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Comment le cannabis licite redessine le paysage socioéconomique de la région de Chefchaouen

Au cœur des montagnes du nord marocain, la filière du cannabis licite émerge doucement des brumes de l’illégalité. Tel un sablier inversé, où le passé rencontre l’avenir, cette activité en plein essor se fraye un nouveau chemin, avec des promesses de changement et l’espoir d’un lendemain meilleur. Pour en savoir plus, nous nous sommes rendus dans des zones reculées où cette culture, synonyme jadis de clandestinité et de peur, s’exerce désormais en plein jour et pour le plus grand bénéfice de la communauté. Nous avons rencontré ses acteurs et recueilli leurs témoignages afin de mieux cerner les enjeux et les retombées de cette reconversion salutaire. Dans ce reportage, nous vous proposons donc un voyage au cœur de la filière du cannabis licite au Maroc, où chaque graine raconte une histoire et retrace le parcours d’une transformation attendue depuis longtemps.

Depuis quelques années, le Maroc, connu pour sa culture séculaire du cannabis, s’est lancé dans une nouvelle aventure : celle du cannabis licite. Un sujet qui intrigue autant qu’il suscite des interrogations, notamment depuis l’apparition des produits dérivés du cannabis au Salon international de l’agriculture au Maroc (SIAM) de 2024. Mais qu’en est-il réellement de cette filière émergente ? Dans une quête de compréhension, nous avons entrepris un périple à Chefchaouen, l’une des trois régions autorisées à cultiver, produire et exploiter le cannabis licite. Notre objectif : saisir les enjeux, défis et opportunités qui entourent cette industrie qui en est à ses premiers balbutiements.

Premier constat : l’attrait est palpable, tant du côté des agriculteurs que des investisseurs. La perspective d’une activité légale et réglementée semble offrir des perspectives intéressantes, mais la dimension financière demeure au cœur des préoccupations. Selon les témoignages glanés sur le terrain, la rentabilité financière de cette activité semble bien réelle. Mais au-delà des chiffres, l’élément le plus important qui revient sur toutes les langues reste cette tranquillité d’esprit, loin des aléas de la clandestinité et des risques associés au marché informel.

Des débuts difficiles, mais un avenir prometteur

Pour appréhender le fonctionnement de cette filière en plein expansion, nous avons rencontré plusieurs acteurs locaux, dont Redouane Ledmaoui, président de Talambio, l’une des premières coopératives autorisées à opérer dans ce secteur. Fondée en juin 2023, Talambio s’est donné pour mission de transformer, commercialiser et exporter du cannabis licite produit dans la région de Talambote. Pour cet investisseur, la filière du cannabis licite représente bien plus qu’une simple activité économique. «C’est une opportunité unique de contribuer au développement socio-économique de notre région et de notre pays», affirme-t-il. «En soutenant les agriculteurs locaux et en promouvant une culture responsable, nous aspirons à bâtir un avenir meilleur pour tous», ajoute-t-il.

La première année d’activité a été semée d’embûches, mais elle a posé les bases et annoncé de belles perspectives pour l’avenir. «Tout commencement est difficile», concède M. Ledmaoui. L’apprentissage de nouvelles techniques culturales, l’obtention des autorisations et des certificats requis... tout cela demande du temps et de la patience. «Mais avec un accompagnement quotidien et les efforts de l’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (ANRAC), nous avons surmonté ces défis et renforcé nos liens avec la communauté agricole», ajoute-t-il. Heureusement, la première récolte s’est révélée fructueuse, tant en quantité qu’en qualité, assure l’investisseur. Les laboratoires ont également confirmé la conformité des produits aux exigences légales, notamment en ce qui concerne le taux de THC, inférieur à 1%.

Pour rappel, la loi 13-21 qui encadre l’activité n’autorise que les cultures avec moins de 1% de THC, ou tétrahydrocannabinol, qui est le composant psychoactif présent dans la plante et qui est classé comme stupéfiant. Contrairement au CBD, ou cannabidiol, qui est une molécule calmante dépourvue d’effet psychotrope, et qui aurait même de nombreux bienfaits sur la santé. «Cette réussite témoigne du savoir-faire de nos agriculteurs et de notre engagement envers la qualité», souligne Redouane Ledmaoui avec fierté. «Nous avons franchi des étapes importantes, mais le chemin est encore long. Nous sommes déterminés à inscrire Talambio dans le paysage économique de manière durable et responsable», affirme-t-il.

