Menu
Search
Jeudi 25 Avril 2024
S'abonner
close
Jeudi 25 Avril 2024
Menu
Search
Accueil next Société

Le métier de livreur, entre dangers et précarité

Les plateformes digitales de livraison sont de plus en plus nombreuses. Elles emploient aujourd’hui des milliers de livreurs. Certes, cette activité en pleine progression permet à de nombreux jeunes d’échapper au chômage, mais les conditions de travail des livreurs sont souvent difficiles, voire dangereuses. Reportage.

Le métier de livreur, entre dangers et précarité

Il est midi. Sous le soleil tapant, une file de livreurs s'étire devant un grand centre commercial à Casablanca. Si certains ont l’air détendu et papotent entre eux, d’autres sont plus crispés et préfèrent s’isoler en attendant l’arrivée d’une commande. Quelques minutes plus tard, certains téléphones reçoivent des notifications. C’est le signal qu’attendaient les livreurs pour se lancer au travail. Ils s’empressent d’entrer au centre pour récupérer rapidement leur commande et la livrer le plus tôt possible. «C’est notre quotidien. Nous passons notre temps à attendre les commandes devant les restaurants et centres commerciaux… une fois la notification reçue sur nos smartphones, nous devons filer rapidement pour livrer notre commande dans les meilleurs délais», témoigne Mourad, 25 ans, avant d’ajouter : «Les Marocains sont de plus en plus nombreux à passer des commandes en ligne, cela permet à beaucoup de jeunes comme moi, qui étaient au chômage, de gagner leur vie. Ce n’est clairement pas un travail facile. Il ne nous permet pas non plus de gagner beaucoup d’agent, mais personnellement, je préfère être livreur que de rester sans boulot.»

Le secteur de la livraison à domicile a, en effet, connu une progression importante ces dernières années au Maroc. Plusieurs plateformes dédiées à ce service ont été créées et des milliers de jeunes à la recherche d’emploi y travaillent aujourd’hui en tant que livreurs. Mais s’ils ont réussi à échapper au chômage, leur quotidien est loin d’être de tout repos. Ils travaillent dans conditions précaires et courent de nombreux risques. Généralement déclarés comme auto entrepreneurs, les livreurs passent leurs journées à sillonner les métropoles sur leurs deux roues pour livrer un maximum de commandes. Qu’il pleuve, qu’il vente ou que le soleil tape, ils doivent absolument être rapides s’ils veulent maintenir leur taux de rendement et augmenter leur chiffre d’affaires. Seul hic, ce n’est pas toujours facile d’avoir des commandes.
«L’entreprise pour laquelle je travaille emploie plusieurs centaines de livreurs. Des recrutements en masse sont effectués régulièrement pour répondre à la demande grandissante de la clientèle. Mais cela se répercute sur notre activité. Souvent l’offre dépasse la demande. Et donc comme on est trop nombreux, je peux passer entre 15 minutes et une heure à attendre avant d’avoir une commande», se lamente Mehdi, 31 ans. «Le temps d’attente pour rassembler la commande est aussi très long des fois, que ce soit dans les restaurants ou les grandes surfaces. Et c’est malheureusement nous qui payons les pots cassés. Puisque l’application enregistre l’itinéraire que nous empruntons et le temps pris pour la livraison de la commande, ces retards ne nous aident pas à enregistrer des scores élevés et, du coup, on se retrouve avec une somme dérisoire à la fin de la journée», ajoute-il.

Il faut savoir que les livreurs n’ont pas de salaire fixe. Ils sont payés à la course. Le montant qu’ils touchent pour chaque commande change d’une entreprise à l'autre. Il varie généralement entre 4 et 20 DH pour les plus chanceux. «Les plus forts d’entre nous qui bossent plusieurs heures d’affilée ne dépassent pas 8 à 9 commandes par jour. Lorsque les délais d’attentes sont longs, nous tardons à livrer la commande, ce qui énerve généralement les clients et les pousse à nous noter mal sur l’application. Cela réduit encore plus nos chances de multiplier les commandes», raconte Mehdi. «Nous ne pouvons même pas compter sur les pourboires, comme c’est le cas pour d’autres métiers. La majorité des clients a tendance à croire que nous percevons la totalité du montant qu’ils payent pour la livraison. Mais ce que beaucoup de personnes ignorent est que notre métier est très stressant. Nous rencontrons beaucoup de difficultés et nous courons d’énormes risques pour un petit revenu. Je n’imaginais pas exercer un tel métier et accepter toutes ces conditions misérables lorsque j’ai décroché mon master en marketing il y a quelques années. Mais je n’ai malheureusement pas eu le choix, c’est tout ce que j’ai trouvé», confie tristement le jeune homme.
Non seulement, les livreurs touchent une petite rémunération, mais ils doivent aussi travailler avec leurs propres ressources. Ils doivent avoir leur propre moto, l’assurer et payer les réparations en cas d’accident. Ils doivent également avoir leur propre smartphone. Certains sont même obligés de payer la tenue et le box sur leur propre argent.

