Dans l’émission «L’Info en Face», Nasser Kettani, entrepreneur et expert en technologies, a partagé son analyse sur ces enjeux cruciaux. «L’IA ne se développe pas par magie. Il faut du capital humain qualifié, des infrastructures solides et un financement conséquent», affirme-t-il.
Par ailleurs, l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P), via son initiative «AI Movement», est devenue un centre régional de référence en IA, soutenu par l’Unesco. «Nous avons des talents et des institutions de qualité. Mais il faut passer à l’échelle supérieure», souligne Kettani.
Cependant, malgré ces avancées, plusieurs défis subsistent. «Nous n’avons pas encore de Data Centers avec des GPU (processeur graphique – Graphics Processing Unit) capables de traiter de gros volumes de données pour l’IA», déplore-t-il. En effet, l’IA nécessite une puissance de calcul élevée, et le Maroc dépend encore largement des infrastructures Cloud étrangères, ce qui pose des défis de souveraineté des données.
Le rôle des startups marocaines : moteur d’innovation et levier économique
Les startups marocaines sont au cœur du développement de l’IA. Plusieurs d’entre elles exploitent déjà cette technologie dans des domaines stratégiques :
- AI4Excellence : développe des solutions éducatives personnalisées basées sur l’IA.
- Smart H : utilise l’Intelligence artificielle pour le diagnostic médical précoce.
- DeepEcho : travaille sur des solutions de reconnaissance vocale et de traitement automatique du langage naturel en dialecte marocain et en amazigh.
Les startups marocaines ont ainsi le potentiel de transformer des secteurs clés de l’économie. Mais pour cela, elles ont besoin d’un soutien plus structuré et d’un accès facilité aux financements. «Il faut des fonds d’investissement spécialisés pour financer l’IA. Aujourd’hui, la majorité du capital-risque au Maroc est encore trop frileux vis-à-vis de l’innovation technologique», estime Kettani.
Peut-on créer une IA «Made in Morocco» ?
L’exemple de la startup française Mistral AI, qui a levé plus de 500 millions d’euros en quelques mois, montre qu’un pays européen peut concurrencer les géants américains et chinois dans l’IA générative. Peut-on espérer un scénario similaire au Maroc ?
«Nous devons choisir nos batailles», affirme Kettani. «Se lancer dans une course aux modèles d’IA générative comme OpenAI ou DeepSeek est presque impossible pour nous. Par contre, nous pouvons nous positionner sur des IA sectorielles adaptées à nos besoins.»
Le Maroc pourrait ainsi développer :
• Une IA pour l’agriculture, optimisant la gestion des ressources hydriques et la productivité des cultures.
• Une IA pour la santé permettant des diagnostics plus précis et un meilleur suivi des patients.
• Une IA pour l’éducation, avec des plateformes d’apprentissage intelligentes adaptées au marché marocain.
• Une IA linguistique, qui comprend et traite efficacement l’arabe dialectal (darija) et l’amazigh, des marchés peu couverts par les grands acteurs mondiaux.
«Personne ne travaille sur la darija ou l’amazigh à l’échelle industrielle. C’est une opportunité à saisir, car nous avons un marché local à servir et un savoir-faire que nous pouvons exporter», souligne Kettani.
Les freins à surmonter
Si les opportunités existent, le Maroc doit encore lever plusieurs obstacles pour concrétiser son ambition en IA :
- Le manque d’infrastructures : «Sans Data Centers équipés de GPU, nous serons toujours dépendants de l’étranger».
- Le cadre réglementaire : Le Maroc n’a pas encore mis en place de législation spécifique à l’IA. «Nous devons éviter de réguler avant d’innover.
- L’Europe a fait cette erreur, et elle peine maintenant à rivaliser avec les États-Unis et la Chine».
- La fuite des talents : «Nous avons d’excellents ingénieurs en IA, mais beaucoup partent travailler aux Émirats, aux États-Unis ou en France, faute d’opportunités locales».