Une histoire de retour aux sources et d’opportunités

Pour certains, le cannabis est plus qu’une simple opportunité commerciale. C’est un retour aux racines, une reconnexion profonde avec la terre de leurs ancêtres. C’est le cas de Aziz El Kourti, dirigeant de la coopérative Canpro. Il est fils de la région et il est diplômé en «International Business» de l’Université de Cambridge. Il s’est lancé dans l’aventure en 2023 pour laisser une trace, dit-il. Il a ainsi repris les terres familiales dans la région de Chefchaouen pour développer cette activité qui s’annonce lucrative, ce qui ne gâte rien ! «C’est la terre de mes origines, celle de mes parents et grands-parents», lance-t-il. «Quand j’ai appris la légalisation de cette filière, je suis revenu voir les terres qui nous restaient», raconte-t-il.

Pour M. El Kourti, l’optimisme est de mise, d’autant que les résultats sont encourageants. «Nous avons lancé l’opération l’année dernière et tout s’est bien passé», se réjouit-il. «Nous avons commencé avec trois hectares et nous avons réalisé des bénéfices dès la première année. Cela nous a encouragés à passer à 17 hectares pour cette deuxième année», précise-t-il fièrement. Le jeune investisseur a également salué les efforts de l’ANRAC qui, selon lui, a joué un rôle crucial dans ce succès. «Le directeur de l’ANRAC nous a beaucoup soutenus et a facilité nos opérations. Nous avons également travaillé avec une coopérative très professionnelle, qui nous a aidés à garantir des produits conformes aux normes du marché européen», assure-t-il. Malgré ces premiers succès, M. El Kourti reconnaît que le chemin à parcourir est encore long. «Comme vous le savez, il s’agit d’un nouveau projet et nous sommes en quelque sorte des pionniers de l’activité», explique-t-il. «Nous sommes encore dans la phase d’expérimentation, et nous attendons de voir si ce produit parviendra à se faire une place sur le marché», souligne-t-il. Mohamed Daoudi est un autre exemple d’entrepreneur en quête des nouvelles niches. Avec sa famille, il a saisi l’opportunité d’entrer dans ce business à travers la coopérative Bio Izguaren opérant dans la région de Tamorote, dont il est le président. «Nous avons commencé avec 7 hectares en 2023. Cette année, nous avons étendu nos activités sur 75 hectares en intégrant 74 cultivateurs», explique M. Daoudi. Une progression remarquable qui souligne le dynamisme de cette coopérative, sachant que les revenus générés par hectare cultivé tournent autour de 120.000 DH.

Mais les ambitions de la famille Daoudi sont plus grandes. C’est pourquoi ils ont mis en place un projet complémentaire permettant une gestion efficace de la production, regroupant la culture, la transformation et le transport. Tout comme M. El Kourti, M. Daoudi se montre plutôt confiant quant à la rentabilité future de la filière, malgré quelques incertitudes. Il souligne également l’impact positif de l’activité sur la communauté. «Au-delà des aspects financiers, le plus grand profit reste cette délivrance de l’anxiété, de la peur et du rejet social induits par l’activité illicite», affirme-t-il.

La paix d’esprit n’est pas le seul gain apporté aux cultivateurs par le circuit légal. Ceux-ci ont pu également améliorer leurs revenus, comme nous le confirme Redouane Ledmaoui. «D’après l’expérience de l’année dernière, je peux confirmer que l’agriculteur a doublé, voire triplé, son revenu», assure le dirigeant de la coopérative Talambio.

Biocannat, emblème d’un secteur en devenir

On ne peut aborder cette filière sans parler à l’un des acteurs qui ont marqué l’histoire du cannabis légal au Maroc : Aziz Makhlouf, l’homme qui est derrière la première usine de transformation du cannabis du Royaume, baptisée Biocannat. Ce dernier nous a fait visiter son unité située dans la région de Bab Berred à Chefchaouen. L’usine mise en service en mars 2023 tourne à plein régime. Elle assure actuellement une vingtaine d’emplois directs et prévoit d’atteindre 70 postes dans les prochains mois. «L’idée initiale était d’assurer un revenu stable aux familles et aux membres de la coopérative. Puis il y a eu un événement marquant qui a constitué un tournant décisif pour notre coopérative agricole, à savoir le deuxième Congrès international du cannabis organisé en 2021 à Tanger. Cette occasion nous a permis d’entrer en contact avec des industriels, dont des groupes pharmaceutiques, et a donné lieu à l’idée de créer cette unité», relate Aziz Makhlouf.

