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Le philosophe français Vincent Delecroix invité du «Book Club Le Matin»

Entre littérature et philosophie, Vincent Delecroix explore les zones de tension qui animent ces deux disciplines. Invité du «Book Club», ce penseur a captivé son audience en abordant les questions d'universel et de singulier, d'indifférence et de révolte.

C’est dans le cadre du «Book Club» événement organisé par le «Groupe Le Matin», que Vincent Delecroix, écrivain et philosophe de renom, a animé une soirée mémorable à la Faculté de médecine de Casablanca. Face à une assistance captivée, il a abordé avec sensibilité et profondeur les rapports complexes entre littérature et philosophie, une dualité qu’il explore depuis des années dans ses œuvres.

Une tension fertile entre universel et singulier

La rencontre s’est ouverte par une introduction de Driss Jaydane, philosophe et modérateur de la soirée, qui a situé le débat au cœur de cette tension fertile entre deux modes d’expression : celui de l’universel conceptuel propre à la philosophie, et celui de la singularité narrative caractéristique de la littérature. Vincent Delecroix, autant romancier que philosophe, est sans doute l’une des figures les plus à même d’incarner cette dualité.



L’auteur a expliqué comment, au début de son parcours, il s’imposait une séparation stricte entre ses écrits philosophiques et littéraires, allant jusqu’à publier ses œuvres auprès d’éditeurs différents pour chaque genre. Cependant, au fil des années, il a vu ces frontières s’effacer. «Je passe de l’un à l’autre de manière naturelle», confie-t-il, tout en soulignant qu’il est essentiel de ne pas réduire la littérature à une illustration de concepts philosophiques. «La littérature, ce n’est pas écrire des romans à thèse ou transformer des personnages en porte-parole d’idées», insiste-t-il.

Pour Delecroix, la philosophie s’attache à définir et à circonscrire, à «totaliser», tandis que la littérature s’aventure dans la singularité, dans la représentation des expériences individuelles. Ce va-et-vient entre l’universel et le particulier est pour lui le cœur battant de son travail, qu’il s’agisse d’écriture ou de réflexion.

Kafka, Kierkegaard et l’écriture de la singularité

Le débat s’est nourri de multiples références, notamment à Kafka et à Kierkegaard, deux auteurs que Delecroix admire profondément. En évoquant l’incipit emblématique de «La Métamorphose» de Kafka, il a souligné l’immense pouvoir de la littérature à capturer le réel dans toute sa monstruosité. «Regarder notre quotidien comme une expérience extraordinaire, presque monstrueuse : voilà ce que la littérature peut nous offrir», observe-t-il.

Quant à Kierkegaard, philosophe et écrivain, il incarne pour Delecroix l’exemple parfait de cette porosité entre les deux disciplines.

Kierkegaard cherchait à réintroduire la voix de l’individu dans un discours philosophique qu’il jugeait trop abstrait et impersonnel. «Faire entendre un “je” dans un texte, c’est rétablir la dimension existentielle de la pensée», explique-t-il, en rappelant que cette quête de singularité reste également au centre de son propre travail.

Quand la fiction interroge le mal

L’un des moments forts de la soirée était l’évocation de «Naufrage», un roman de Vincent Delecroix inspiré du drame de 27 migrants morts noyés en Manche en 2021. Plutôt que de raconter leur histoire ou de dénoncer de manière frontale les responsabilités politiques, Delecroix a choisi un angle plus radical : se glisser dans la peau d’un personnage indifférent à cette tragédie.



«C’était une écriture éprouvante», avoue-t-il, «mais il était important de suspendre le jugement moral pour comprendre cette indifférence ordinaire.» Cette démarche rejoint la réflexion d’Hannah Arendt sur la banalité du mal : ce ne sont pas des monstres, mais des individus banals, coupés de leur humanité, qui participent à ces tragédies.

Delecroix insiste sur la difficulté, mais aussi la nécessité, de confronter cette part sombre de nous-mêmes. «La littérature, loin d’être un simple divertissement, est un outil puissant pour explorer le réel dans toute sa brutalité», affirme-t-il. Ce regard sans complaisance interroge également notre propre position de spectateurs face à ces drames répétés. «Nous sommes tous témoins, mais isolés, atomisés. Cela rend l’action collective presque impossible.»

Un appel à la révolte collective

Une question posée par un membre du public a permis de clore la discussion sur une note camusienne : celle de la révolte. Pour Delecroix, la révolte, telle que définie par Albert Camus, constitue un moteur essentiel pour dépasser l’indignation stérile. «Nous vivons dans une époque où l’émotion est omniprésente, mais elle s’épuise rapidement, sans déboucher sur des actions concrètes. La révolte, au contraire, suppose un engagement durable, collectif», explique-t-il.

Cependant, cet engagement passe par une reconstitution du lien social, aujourd’hui largement fragmenté. La compassion, dit-il, doit redevenir une force d’action, comme le suggérait autrefois la notion antique de pitié : «La compassion, si elle ne débouche pas sur un acte, reste stérile», avertit-il, insistant sur la nécessité de créer une communauté pour transformer l’indignation en engagement.

Un héritage universel et contemporain

À travers cette soirée riche en échanges, Vincent Delecroix a offert bien plus qu’une simple réflexion sur la philosophie et la littérature. Il a rappelé leur rôle fondamental dans notre compréhension du monde et dans la construction de notre humanité. Qu’il s’agisse d’interroger la place du concept face au réel, de plonger dans les ténèbres de l’indifférence ou d’appeler à une révolte collective, ses propos résonnent comme un appel à ne jamais cesser de penser, d’écrire et d’agir.

Avec élégance et profondeur, Vincent Delecroix a offert une soirée à la Croisée des Chemins entre raison et émotion, concept et récit. Une plongée philosophique et littéraire qui, loin d’apporter des réponses définitives, invite chacun à questionner sa propre posture face au monde.
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