Vers une IA au service du développement économique
L’Intelligence artificielle pourrait devenir un levier de transformation majeur pour l’économie marocaine. En structurant un écosystème dynamique et en misant sur des niches stratégiques, le pays pourrait réduire sa dépendance aux technologies étrangères et développer des solutions adaptées à ses besoins spécifiques. «Nous avons les compétences et le potentiel. Ce qu’il manque, c’est une vision d’ensemble et un véritable engagement de l’État et du secteur privé pour faire de l’IA un pôle de compétitivité national», conclut Kettani. Le défi est grand, mais le Maroc a toutes les cartes en main pour faire de l’IA un moteur de son développement économique. Encore faut-il prendre les bonnes décisions dès maintenant.
Entretien avec l'entrepreneur et expert en technologies
Nasser Kettani : L’IA «Made in Morocco», rêve ou réalité en devenir ?

Dans le cadre de l’émission «L’Info en Face», animée par Rachid Hallaouy, l’entrepreneur et expert en technologies Nasser Kettani a partagé son analyse sur les opportunités et défis du développement d’une Intelligence artificielle «Made in Morocco». L’ambition est-elle réaliste ? Quels sont les freins et leviers possibles ? Éclairage sur une question stratégique.
Le Matin : Aujourd’hui, nous nous posons une question centrale : le Maroc peut-il, doit-il, développer une Intelligence artificielle «Made in Morocco» ? Une ambition réaliste ou surréaliste ?
Nasser Kettani : Merci pour l’invitation, toujours un plaisir d’échanger sur ces sujets fondamentaux. Pour répondre directement à votre question : oui, c’est réalisable, mais cela repose sur plusieurs conditions. L’IA ne se développe pas par magie, il faut une combinaison de plusieurs éléments essentiels : un capital humain qualifié, des infrastructures solides et des financements conséquents. Si nous ne réunissons pas ces trois éléments, nous risquons de rester des consommateurs passifs des technologies développées ailleurs.
Avant d’aborder ces aspects plus en détail, nous aimerions revenir sur le contexte international. Nous voyons des investissements massifs dans l’IA aux États-Unis, en Chine et même en Europe. Trump a annoncé des milliards de dollars pour le programme «Stargate», la France a mobilisé 109 milliards d’euros pour son écosystème IA, et les Émirats investissent également des sommes colossales. Dans cet environnement où la bataille semble se jouer à coups de milliards, où se situe le Maroc ?
Effectivement, les chiffres que vous mentionnez sont vertigineux. Aux États-Unis, Microsoft a annoncé 80 milliards de dollars d’investissements dans l’IA, Amazon et Meta suivent avec des montants similaires. Ces investissements sont non seulement destinés à la recherche et développement, mais aussi à la mise en place d’infrastructures massives, comme les Data Centers et les clusters de calcul à haute performance. Cependant, l’argent seul ne fait pas tout. L’exemple de DeepSeek, une startup chinoise, est intéressant. Ils ont réussi à développer un modèle d’IA avancé avec un budget d’environ 5 à 6 millions de dollars pour l’entraînement de leur modèle, en s’appuyant sur des technologies Open Source. C’est bien moins que les 200 millions de dollars dépensés par OpenAI pour entraîner GPT-4. Cela prouve qu’il est possible d’être compétitif avec une approche optimisée et ciblée.
Cela signifie-t-il que le Maroc pourrait suivre une approche similaire et se positionner sur l’IA avec des moyens plus modestes ?
Exactement. Il faut choisir nos batailles. Nous ne pourrons pas rivaliser avec OpenAI ou DeepSeek sur le développement de modèles généralistes à très grande échelle. Mais nous pouvons exceller sur des niches où l’IA apporte une valeur ajoutée concrète, notamment :
• L’agriculture : gestion des ressources en eau, optimisation des cultures.
• La santé : analyse d’images médicales, diagnostic assisté.
• L’éducation : plateformes d’apprentissage intelligentes.
• L’industrie : automatisation et maintenance prédictive.
Ce sont des secteurs où le Maroc a des atouts et peut développer des solutions adaptées à ses réalités, avec un potentiel d’exportation vers d’autres marchés émergents. Mais pour cela, encore faut-il structurer un écosystème.