Ce dernier compte parmi ses exploits une autre première, à savoir la création du premier Groupement d’intérêt économique (GIE) dédié à ce domaine. Baptisé RTCV (Rif Taounate Chefchaouen Ventures), il regroupe quatre acteurs majeurs du secteur réglementé : CBD Rif Morocco, les coopératives Biocannat et Talambio et le laboratoire LaboVolta. «Notre objectif était de créer une chaîne de valeur forte pour attaquer le marché ensemble et faire face aux différents challenges», souligne-t-il.

Biocannat se concentre actuellement sur la fabrication de deux principaux produits à base de cannabis. Le premier produit est le distillat de CBD, qui est un concentré à haute teneur en CBD (90%) ayant subi un processus de distillation pour éliminer le THC. Le deuxième produit est l’isolat de CBD qui est une extraction de CBD pur sous forme de poudre cristallisée. Ces deux substances se prêtent à un large éventail d’utilisations dans les secteurs de l’agroalimentaire, de la santé et de la beauté. Biocannat se concentre actuellement sur la fabrication de deux principaux produits à base de cannabis : le distillat de CBD et l’isolat de CBD. Ces deux substances sont utilisées dans divers secteurs tels que l’agroalimentaire, la santé et la beauté. L’offre de Biocannat comprend aussi des terpènes, qui sont les principaux responsables des arômes et des saveurs de la plante.

Valorisation du Cannabis, il faut mettre le paquet

Ces exemples montrent que le succès est au rendez-vous et que les perspectives s’annoncent prometteuses. Mais le Maroc avance-t-il suffisamment vite dans ce projet présenté comme un levier de développement socioéconomique et qui vise à réhabiliter cette région qui a longtemps été abandonnée à son sort ? Pour répondre à cette interrogation, nous avons sollicité l’avis du professeur Redouane Rabii, président de l’Association marocaine consultative d’utilisation du cannabis (AMCUC). Ce médecin urologue, fervent défenseur du cannabis à usage médical, estime que le Maroc prend du retard dans ce segment lucratif. «Nous sommes en retard !», martèle-t-il, signalant que le Maroc est en train de perdre la longueur d’avance qu’il avait sur ses voisins européens. Le médecin a également appelé à la création d’un laboratoire national exclusivement dédié à la filière, à l’instar d’autres pays ayant déjà expérimenté cette voie. «Il faut créer un laboratoire national qui soit indépendant, neutre et qui contrôle la qualité des produits, qu’ils soient destinés aux secteurs agroalimentaire, médical, cosmétique ou autre», revendique-t-il. En somme, la filière du cannabis licite au Maroc, en dépit de ses défis, ouvre bien des perspectives économiques et sociales prometteuses pour le pays. Mais pour pleinement réaliser son potentiel, elle devra résoudre les questions en suspens et surtout revoir ses priorités.

À propos de la loi n°13-21 relative aux usages licites du cannabis

Adoptée en juillet 2021, la loi n°13-21 relative aux usages licites du cannabis a constitué une véritable révolution, dans la mesure où ce texte a permis de doter le Royaume d’un cadre légal au diapason des évolutions nationales et internationales. Cette loi vient ainsi clarifier le cadre légal de culture de cette plante à potentiel médicinal et thérapeutique, en fixant, sous réserve des engagements internationaux du Maroc, les conditions de la culture, de la production, de la transformation, de la fabrication, de la commercialisation, du transport, de l’exportation du cannabis et de ses produits et de l’exportation et de l’importation de ses semences et plants, de l’importation de ses produits, ainsi que de la création et de l’exploitation de ses pépinières.

