Le Matin : Quelle lecture faites-vous de l’évolution de la situation épidémiologique au Maroc ? Doit-on s’inquiéter ?
Pr Khalid Aït Taleb : La situation épidémiologique au Maroc est devenue inquiétante ces dernières semaines, du fait du nombre fulgurant de cas de contamination à cause d’Omicron, dont les caractéristiques de transmissibilité sont cinq fois plus rapides que celles du variant Delta qui, à son tour, s’est propagé plus rapidement par rapport à l’Alpha. Cette série de mutations du coronavirus a entrainé une certaine évolution de la situation épidémiologique au niveau national à chaque vague. Mais il ne faut pas oublier que le Maroc a réussi, grâce aux Hautes Orientations de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu l'assiste, une gestion proactive de la pandémie, évitant ainsi deux vagues épidémiques. En effet, si le monde affronte, aujourd'hui, une cinquième vague de Covid-19, le Maroc en est, fort heureusement, à sa troisième. Les mesures préconisées par le passé ont permis à notre pays de gagner beaucoup d’acquis et de limiter le nombre de contaminations à plusieurs niveaux. Aujourd’hui, avec Omicron, la situation est effectivement inquiétante et il nous faut continuer à maintenir la vigilance.
Quand est-ce que vous prévoyez le pic des contaminations ? Peut-on parler de saturation des services de réanimation ? Et y aura-t-il un pic des décès ?Selon les calculs et prévisions épidémiologiques, il est peut-être probable d’avoir le pic vers la fin du mois de janvier ou le début du mois de février. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’évolution épidémiologique prévoit toujours un pic des contaminations, suivi d’un pic de cas graves et de décès éventuellement. Mais ce qu’il faut aussi dire dans ce sens, c’est que l’évolution et la propagation du Delta étaient différentes de celles de l’Alpha et seront différentes pour Omicron. Ce dernier peut, quand même, montrer un pic plus important de contaminations. Mais de par sa nature, on pourrait avoir un nombre de décès moindre par rapport au variant Delta. Pour ce qui est de la saturation des services de réanimation, vu la dynamique d’évolution et le nombre d’admissions en service de réanimation, je ne peux pas me prononcer tout de suite. Il me faut un peu de recul.
Quel dispositif le ministère a-t-il prévu pour faire face à cette 3e vague de contaminations ?Laissez-moi rappeler d’abord que le dispositif de prise en charge est mis en place depuis les première et deuxième vagues. On a fait preuve de davantage d'anticipation et on dispose d’assez de recul pour être plus agile et gérer la situation. En témoigne la capacité litière qui a été revue à la hausse permettant ainsi de passer de 22.000 à 28.000 lits hospitaliers. Côté réanimation, on est passé de 684 lits à 5.240 lits de réanimation et aujourd’hui nous sommes à près de 4% d’occupation. Ce qui veut dire qu’on a assez de marge de manœuvre. Toutefois ce qui nous inquiéterait, c’est surtout la dynamique d’admission dans les services de réanimation. S’y ajoutent les craintes par rapport au personnel médical sous pression. Je m’explique, les ressources humaines sont les plus exposées au risque de contamination, vu que ce nouveau variant omicron peut les toucher rapidement. Elles sont fatiguées et ne sont pas suffisantes pour faire face à d’autres crises.
Concernant la propagation du variant Omicron, pourquoi ne fait-on pas assez de séquençage pour avoir plus de données et savoir quand est-ce qu'il sera dominant au Maroc ?Je pense qu’on fait assez de séquençage. On se base sur une technique d’échantillonnage pour notamment suivre les éventuelles mutations du virus. Je tiens à préciser qu’il n’y a pas un pays dans le monde qui fait un séquençage pour l’ensemble des malades contaminés. Je vous rappelle, à cette occasion, que le test de diagnostic de la maladie passe par différentes étapes. La première concerne le diagnostic PCR ou le test rapide antigénique puis, par la suite, dans ladeuxième étape, on passe au criblage qui permet de savoir s’il s’agit d’un Omicron probable. L’étape suivante consiste à faire le séquençage pour déterminer le nombre de mutations qui existent au niveau de la protéine S. L'autre étape importante concerne l'échantillonnage qui nous permet d’estimer le taux de croissance de la population virale, ainsi que le pourcentage de propagation du virus. Et au jour d’aujourd’hui, je rappelle que la prévalence du nouveau variant Omicron parmi les infections à la Covid-19 dépasse les 70%.