Le Maroc s’est fixé l’objectif de former 100.000 jeunes dans la tech d’ici 2030. Est-ce suffisant ?
Former 100.000 jeunes, c’est bien, mais il faut aller plus loin. Il faut former davantage de spécialistes en IA. Regardez la France : Emmanuel Macron a annoncé qu’il voulait 100.000 experts en IA, pas juste en tech. C’est une distinction fondamentale. L’IA demande des compétences pointues en mathématiques, en data science et en ingénierie logicielle. Nous devons structurer des formations spécifiques et ne pas nous contenter d’enseigner l’usage des outils existants.
Un autre problème majeur que vous soulignez souvent est celui des infrastructures. Où en sommes-nous au Maroc ?
C’est un de nos plus gros défis. Aujourd’hui, nous n’avons pas de véritables Data Centers équipés de GPU pour entraîner des modèles d’IA. Sans cette infrastructure, nous restons dépendants des solutions étrangères. Il y a deux solutions : soit nous développons ces infrastructures localement, soit nous utilisons des services Cloud à l’international, mais dans ce cas, cela représente un coût important et pose des questions de souveraineté des données.
Parlons justement de la souveraineté numérique. Certains pays, comme l’Italie ou l’Australie, ont récemment restreint l’accès à certaines IA étrangères. Faut-il faire de même au Maroc ?
Je pense qu’il faut faire preuve de pragmatisme. Bloquer des outils comme ChatGPT ou DeepSeek serait une erreur stratégique. Nous devons plutôt nous concentrer sur la création de solutions locales adaptées à nos besoins. Cela dit, la question de la protection des données sensibles est essentielle. L’État, les banques et les entreprises doivent éviter d’exposer des informations critiques sur des plateformes dont ils ne maîtrisent pas la gestion.
Un autre débat récurrent concerne l’impact de l’IA sur l’emploi. La Banque mondiale estime que 35 à 40% des emplois dans les économies émergentes pourraient être affectés. Quelle est votre analyse sur ce point ?
Le risque est réel, surtout pour les emplois répétitifs et les services externalisés. Par exemple, de nombreux centres d’appels et services informatiques sous-traités au Maroc pourraient être menacés par l’automatisation et l’IA générative. Contrairement à une usine automobile qui nécessite un investissement massif et durable, une entreprise de services peut basculer du jour au lendemain vers une solution automatisée. C’est pourquoi nous devons anticiper cette transformation et investir dans des IA qui ne remplacent pas les emplois, mais qui augmentent la productivité et l’efficacité humaine. C’est le cas dans la santé, l’éducation ou l’agriculture.
Dernière question : l’IA «Made in Morocco», est-ce une utopie ou un projet réalisable ?
Ce n’est pas une utopie, mais un projet qui nécessite des décisions stratégiques. Nous devons réunir trois éléments clés :
1. Former des experts en IA et non pas seulement des utilisateurs de la tech.
2. Investir dans des infrastructures de calcul pour réduire notre dépendance aux solutions étrangères.
3. Attirer des investisseurs privés et internationaux, car le financement public seul ne suffira pas.
Si nous réunissons ces conditions, alors oui, le Maroc peut jouer un rôle dans l’IA mondiale. Mais nous devons agir vite, car la course est déjà lancée.
Entretien avec le fondateur de LightOn
Laurent Daudet : «Les startups sont un moteur clé de l’IA générative»

En marge de la Winter School 2025 : Next Generation AI and Economic Applications, Laurent Daudet, ancien professeur à la Sorbonne et fondateur de LightOn, une startup française spécialisée dans l’IA générative, revient sur le rôle des startups dans l’accélération du développement de l’Intelligence artificielle et les enjeux liés à la souveraineté des données et à l’impact environnemental des technologies émergentes.
Le Matin : LightOn est aujourd’hui un acteur reconnu dans l’IA générative. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre startup et ses missions ?