En vue de faire face à tout usage illégal du cannabis et de réglementer son usage licite, la loi a prévu la création d’un mécanisme de gouvernance, en l’occurrence l’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (ANRAC), qui assure la mise en œuvre de la stratégie de l’État dans le domaine de la culture, de la production, de la fabrication, de la transformation, de la commercialisation, de l’exportation du cannabis et de l’importation de ses produits à des fins médicales, pharmaceutiques et industrielles. À cet effet, l’Agence est chargée de plusieurs missions, dont l’octroi, le renouvellement et le retrait des autorisations.

L’Agence veille aussi à l’application des dispositions de la loi 13.21, en coordination avec les autorités publiques compétentes. Elle doit assurer le suivi de la traçabilité du cannabis durant toutes les étapes de la filière de sa production, de sa transformation, de sa fabrication, de sa commercialisation et de son exportation et de l’importation de ses produits, notamment afin de s’assurer qu’il ne soit pas utilisé dans une activité illicite et que le cannabis produit illicitement ne soit pas utilisé dans des activités licites.

À noter que l’usage licite du cannabis est encadré par un important arsenal juridique, à savoir la loi 13.21, deux décrets : le décret n°2.21.642 portant sur la composition du conseil d’administration de l’Agence et le décret n°2.22.159 pris pour l’application de certaines dispositions de la loi 13.21 relative aux usages licites du cannabis, notamment celles afférentes au périmètre dédié à la culture et à la production de cannabis, ainsi que six arrêtés qui verront le jour très prochainement.

Ces arrêtés portent sur les modalités de délivrance des autorisations d’exercice des activités relatives au cannabis, les modèles de registres et les modalités de leur tenue par l’ANRAC et par les titulaires des autorisations d’exercice des activités relatives au cannabis et sur les conditions et les modalités de certification des semences et des plants de cannabis par l’Agence. Ils portent également sur les modèles de contrat de vente des récoltes de cannabis, du procès-verbal de livraison desdites récoltes et des procès-verbaux de destruction des excédents de production de cannabis, de ses semences, de ses plants, de ses récoltes et de ses produits.

Il s’agit aussi des taux de THC prévus aux articles 6 et 17 de la loi 13.21 relative aux usages licites du cannabis, afférents au taux minimum au-delà duquel respectivement les variétés de plantes de cannabis et les produits fabriqués à base de cannabis sont exclusivement destinés à l’usage médical, ainsi que des modalités de déclaration des dommages ou des pertes pouvant survenir aux récoltes de cannabis. La loi 13.21 s’aligne ainsi sur la décision des Nations unies de changer la classification du cannabis qui n’est plus considéré comme un stupéfiant dangereux et addictif, mais comme une plante à potentiel médicinal et thérapeutique. Toutefois, l’usage récréatif du cannabis reste prohibé.

Les chiffres de l’activité au 15 mai 2024

• 3.090 autorisations accordées contre 609 en 2023.

• 2.964 hectares de superficie exploitée contre 286 ha en 2023.

• 1.600 autorisations pour la culture et la production de la «Beldia».

• 1.490 autorisations pour la culture et la production de la variété importée.

• 1.438 autorisations de l’ONSSA pour la culture de la «Beldia».

• 2.159 autorisations de l’ONSSA pour l’importation des graines.

• 195 coopératives de production.

• 95 coopératives opérant dans la variété «Beldia».

• 100 coopératives opérant dans la variété importée.

• 294 tonnes de production en 2023.

Quid de l’amnistie des agriculteurs ?

Notre immersion et nos échanges avec les acteurs de la filière ont révélé que les jalons de la filière du cannabis licite étaient désormais posés et que le circuit légal commençait à se développer grâce aux efforts déployés à ce jour. Cependant, il y a certaines questions qui sont toujours en suspens, bien qu’elles soient cruciales pour le développement de cette filière. À leur tête la question de l’amnistie des agriculteurs qui font l’objet de poursuites judiciaires pour leur implication dans la production de cannabis illégal. D’ailleurs, plusieurs agriculteurs que nous avons rencontrés lors de notre visite dans la région ont refusé de témoigner en raison de leurs démêlés avec la justice. Pourtant, une proposition de loi d’amnistie a été initiée en décembre 2015 par le Parti authenticité et modernité (PAM), mais reste en attente au Parlement. Cette loi doit être dépoussiérée pour encourager l’intégration des populations locales dans le circuit légal.
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