Le protocole thérapeutique pour l’Omicron est-il le même que celui du Delta ? Que conseillez-vous à la population pour prendre de l’avance et se prémunir ?Le protocole thérapeutique est valable pour tous les types de variants. Il ne change pas, car il s’agit toujours du coronavirus avec des petites variations. Ce qui peut changer, par contre, c’est essentiellement la période d’isolement qui peut varier en fonction de la situation épidémiologique. Sept jours d’isolement seraient suffisants pour le patient qui souffre d’Omicron. Il n’y a pas de secret pour se protéger contre le coronavirus et ses variants. Il faut être conscient de l’importance et de la nécessité des gestes barrières et de la distanciation avec bien sûr le port du masque. Mais encore, il faut se faire vacciner et en urgence contre la Covid-19. Il ne fait pas de doute que la vaccination est d’une importance capitale, parce que les gens qui sont aujourd’hui en réanimation ne sont pas immunisés. Beaucoup d’entre eux n’ont reçu aucune dose de vaccin. À cette catégorie de personnes s'ajoute une autre catégorie qui a dépassé les délais requis pour faire la dose de rappel (3e dose).
Qu’en est-il du médicament de Merck ? Pourquoi n’y a-t-il pas de communication à ce sujet ?Le «Molnupiravir» est un antiviral qui a été déjà utilisée dans le traitement de l’hépatite virale et dans celui de la grippe. Mais du moment qu’il y avait d’autres traitements plus efficaces, il a été abandonné. Aujourd’hui, dans le cadre du traitement de la Covid 19, cette molécule a donné de très bons résultats, vu qu’elle réduit de 50% le risque des formes graves qui nécessitent une hospitalisation et de facto le risque des décès. Il s’agit d’un produit qui n’est pas exclusif chez Merck, d’autres génériques existent, en Inde par exemple. À l'instar d'autres pays, le Maroc avait autorisé Molnupiravir, et dans le cadre de notre gestion proactive des risques liés à la Covid-19, nous avons pu avoir une quantité suffisante de ce produit. D’ailleurs, ce médicament sera incessamment mis sur le marché marocain. Cependant, ce traitement sera prescrit en se basant sur des critères particuliers. Il ne peut pas être prescrit à la femme enceinte ni aux enfants de moins de 18 ans. En revanche, ce médicament anti-Covid-19 doit être prescrit pendant les 5 premiers jours suivant les premiers symptômes de la maladie, sinon il devient inutile.
Des scientifiques prédisent la fin de la Covid avec le variant Omicron. Croyez-vous à cette hypothèse ?On ne sait pas ce que nous cache l’avenir. D’autant plus que les connaissances scientifiques ne sont pas exactes et définitives. On ne sait pas encore si on sera exposé à d’autres risques de mutations graves du virus. À mon avis, il ne faut pas précipiter les choses et conclure rapidement. Je recommande d’être très méfiant face à la montée fulgurante des cas positifs et aussi du nombre de cas graves qui risquent d’apparaître. Il faut retenir qu’Omicron reste encore mortel, d’après les observations faites à l’échelle planétaire. Même au Maroc, nous avons enregistré quelques décès. Attention, Attention, il faut rester très prudent.
Malgré l’explosion des cas Covid, le rythme de vaccination est toujours lent. Comment analysez-vous cette situation ?Ce que je peux vous dire, c’est qu’à un certain moment, le rythme de vaccination était très bon. Par la suite, on est arrivé à saturation puisque nous avons pu vacciner un nombre significatif, soit plus de 24.590.739, ce qui représente 88% de la population cible et éligible à la vaccination (28.500.000). Mais il reste quand même 3.200.000 personnes non-vaccinées. Par rapport à la troisième dose, effectivement il y a un ralentissement, on en est aujourd’hui à 3.424.393, mais les choses commencent à bouger depuis quelque temps grâce aux campagnes de communication et de sensibilisation à l’importance de cette injection de rappel. Les citoyens commencent à prendre davantage conscience du danger du virus qui est encore là. Notre arme pour y faire face reste toujours la vaccination complète.
Le Maroc peut-il recourir à l’obligation de la vaccination ?S.M. le Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, place la santé du citoyen marocain au centre des priorités. Tout le monde doit être averti de l’importance de la vaccination et il ne faudrait pas qu’on arrive au stade de l’obligation de la vaccination. On demande à ce que les gens viennent se faire vacciner et qu’on n’ait pas à prendre une telle décision et surtout éviter la complexité d’un tel débat. Mais si l’obligation de la vaccination sert l’intérêt général, celui-ci prime.
Où en est le stock des vaccins au Maroc ? Y a-t-il un risque de pénurie de vaccins avec la reprise de la dynamique de la campagne ?Rassurez-vous, le stock des vaccins au Maroc est bon et il existe des quantités suffisantes pour le citoyen marocain. Sa Majesté a fait l’effort pour qu’on soit bien positionné. Beaucoup de démarches ont été faites permettant au Maroc, dans un contexte mondial incertain, de recevoir les vaccins et, de surcroît, garantir sa gratuité. On ne peut pas aujourd’hui mettre en balance la santé du citoyen. Il faudrait assurer le vaccin pour le citoyen. Maintenant, nous avons opté pour un vaccin à virus inactivé qui est plus important et qui représente nos stocks marocains, d’autant plus que sa durée de validité dépasse les deux ans.
