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Jeudi 16 Mai 2024
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Réforme du marché de l’électricité : Les principaux griefs du Conseil de la concurrence

Le processus de pilotage de la réforme du marché national de l’électricité gagnerait à s’inspirer de l’édifiante analyse que vient de publier le Conseil de la concurrence. Dans un avis sur le secteur, l’institution de Ahmed Rahhou s’est prêtée à l’exercice de décrypter point par point les contraintes qui pénalisent une libre concurrence au sein du marché de l’électricité et font ralentir les réformes engagées. Le Conseil formule à la lumière d’un diagnostic approfondi toute une série de recommandations afin de permettre à ce marché de jouer pleinement son rôle de booster de l’économie nationale. Le modèle actuel, qui repose encore largement sur une production à prédominance fossile, ne séduit pas les investisseurs et montre des signes d’essoufflement. L’implication du privé dans la production et la reconfiguration du rôle et prérogatives de l’opérateur historique figurent parmi les principales pistes proposées par le Conseil.

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Analyse édifiante du Conseil de la concurrence sur le marché de l’électricité au Maroc. Dans un avis dédié à ce secteur hautement stratégique pour le pays, l’institution de Ahmed Rahou estime que malgré les réalisations et les acquis, la dynamique de mise en œuvre des réformes visant à rendre le marché de l’électricité plus concurrentiel et attractif pour les investisseurs montre des signes d’essoufflement, et ce en raison des limites inhérentes au modèle actuel.



Ce dernier, qui repose encore largement sur une production à prédominance fossile, avec des contrats d’approvisionnement à long terme conclus dans des contextes spécifiques, pèse lourdement sur le marché dans sa globalité, ainsi que sur les équilibres financiers de l’opérateur historique en particulier (ONEE). D’où la nécessité de revoir en profondeur le modèle actuel afin de dynamiser la concurrence sur le marché de la production d’électricité et d’accélérer le processus des réformes engagées. Cela passe, selon les experts du Conseil, par la définition d’un modèle cible en ligne avec les Hautes Orientations Royales, visant à rendre le fonctionnement de ce marché davantage efficace. Ce modèle, conçu pour s’inscrire dans la durée avec une planification sur le long terme (sur une période de 20 à 40 ans), nécessite une ré-évaluation de la configuration organisationnelle actuelle du secteur. Celle-ci est caractérisée par la prédominance de l’ONEE et sa présence sur tous les maillons de la chaîne de valeur, sans pour autant garantir une transparence accrue sur le coût réel de l’énergie. Ainsi, le modèle proposé par le Conseil de la concurrence préconise une refonte du rôle et des missions de l’opérateur historique du marché. Concrètement, il suggère un désengagement progressif de l’ONEE de la production et de la distribution d’électricité, afin de lui permettre de recentrer ses activités sur sa mission stratégique de planification et de transport.

Décongestionner l’ONEE de sa dette colossale

De même, pour que l’ONEE mène à bien ses missions dans le cadre de la nouvelle configuration, le Conseil juge impératif de décongestionner l’Office de sa dette colossale actuelle, qui s’est accumulée au fil des années. Cette mesure est essentielle et conditionne la réussite du modèle proposé. En effet, la dette actuellement supportée par l’ONEE peut être divisée en trois grandes catégories en fonction de ses origines. Une première catégorie regroupe la dette induite par l’engagement de l’ONEE dans des programmes d’investissement en moyens de production coûteux et disproportionnés par rapport aux ressources financières générées, motivé par des considérations de généralisation du service public.

Cette même catégorie de dette est également induite par le gel des tarifs de vente appliqués par l’Administration, justifié essentiellement par des considérations sociales. Ce qui entraîne des marges négatives, surtout lors des périodes de flambées des cours mondiaux des combustibles importés. La dette de l’établissement est, par ailleurs, alourdie par l’application d’un système de péréquation tarifaire entre les activités électricité et eau, ainsi qu’entre les tranches de consommation au sein d’une même activité.

