Mais l’essentiel tient dans la leçon que le Maroc peut tirer de l’histoire récente. S’en remettre à la seule bonne volonté des plateformes serait une erreur stratégique. Miser sur des accords flous reviendrait à entretenir l’illusion d’un équilibre qui n’existe plus. Les signaux faibles, eux, ne trompent pas : partout où les écosystèmes éditoriaux ont été laissés sans garde-fou, ils se sont effondrés ou marginalisés. C’est pourquoi la réponse marocaine ne saurait être isolée ; elle doit s’inscrire dans le sillage des dynamiques multilatérales, notamment celles portées par l’OCDE, tout en préservant une marge d’action souveraine, souple et adaptée aux priorités nationales.
L’enjeu n’est pas de chercher la confrontation, mais de rétablir une forme de justice. Il s’agit de veiller à ce que les investissements publicitaires ne se dissolvent pas dans des circuits opaques, mais qu’ils irriguent en retour les fondements mêmes de notre vie collective : une information libre et accessible, une culture enracinée dans sa diversité, une économie qui tient debout par ses propres forces.
Un Digital Media Compact africain
Parce que le Maroc ne peut prétendre peser seul face à des géants globaux, il lui revient de hisser cette ambition au niveau continental. Porté par une volonté de coordination stratégique, un Digital Media Compact africain pourrait émerger comme levier d’influence collective, en rapprochant les cadres réglementaires, en croisant les expertises fiscales et juridiques, en consolidant un front de négociation face aux plateformes, tout en donnant à la création africaine la reconnaissance qu’elle mérite dans sa pluralité de langues, de formes et de sensibilités. Une telle alliance permettrait de déjouer les pressions ciblées contre un État isolé, tout en déployant des réponses à la hauteur des enjeux numériques du continent.Il ne s’agit pas de bloquer la modernité, mais d’exiger que la modernité respecte les territoires qu’elle traverse. En construisant un pacte publicitaire souverain, équitable et durable, l’Afrique peut ouvrir la voie à une nouvelle ère de relations entre plateformes et pays émergents. Une ère où la publicité ne serait plus une fuite de richesse, mais un moteur de développement. Une ère où les contenus africains ne seraient plus gratuits pour les autres, mais rémunérés pour ce qu’ils sont, une production précieuse, vivante, enracinée. C’est à cette dignité économique que nous devons aujourd’hui aspirer. Non pas en criant plus fort, mais en agissant plus juste.
Publicité numérique : le cas français, radiographie d’une désintermédiation
D’après l’Observatoire de l’e-Pub 2025 (SRI, UDECAM, Oliver Wyman), le marché français de la publicité digitale a atteint 10,97 milliards d’euros en 2024, en hausse de 14%. Le Display pèse pour 2,12 milliards d’euros et connaît une croissance notable de +17%. Au sein de ce segment, la vidéo en ligne s’impose comme moteur principal, représentant 58% du Display, avec une croissance de +26% sur un an. Cette dynamique profite quasi exclusivement aux plateformes internationales. YouTube, Netflix, Amazon, TikTok et consorts captent ensemble 79% des recettes vidéo, tandis que les producteurs de contenus (éditeurs, broadcasters) n’en récupèrent qu’une part résiduelle.Mais c’est sur le terrain de l’achat média que le basculement est le plus net. En 2024, 65% des achats display (hors opérations spéciales) se font via des outils programmatiques – ces plateformes automatisées, souvent intégrées aux GAFAM eux-mêmes. Sur la seule vidéo, le programmatique atteint 75% des volumes. Ce modèle désintermédie massivement les chaînes traditionnelles de l’achat d’espace. Les régies locales, agences médias et acteurs indépendants sont contournés au profit d’un circuit fermé, intégré par les plateformes. Entre 2022 et 2024, les recettes programmatiques hors plateformes ont progressé de seulement +2 points, contre +18% pour les walled gardens. L’écart se creuse.
Ce phénomène s’accompagne d’une concentration croissante. Les plateformes de streaming, qui représentaient 31% du marché display en 2022, pèsent désormais 38%, quand les éditeurs info tombent à 26%. Cette trajectoire française, bien documentée, montre comment la technologie peut reconfigurer en profondeur les flux de valeur. Non pas en ajoutant un nouvel acteur, mais en captant l’ensemble de la chaîne, de la donnée jusqu’à la diffusion.