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«Les grands fusains de Boulemane» de Abdelkebir Rabi' au Book Club Le Matin

C’est la première fois – et sûrement pas la dernière – que le «Book Club Le Matin» reçoit un artiste-peintre à l’occasion de la publication d’une monographie qui lui est dédiée. L’immense Abdelkebir Rabi’ a été accueilli dans le Palais du Mechouar, samedi 8 mars, pour un échange autour du beau livre «Les grands fusains de Boulemane», dirigé par l’artiste et commissaire Mohamed Rachdi. Animée par l’artiste et universitaire Youssef Wahboun, la rencontre a permis d’explorer plusieurs aspects de l’univers de Rabi’, et de la place de l’émotion et de la mémoire dans son œuvre.

Le livre «Les grands fusains de Boulemane» est la troisième monographie consacrée à Abdelkebir Rabi’. Il s’agit également d’un ouvrage inaugural dans le cycle d’édition d’art lancée par Khalid Fine Arts, galerie d’art qui s’investit dans la mise en lumière des figures majeures de la scène artistique marocaine.

Mohamed Rachdi, curateur du projet, a tenu à souligner l’importance de cette œuvre dans la continuité du travail de l’artiste. Il a rappelé que son engagement pour faire reconnaître ces fusains remonte à 2008, lors d’une rétrospective où il a découvert «un travail d’une grande qualité artistique et académique, intimement lié à son histoire, à sa mémoire et à son lieu de naissance». Et d’ajouter : «Et depuis des années, je n’arrête pas de tanner Si Abdelkebir pour réaliser une grande exposition de fusain».

Chose faite, grâce à Khalid El Gharib, galeriste de Marrakech, qui a joué un rôle essentiel dans la mise en lumière et en beauté d’une exposition extraordinaire toujours visible à dans la ville ocre. Mohamed Rachdi précise : «Nous avons réalisé deux expositions, l’une à la galerie et l’autre au Hammam El Pacha, pour accompagner la sortie du livre. Ce projet ne sera que le premier d’une collection qui croise différents regards afin d’offrir une vision plus large de l’œuvre de Rabi’»

Rabi’ lui-même décrit ces fusains comme une expérience immersive, aussi bien sur le plan physique qu’émotionnel : «J’ai tenu à ce que ce soit un travail monumental qui nécessite une échelle et un échafaudage, deux mètres par trois. Pourquoi ce grand format ? Parce que lorsque je le réalise, je me sens à l’intérieur même du paysage et cela donne une sensation extraordinaire. Ce n’est pas seulement les mains qui dessinent, mais tout le corps». Animé par une incroyable énergie créative, l’artiste déploie en effet des efforts immenses lors du travail, comme lors des périples qu’il effectue dans le lieu qu’il dessine, nous explique Youssef Wahboun pour illustrer la passion qui anime Abdelkebir Rabi’.

Abstrait et figuratif

Si vous ne connaissez de Rabi’ que ses œuvres abstraites, marquées par l’élan vif d’un noir sabrant la surface claire de la toile, sachez que l’artiste n’a jamais cessé d’osciller entre abstraction et figuration. Mohamed Rachdi insiste sur cette particularité en affirmant : «Ce n’est pas une figuration qui mène à l’abstraction, mais une coexistence des deux. C’est un continuum dans son parcours». Cette posture va à l’encontre d’une certaine doxa qui a voulu imposer l’abandon de la figuration au profit d’une abstraction jugée plus savante.

Michel Guérin, philosophe et auteur d’un texte pour le livre, confirme cette analyse : «Rabi’ se moque totalement de ce stéréotype qui veut qu’un mur s’élève entre l’abstraction et la figuration. Ce sont deux modalités d’une même quête.» Il voit dans l’approche de l’artiste un véritable itinéraire spirituel, couronné par une illumination, au propre comme au figuré : «Il ne s’agit pas d’une lumière physique ou phosphorescente, mais d’une lumière qui passe par l’apparence et va au-delà.»

Le philosophe démontre le rapport conflictuel entre le noir et le blanc, ainsi que l'ombre et la lumière. Les fusains, réalisés sur papier, révèlent cette tension profonde où le noir semble se confronter à la lumière, créant un équilibre fragile. La lumière effleure la roche et les branches, dévoilant des détails subtils, tout en laissant dans l'ombre des zones mystérieuses et indéfinies.

Boulemane, le Locus Amoenus

«Est-ce que vous connaissez Boulemane ?», demande timidement Abdelkebir Rabi’ en évoquant sa ville natale qui occupe une place prépondérante dans son œuvre et dans ce projet de fusains. Un lien intime rattache l’artiste à ce lieu : «C’est un endroit perdu, enclavé au fin fond du Moyen Atlas. J’y suis né et j’y ai passé toute mon enfance et mon adolescence. Il n’y avait ni artiste, ni école d’art, mais c’est là que j’ai commencé à dessiner», se souvient-il avec beaucoup d’émotion. «Il y a des rochers qui ont traversé le temps et quand j’ai la nostalgie de Boulemane et de mon enfance, j’y reviens et j’ai l’impression que les rochers me reconnaissent».

Michel Guérin compare Boulemane au Locus Amoenus, ce «lieu agréable» qui, dans la tradition littéraire occidentale, est un espace de ressourcement et d’attachement profond. «Ce n’est pas anecdotique, c’est un lieu que je qualifierais de Géopoétique». Et de continuer : «Les années de Boulemane ont marqué Rabi’ et ont fondé en lui une mémoire qui n’est pas anecdotique. Il s’agit d’un lieu de mémoire résurrectionnelle, une présence continue dans l’actualité d’une chose qui n’est pas passée, qui n’est pas révolue».

Mohamed Rachdi revient à son tour sur le travail de la mémoire chez Rabi’ et sur ce qu’il appelle «l’invention de l’oasis natale» : «Le travail de la mémoire n’est pas de restituer un lieu tel qu’il est ou qu’il a été, mais de l’inventer complètement. Il y a dans cette œuvre une triple dimension de la mémoire : le rappel, l’oubli et l’invention». C’est dire que l’approche de Rabi’ ne se limite donc pas à une simple représentation du réel, mais émane d’un processus de réinterprétation et de sublimation. «C’est la magie de l’art. Il y a des choses au-delà du sujet», affirme Rabi’.

Interrogé par Youssef Wahboun sur son rapport à la critique, Rabi’ dévoile une posture de détachement : «Mon œuvre est mienne lorsqu’elle est encore dans l’atelier, mais une fois livrée au regard du public et du critique, elle cesse de m’appartenir.» Cette approche, loin d’être un rejet, illustre une forme de sérénité face aux différentes interprétations que peut susciter son travail. L’artiste confie, ceci étant dit, avoir été gâté par une critique pointue et d’une grande profondeur, autant par des auteurs étrangers que marocains, mais qu’il préfère nettement ces derniers parce qu’il n’a aucun besoin de s’expliquer ou d’étayer ce qui relève de la culture.
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