Seriez-vous prêt à lancer la vaccination des 5-11 ans ?Cette question n’est pas à l’ordre du jour. Mais tout dépend du constat scientifique. Si le Comité scientifique le recommande et juge, au vu de la situation épidémiologique et des données scientifiques, que cette tranche devrait être vaccinée parce qu’elle est sujet de propagation du virus, à ce moment-là, il faudra réagir. Mais le débat qui s’impose pour le moment est celui de ne pas priver les enfants vulnérables qui souffrent de comorbidités de ce droit. La décision à prendre concernant la vaccination de cette catégorie de la population est laissée au libre jugement et à la libre prescription du médecin traitant. Si l’enfant souffre une maladie chronique, il a le plein droit d’être protégé, sachant que tous les programmes d’immunisation se font au niveau de l’enfance.
Est-ce qu’on s’achemine vers la nécessité d’une quatrième dose ?À date d’aujourd’hui, cette question n’est pas encore soulevée. On est plus penché sur le rappel vaccinal, la dose booster qu’il faudrait faire accélérer.
Le démarrage de la production du vaccin contre la Covid-19 au Maroc était annoncé pour décembre 2021. Où en sommes-nous aujourd’hui ?Nous sommes aux dernières étapes. On est dans la validation des lots et le transfert technologique a été fait. Le Maroc, grâce à la coopération avec ses partenaires industriels du secteur libéral, a la capacité de fabriquer 5 millions de vaccins mensuellement, dans la perspective d’implanter durant cette année une plateforme qui serait à même de fabriquer un portfolio important de vaccins pour acquérir une certaine autonomie, voire une exportation vers le continent. L’objectif final de ces mesures est bien sûr d’asseoir notre souveraineté vaccinale et médicale. Je rappelle ici que, grâce à la vision de S.M. le Roi, cette initiative de production locale du vaccin a été entreprise bien avant la campagne de vaccination, c’est dire la capacité d’anticipation de notre pays, même en plein pandémie.
Quelles sont les leçons à tirer de ces années de pandémie pour améliorer le système de santé de notre pays ?Le système de santé marocain avec ce qu’il connait comme dysfonctionnements et comme insuffisances a pu, quand même, relever plusieurs défis et faire face à cette situation vulnérable. Le potentiel est là. La grande insuffisance à laquelle nous sommes confrontés concerne le facteur humain. Je tiens à vous préciser qu’un travail est en train de se faire dans le cadre de la refonte du système de santé qui accompagne la généralisation de la couverture médicale. Ce travail va permettre de trouver des solutions pour répondre aux besoins en termes de quantité et de qualité. La réforme du système de santé est indissociable du champ de la protection sociale. C’est le réceptacle de la protection sociale généralisant la couverture pour permettre de soigner les gens dans les meilleures conditions. Elle s’articule autour de différents axes, notamment les ressources humaines, la gouvernance, la mise à niveau du secteur et le système d’information. Sans ce système d’information, on ne peut pas avoir un dossier médical partagé. Il y va aussi de la soutenabilité de la couverture médicale qui doit avoir une longévité et une durabilité importantes. Pour ce faire, il y a des mécanismes, il y a des cotisations et il y a aussi des dépenses de santé. À cela s’ajoutent des mécanismes de régulation, notamment le parcours de soins coordonnés, le panier, les médicaments… C’est ce qui fait, d’ailleurs, l’objet des réformes qui vont accompagner cette couverture.
Le secteur privé a manifesté sa prédisposition à participer à l’amélioration de l’offre sanitaire nationale. Est-il associé et de quelle manière ?Le ministère de la Santé est un département du secteur public et privé et du secteur intermédiaire. Dans le cadre de la refonte, il va y avoir un décloisonnement du secteur de la santé et on se penchera plus vers l’approche régionale et territoriale. Dans ce sens, une carte régionale sanitaire verra le jour qui comportera le secteur libéral et le secteur public, avec une complémentarité et un système de vases communicants. Nous disposons de moyens humains publics et privés, une infrastructure et des équipements publics et privés. Il faut les utiliser tous à bon escient de manière rationnelle pour répondre, favorablement, aux besoins de la population, étant donné que l’assurance maladie obligatoire (AMO) n’impose pas de frontières aux «clients», c'est-à-dire que les bénéficiaires sont libres de choisir l’établissement de soins, mais aussi le médecin traitant, à condition de respecter le parcours de soins coordonnés.