À cela s’ajoutent les engagements financiers du régime de retraite des salariés de l’Office via la Caisse commune de retraite (dette sociale), qui ont plus que doublé en 10 ans (16,5 milliards de DH en 2013 contre 37 milliards à fin 2022). Une deuxième catégorie concerne la dette résultant des investissements importants mobilisés par l’Office dans le segment de transport, une activité considérée comme stratégique. Ces investissements portent notamment sur le renforcement du réseau de transport à l’échelle nationale. Une troisième catégorie englobe la dette causée par l’impact des investissements réalisés par l’ONEE au niveau de l’activité de distribution, en particulier dans les zones rurales, qui sont structurellement déficitaires. Cette dette est amplifiée par les dysfonctionnements que connaît ce segment, notamment la faiblesse des taux de rendement du réseau de distribution, causant du coup d’importantes pertes techniques et financières pour l’ONEE.

Rappelons que l’endettement global de l’Office s’élève à 100 milliards de dirhams à fin 2022. Pour restructurer cette dette, le Conseil propose de créer une structure de défaisance chargée de gérer la dette sociale de l’ONEE, celle liée à son activité de production en plus de la dette causée par le déficit de marges généré résultant du différentiel entre les tarifs de vente et les coûts de revient. Le Conseil suggère également de transférer la dette relative à l’activité de distribution aux différentes sociétés régionales multiservices (SRM) qui seront créées. La dette accumulée sur l’activité de transport, elle, sera prise en charge par l’ONEE en sa qualité de GRT.

La distribution à porter par les futures SRM

Une fois sa dette restructurée, et dans le cadre de la redéfinition des missions de l’Office, le Conseil propose un désengagement de l’établissement du maillon de la distribution, qui sera porté par les SRM. Conformément aux dispositions de la loi n° 83-21, ces SRM sont appelées à jouer un rôle capital au niveau local, en assurant la récupération, l’injection et la distribution de l’énergie électrique produite, notamment par les autoproducteurs et les opérateurs privés des énergies renouvelables (EnR). Cela se fera par le développement et l’exploitation des réseaux de distribution adéquats et capables de remplir cette mission. Autre recommandation, la recentration de l’activité de l’ONEE sur le segment stratégique du transport en sa qualité de gestionnaires du réseau de transport (GRT). Cette recentration s’appuie sur l’expertise accumulée par l’Office dans ce domaine. Outre le transport, l’ONEE se chargera des missions de planification du réseau à l’horizon 2050 et la stabilisation du réseau électrique national, y compris les interconnexions pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande. S’agissant de l’activité de production, le Conseil propose que celle-ci soit portée essentiellement par le secteur privé.

À cet égard, il convient de distinguer entre la production assurée dans le cadre des contrats Power Purchase Agreement (PPA) à des producteurs indépendants (IPP), y compris l’Agence marocaine pour l’énergie durable (Masen), et la production portée par des autoproducteurs et des producteurs privés dans le cadre de la loi n° 40-19. Pour la première catégorie, le Conseil propose une réévaluation des différents contrats PPA liés aux sources fossiles en cours, en distinguant entre les centrales de production non encore amorties et présentant des coûts d’achat élevés et non compétitifs, pour lesquels il convient de procéder à leur cessation immédiate, même s’il faut supporter une charge financière à cet effet. Cette démarche devrait permettre de mettre un terme immédiatement au surcoût généré par ces contrats, moyennant une compensation versée en une seule fois. La charge financière résultant de la cessation des contrats PPA fossiles non compétitifs peut être transférée à la structure de défaisance qui sera créée pour gérer la première catégorie des dettes citée antérieurement. Pour les autres centrales non encore amorties, mais présentant des coûts d’achat compétitifs, il est proposé de maintenir les contrats avec les IPP correspondants, afin de sécuriser une partie des besoins en électricité du pays (par exemple, la moitié). Concernant les contrats PPA conclus par Masen, la même démarche est suggérée, mais en prolongeant la durée des contrats induisant des coûts d’achat élevés, en échange d’une baisse rapide de ces coûts (3 à 4 ans).

Énergie renouvelable : le privé devra prendre en charge la production

S’agissant de la production à partir de sources d’énergie renouvelables, qui offrent une disponibilité tout au long de l’année (grâce à la complémentarité entre l’éolien et le solaire), elle sera portée par des autoproducteurs et producteurs privés dans le cadre de la loi n° 40-19. Cette production constituera une source importante pour sécuriser l’approvisionnement national en électricité et répondre aux nouveaux enjeux, notamment en matière de dessalement de l’eau de mer. À cet égard, le Conseil estime que la question du coût de production de l’électricité, qui reste un facteur déterminant pour l’investissement privé, peut être abordée dans le cadre de ce modèle proposé.

