Le Matin : Peut-on dire que le documentaire «Dans tes yeux, je vois mon pays» s’inscrit dans la continuité de «Tinghir-Jérusalem» ?
Kamal Hachkar : Ce n’est pas vraiment une suite du premier, car dans «Tinghir-Jérusalem», je suis un personnage qu’on suit. Je suis un Franco-Marocain qui est à la recherche de la mémoire de ce juif absent. Dans celui-là, je suis derrière la caméra et je suis en train de suivre deux artistes, Neta et Amit. Quand j’ai terminé «Tinghir-Jérusalem» en 2012, je savais que je n’avais pas fini avec ce sujet. En fait, l’idée qui m’était venue était de faire une vraie suite, c’est-à-dire de prendre mes personnages du premier film et de les ramener d’Israël pour rencontrer mon grand-père et les musulmans qui étaient leurs anciens voisins. Mais dans la vie, il n’y a pas que du hasard, il y a des rencontres et des rendez-vous.
Comment est venue donc la rencontre avec Neta et Amit ?
Cette histoire a commencé alors que j’étais au Festival d’Agadir où je présentais «Tinghir-Jérusalem». Je me retrouve un jour dans le seul restaurant juif à Agadir où je fais la connaissance d’une jeune fille, Nathalia Aziza, cinéaste israélienne, moitié marocaine-moitié sud-africaine, qui a vite montré son intérêt pour ce que j’entreprenais. En juin 2012, je suis invité par quelqu’un à New York pour une visite de Marocains musulmans qui partaient pour la première fois en Israël et en Palestine rencontrer des acteurs de la société civile qui œuvrent au rapprochement entre les Palestiniens et les Israéliens. Il me propose de projeter mon film à cette occasion, et là, trois jours avant mon départ, Nathalia Aziza partage une vidéo de Neta où cette dernière chante une chanson sur la maman. En l’interrogeant à propos de cette dame, j’ai compris que son père était de Tinghir. Donc, je la rencontre à Al-Qods et c’était le début d’une longue amitié et d’une collaboration dans le documentaire «Dans tes yeux, je vois mon pays».
Est-ce que cela a bien marché avec le jeune couple ?
Ce n’était pas évident au début, parce que la situation politique est compliquée. J’ai construit ce film comme deux corps politiques. Neta était israélienne, marocaine, berbère, juive, qui chante en darija. Politiquement, c’est quelque chose d’assez puissant. Puis moi, avec ma culture franco-marocaine, chelha, musulmane, laïque. Donc, on a essayé de faire avec tout ça. Ces deux jeunes gens m’ont tout de suite présenté à leurs parents. J’ai passé trois mois avec eux et le film m’a pris beaucoup de temps entre l’écriture et la recherche des fonds. Entretemps, j’ai présenté Neta à André Azoulay pour son festival, les Andalousies atlantiques, qui fut une grande source d’inspiration pour mon film. Car moi-même, je ne connaissais rien du Maroc, à part Lebled (Tinghir). Ce n’est que plus tard que j’ai découvert Casa et les autres villes.
Est-ce que ce film a nécessité aussi des recherches historiques ?
Pour moi, ce n’est pas un film d’histoire. C’est un film où j’assume totalement ma subjectivité. J’ai voulu le faire avec gens ordinaires qui n’ont pas été à l’école, mais qui connaissaient leurs histoires. Je voulais toucher les gens de mon patelin qui n’ont pas besoin d’avoir un bagage intellectuel pour comprendre les images, les émotions et les personnages. Donc pour moi, je voulais que ma mère, ma grand-mère et les autres voient ce film. C’était un acte politique dans le sens de questionner et interroger les gens sur qui nous sommes, ce que nous avons été, et ce dans le souci de mieux se réapproprier le Maroc.
La musique a aussi joué un grand rôle dans le rassemblement des gens dans ton film...
La musique, telle que je l’ai construite, n’était pas une illustration, mais un personnage principal dans le film, pour raconter quelque chose. D’ailleurs, toutes les chansons que j’ai choisies au montage parlent d’amour et de séparation, comme une métaphore de la séparation entre les juifs et les musulmans. Mais c’est la musique qui a continué à les rassembler, pendant tout ce temps-là. C’est notre territoire affectif et mental.
Pensez-vous continuer à travailler sur cette thématique ?
Je ne crois pas, pour le moment. Car j’ai fait ma part et d’autres peuvent continuer dans ce sens. C’est bien d’avoir des regards différents de plusieurs cinéastes. Actuellement, je travaille sur des sujets complètement différents. C’est toujours autour de la musique, comme «Cabaret Chikhates» que je vais entamer prochainement.
Vous allez à Rome pour recevoir un Prix. Parlez-nous un peu de cette consécration ?
C’est un prix assez prestigieux de l’Assemblée parlementaire de la Méditerranée, en reconnaissance de ce que j’essaye de faire modestement sur un plan cinématographique pour une meilleure compréhension de l’autre, en étant au centre des histoires humaines qui appellent à la coexistence, à la paix et à l’amour. Je crois qu’il est important de montrer qu’on n’a pas envie d’être des ennemis, car on se ressemble, on est des êtres humains et en même temps on a des différences, de couleurs, de religions… Le plus beau est que je vais recevoir ce Prix le 18 novembre, jour de l’Indépendance du Maroc, quelle belle coïncidence et un symbole extraordinaire. Les gens auxquels je pense le plus dans ces moments sont mon père qui s’est sacrifié en tant qu’immigré, à ma mère qui nous a élevés et suivis dans nos études, mais aussi à mes grands-parents.
Liste de la sélection officielle des documentaires
• «9 jours à Raqqa» de Xavier de Lauzanne, France.
• «Buscando la película» d’Enrique García-Vázquez, Espagne.
• «Dear Future Children» de Franz Böhm, Autriche-Allemagne-Royaume-Uni.
• « Mama luna» de Daisy Burbano, Équateur-Italie.
• «Zinder» d’Aïcha Macky, Niger-France.
• «L’école de l’espoir» de Mohamed Et Aboudi, Maroc.
• «My quarantaine Bear» de Weija Ma, Chine-France.
• «Dans tes yeux, je vois mon pays» de Kamal Hachkar, Maroc-France.