«Lorsqu’on m’a annoncé que je pouvais commencer mon travail de livreur, j’ai été choqué d’apprendre que j'allais devoir payer pour avoir droit à la tenue de travail et au box. On m’a proposé de prendre un pack à 700 DH comprenant un casque, une veste et le box. Je l’ai acheté malgré moi, je n’avais pas vraiment le choix», témoigne Rachid, 29 ans, jeune papa. Ce dernier assure qu’il a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Avec la naissance récente de sa fille et l’inflation qui s’est installée depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, il a du mal à s’en sortir, principalement à cause de la hausse du prix du carburant. «Le prix du carburant monte en flèche depuis quelques mois. Notre budget mensuel pour le carburant a augmenté de plus de 50%. Pourtant, notre rémunération n’a pas bougé d’un poil. Les livreurs peinent à supporter cette hausse des prix qui fragilise encore plus leur situation financière. Il faut absolument trouver une solution», réclame-t-il. Et d’ajouter : «Nous n’avons même pas droit à une assurance maladie. Maintenant que j’ai un enfant, je me rends compte de son importance».

Pourtant, la majorité des plateformes de livraisons à domicile assurent que les livreurs disposent d’une assurance maladie ainsi que d’autres avantages sociaux. «Nos livreurs sont des auto-entrepreneurs qui sont soumis tout de même à des règles internes telles que le respect des clients et le port de vêtements appropriés durant leurs services. En cas de soucis, ils se rendent dans notre centre pour être assistés de la meilleure des manières. En ce qui concerne les avantages sociaux, tous nos livreurs bénéficient d'une assurance maladie ainsi que d’une assurance en cas d’accident ou de vol, un congé de maternité ou de paternité, une prime de fidélité et un accès gratuit à des cours en ligne selon leurs intérêts», nous déclare Chaymaa Sabiri, directrice des opérations au sein de Glovo. Des propos en totale contradiction avec les différents témoignages des livreurs que nous avons interrogés. Qui croire ?

***************
Un métier aux multiples risques

Les livreurs sont exposés à différents types de risques, à commencer par les accidents de circulation. Ils sont, en effet, en permanence dans un contre-la-montre. L’obligation de livrer rapidement leur commande peut générer des situations stressantes et des conduites à risque propices aux accidents de la route. «Lorsqu’un livreur a une commande, il n’a qu’une seule chose en tête, c‘est la livrer le plus rapidement possible. On oublie les conditions climatiques, on fait de notre mieux pour éviter les embouteillages, commettant parfois des infractions au Code de la route. Mais cela n’est pas sans risques. Les accidents sont très fréquents dans notre métier. Je suis moi-même en arrêt de travail actuellement, car j’ai eu un accident. Mais la situation est très difficile. Je dois payer les frais de mes soins et ceux de la réparation de ma moto, sachant que je ne dispose d’’aucune source de revenus actuellement et que je ne serai en aucun cas remboursé. Pour un père de famille, la situation est très compliquée», raconte Jawad, 35 ans.
Les livreurs sont aussi souvent exposés au risque de vol. «Nous sommes une proie facile pour les voleurs, surtout lorsqu’on se rend dans des quartiers risqués la nuit. Les voleurs savent très bien que pour payer nos commandes nous avons toujours de l’argent sur nous. Certains s’attaquent aussi aux motos des livreurs ou à leurs smartphones, comme cela a été le cas pour moi. Un voleur en moto me l’a piqué alors que je m’assurais de l’adresse de livraison. J’ai essayé de le suivre mais en vain. La société n’a pas bougé le moindre petit doigt pour moi. On m’a simplement dit qu’il fallait que j’achète un nouveau téléphone si je voulais reprendre le travail», se rappelle avec amertume Mehdi 31 ans.
***********
Statut d’auto-entrepreneur, qu’en dit la loi ?

Bien qu’ils travaillent pour le compte des entreprises de livraison à domicile, les livreurs sont tous déclarés en tant qu’auto-entrepreneurs. Par conséquent , ils ne peuvent bénéficier de leurs droits en tant que travailleurs, conformément au Code du travail. Pour Saïd Lamani, consultant en droit du travail et relations professionnelles et ex-inspecteur du travail, cette pratique adoptée par les différentes plateformes de livraison à domicile est illégale. «Ces entreprises ont trouvé un bon moyen pour contourner la loi. Elles ont inventé un nouveau statut sans aucun fondement juridique pour fuir leurs responsabilités et se libérer ainsi de toutes les charges qu’ils doivent à leurs employés. Car les livreurs sont bel et bien des salariés. On ne peut les considérer comme auto-entrepreneurs», affirme Lamani. «Pour que cette situation puisse changer, il faut que l’inspection du travail suive de plus près ce dossier, mais il faut surtout que les principaux intéressés osent agir et réclamer leurs droits. Ils doivent s’organiser en association par exemple et dénoncer cette situation. Comme ils sont parfaitement dans leurs droits, ils pourront rapidement avoir gain de cause. Ça a d’ailleurs été le cas en Espagne, qui dispose depuis près d’une année d’une loi qui oblige les plateformes digitales à reconnaître les livreurs comme des salariés dans le cadre du régime général et non comme des auto-entrepreneurs et les fait bénéficier d’une série d’avantages sociaux», ajoute-t-il.
 

Lisez nos e-Papers