Le prix de vente moyen d’électricité pourrait ainsi passer de près de 0,9 DH/kilowattheures (kWh) actuellement à 0,6 DH/kWh dans les 20 prochaines années pour les activités de production, compte tenu du vaste potentiel du pays en EnR. En effet, une attention particulière doit être accordée à l’élargissement de l’assiette de l’offre, particulièrement sur le segment de la Moyenne et Basse Tension pour ce qui est du marché développé dans le cadre de la loi n° 40-19. L’objectif étant d’encourager davantage la réalisation de projets renouvelables. De même, le Conseil souligne la nécessité de revoir le cadre légal et réglementaire de l’autoproduction pour le rendre plus incitatif. Cela permettrait de tirer pleinement parti du potentiel du Maroc en énergies renouvelables, d’autant plus que le pays continue d’importer de l’énergie électrique alors qu’il pourrait couvrir une grande partie de ses besoins en encourageant la production décentralisée avec des installations existantes. Ainsi, l’autoproduction de masse domestique et en basse tension peut constituer un levier important d’approvisionnement, où les consommateurs deviennent en même temps producteurs et fournisseurs d’électricité. À titre d’illustration, et rien qu’au niveau du secteur agricole, le Royaume dispose actuellement de plus de 50.000 installations solaires représentant un investissement total de plus de 5 milliards de dirhams. Ces installations produisent de l’énergie électrique qui, bien qu’étant disponible à un moment donné, est actuellement perdue alors que le pays en a besoin.

Stockage de l’électricité : un écosystème industriel des batteries est nécessaire

En parallèle, étant donné que les énergies renouvelables, notamment solaire et éolienne, sont des sources d’énergie intermittentes, il est nécessaire d’intégrer la composante stockage en mettant en place un écosystème industriel de production de batteries pour véhicules électriques et de systèmes de stockage d’énergie. Pour les experts du Conseil, le développement du parc des voitures électriques est une opportunité à envisager. En plus des avantages économiques qu’il présente, cela peut aider à l’amélioration de la flexibilité du système électrique national et au développement de l’intégration massive des EnR.

En effet, les voitures électriques peuvent être chargées lorsque les conditions sont favorables, comme la journée, pour restituer l’énergie électrique dans le réseau électrique quand la demande augmente, notamment le soir. D’autre part, les batteries des voitures électriques, ayant une durée de vie moyenne de 8 à 10 ans, peuvent être réutilisées ultérieurement pour stocker l’électricité et équiper, entre autres, les bâtiments à usage d’habitation ou professionnels. Par ailleurs, compte tenu de l’immense potentiel en EnR du Maroc, le pays pourrait devenir une destination attrayante pour les producteurs étrangers des EnR. Cela pourrait attirer plusieurs investissements portant sur l’installation de capacités de production destinées à approvisionner le marché extérieur, particulièrement européen. À cette fin, le Maroc pourrait bénéficier de cette dynamique future et exiger de ces producteurs, en contrepartie, et au moyen d’une contractualisation ou dans le cadre de conventions d’investissement conclues, d’avoir un droit de préemption sur une partie des capacités installées au Maroc destinée à l’export, dans les limites d’un pourcentage qui reste à définir par l’ONEE et avec un prix défini à l’avance sans obligation d’achat. Dans le cas où l’ONEE ne récupérait pas la production, le producteur privé aurait la possibilité d’écouler la production réservée sur le marché européen spot. Par ailleurs, l’élargissement de l’offre nationale en matière de production de l’électricité à base des EnR, conjugué à l’augmentation de la demande mondiale en énergie décarbonée, ouvre de nouvelles perspectives de croissance à l’export. Cet élargissement va permettre au pays, par exemple, de capter une partie de la demande extérieure, notamment européenne. En effet, les besoins externes en capacité des pays européens sont estimés à 90 gigawatts (GW), dont 10 à 20 GW pourraient être captées par le Royaume à court et moyen terme, compte tenu des connexions existantes via les interconnexions électriques. En contrepartie, le Maroc pourra réclamer un accès au marché européen de l’électricité, ce qui lui permettrait, d’une part, de réaliser des importations en cas de besoin et, d’autre part, de devenir un hub régional entre l’Europe et l’Afrique pour l’exportation de l’énergie électrique à faible coût et décarbonée. Au final, et pour compléter et réussir cette restructuration du marché, le Conseil considère qu’il est impératif de se doter d’un régulateur fort et indépendant des opérateurs privés, capable de garantir un bon fonctionnement du marché, en particulier sur le plan de la concurrence.