Laurent Daudet : LightOn est une startup issue de la recherche universitaire, basée à Paris. Nous existons depuis neuf ans et comptons aujourd’hui environ 50 collaborateurs. Notre spécialisation est l’IA générative, et plus précisément les grands modèles de langage (LLM) appliqués aux entreprises. Nous travaillons avec des entreprises qui possèdent d’importants volumes de données non structurées et qui sont très sensibles à la confidentialité de ces données. L’objectif est de leur permettre d’exploiter l’IA sans compromettre leur souveraineté numérique.
Justement, comment garantissez-vous la sécurité des données dans l’utilisation des IA génératives ?
Nous avons développé une plateforme complémentaire appelée «Paradigm», qui permet un déploiement sécurisé de l’IA. Cette technologie garantit que les données des entreprises ne quittent pas leurs infrastructures et ne sont pas envoyées vers des serveurs qu’elles ne maîtrisent pas. C’est une approche essentielle, car aujourd’hui, la confidentialité et la souveraineté des données sont des enjeux cruciaux, notamment pour les secteurs stratégiques comme la finance, la défense ou la santé.
L’impact environnemental de l’IA est un sujet de plus en plus discuté. Quelle est votre approche sur cette question ?
L’empreinte carbone des IA génératives est un sujet majeur. L’entraînement des grands modèles de langage consomme énormément d’énergie. Chez LightOn, nous nous engageons à rendre l’IA plus soutenable en optimisant nos algorithmes et en développant des solutions qui réduisent leur consommation énergétique. Il est essentiel que l’IA se développe de manière responsable pour minimiser son impact environnemental.
Quel rôle jouent les startups dans l’accélération du développement de l’Intelligence artificielle ?
Les startups sont par définition beaucoup plus agiles que les grandes entreprises ou les institutions publiques. Elles prennent les innovations dès leur sortie des laboratoires et les transforment rapidement en produits concrets, utilisables par des entreprises ou des administrations. Elles sont souvent à l’avant-garde de l’innovation et permettent une adoption plus rapide des nouvelles technologies. Dans notre cas, nous travaillons avec de grands groupes industriels ainsi qu’avec le secteur public, qui voit dans l’IA un levier de transformation majeur. L’Intelligence artificielle permet d’améliorer les services aux usagers, d’optimiser les processus administratifs et d’accélérer la modernisation du secteur public.
Pensez-vous que le Maroc puisse développer une IA «Made in Morocco» et structurer un écosystème d’IA performant ?
Absolument. L’IA n’est pas l’apanage des seuls États-Unis ou de la Chine. Le Maroc dispose d’atouts considérables : une jeunesse dynamique, des universités de qualité et une volonté affirmée de digitaliser son économie. Le vrai défi réside dans la création d’infrastructures adaptées et la formation de talents spécialisés en IA. Le pays doit aussi structurer un cadre législatif favorable à l’innovation pour attirer les investisseurs et encourager la recherche.
Si le Maroc parvient à créer un environnement propice au développement de startups spécialisées en IA, alors oui, une IA «Made in Morocco» est tout à fait envisageable, notamment dans des domaines clés comme la santé, l’agriculture, l’énergie ou encore l’administration publique.
En tant qu’expert, quel conseil donneriez-vous aux jeunes entrepreneurs marocains qui souhaitent se lancer dans l’IA ?
Je leur dirais d’oser innover et de ne pas attendre que tout soit parfait pour se lancer. L’IA est un domaine en constante évolution, et ceux qui réussissent sont ceux qui savent s’adapter rapidement aux nouvelles opportunités. Il est aussi crucial de s’appuyer sur l’Open Source, qui permet d’accélérer le développement sans avoir à réinventer la roue. Enfin, je les encourage vivement à collaborer avec les universités et les centres de recherche pour rester à la pointe de l’innovation.
Un dernier mot sur l’avenir de l’IA dans les prochaines années ?
Nous sommes encore au tout début de l’ère de l’Intelligence artificielle. Dans les années à venir, nous allons voir émerger des IA de plus en plus spécialisées, capables de s’adapter à des contextes très précis. L’IA ne remplacera pas l’humain, mais elle sera un formidable outil pour augmenter nos capacités, que ce soit dans le travail, l’éducation, ou encore la recherche scientifique. C’est une révolution qui ne fait que commencer !