Régulation : les prérogatives de l’ANRE à renforcer

Le Maroc gagnerait à disposer d’un seul régulateur de l’énergie au lieu de deux. En effet, le schéma de gouvernance du marché de l’électricité s’est caractérisé par la création d’une autorité de régulation en 2016 (l’Autorité nationale de régulation de l’électricité, ANRE), devenue effectivement opérationnelle en 2020. En vertu de la loi l’instituant, le rôle de l’ANRE se limite au seul marché de l’électricité et uniquement à son segment libre. Le Conseil de la concurrence préconise tout d’abord la mise en place d’un seul régulateur de l’énergie plutôt que deux régulateurs distincts pour le gaz et l’électricité, en transformant l’ANRE en une Autorité nationale de régulation du marché de l’énergie. Il recommande également le renforcement des prérogatives actuelles de l’ANRE pour inclure le segment réglementé de l’électricité. Du fait de ce renforcement, l’Autorité pourra notamment être associée en amont dans la supervision des opérateurs et du processus de planification et d’investissement, ainsi que dans la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays comme la Belgique, la France ou l’Angleterre. L’objectif est de doter le régulateur des capacités nécessaires pour devenir le garant de l’équilibre économique du marché et capable de remplir toutes les conditions économiques et de transparence nécessaires.

Concernant les attributions actuelles de l’ANRE, le Conseil considère qu’il est nécessaire d’accélérer la détermination effective des tarifs d’utilisation des réseaux électriques de distribution et de l’excédent. Ces tarifs sont essentiels pour que l’ouverture du marché à la concurrence puisse s’exercer rapidement et dans des conditions neutres, équitables et non discriminatoires. Le Conseil considère judicieux d’adopter une approche d’amélioration continue et de révision périodique dans la fixation de ces tarifs. Ces derniers doivent être optimaux pour favoriser le développement des projets renouvelables tout en permettant au GRT de couvrir les coûts découlant du développement, de la gestion et de la maintenance du réseau, ainsi que les obligations de backup en cas d’intermittence desdites énergies.

Par ailleurs et vu que l’ANRE est habilitée à donner son avis sur les demandes d’autorisation de réalisation des installations de production de l’électricité à partir de sources renouvelables, le Conseil recommande d’étendre cette prérogative du régulateur, dans le cas de changement du statut juridique ou d’actionnariat de l’exploitant de l’installation, susceptible de conduire à un changement de contrôle, et également au certificat d’origine, institué par la loi n° 40-19, justifiant que l’électricité produite provient de sources renouvelables. Par ailleurs, le conseil suggère que l’ANRE soit investie d’un rôle plus prépondérant dans l’octroi des autorisations et devrait être systématiquement informée des autorisations accordées et des rejets prononcés par l’administration et/ou les gestionnaires de réseaux, afin de lui permettre de s’assurer que les décisions prises sont transparentes et non discriminatoires.

Il importe également de veiller à ce que le secteur de la distribution soit soumis aux mêmes prérogatives d’intervention de l’ANRE que celles appliquées au niveau du transport de l’électricité, notamment en ce qui concerne l’approbation des programmes d’investissements et le grid code des réseaux de distribution. Par ailleurs, dans le cadre de la mise en œuvre de la loi n° 82-21 sur l’autoproduction, le Conseil recommande que l’ANRE soit impliquée dans le processus d’octroi des autorisations en lui permettant de formuler son avis sur les demandes d’autorisation de réalisation et d’exploitation des installations d’autoproduction, prévues dans l’article 6 de loi 82-21 et dont la puissance installée est supérieure à 5 mégawatts (MW).

Afin de donner à l’ANRE les moyens nécessaires à son action et compte tenu de l’ampleur des responsabilités qui lui incombent dans la nouvelle architecture, le Conseil de la concurrence recommande de revoir son mode d’organisation et de fonctionnement pour être en mesure d’assumer pleinement ses nouvelles responsabilités. De même, le Conseil considère qu’il est essentiel de doter cette Autorité des ressources financières et humaines suffisantes et compétentes pour s’acquitter convenablement de l’ensemble des missions additionnelles, surtout si elle devait faire appel à une expertise analytique interne ou externe, et ce, sans dépendre uniquement de celle de l’opérateur historique dans l’exercice de ses missions.
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