Au Maroc l'histoire est, aujourd’hui, l'objet d'une «demande sociale» accrue. En dépit de multiples spécificités proprement marocaines, pareil état de fait s’inscrit en réalité dans un contexte global où quasiment toute l’humanité éprouve le besoin de se ressourcer en quelque sorte en se tournant vers son passé pour mieux comprendre le présent, en relever les défis, et se conforter face aux incertitudes de l’avenir. Cette quête de repères revêt encore plus d’acuité par ces temps de pandémie et de désarroi compliqués structurellement par la phase critique que traverse la mondialisation – avec des «guerres commerciales» et toutes sortes d’implications économiques, politiques, diplomatiques, identitaires et autres.
Entre également en ligne de compte pour les historiens de métier, en l’occurrence, la volonté de contribuer à la promotion du savoir scientifique auprès du grand public et de dépasser ainsi l’enceinte de l’université et ses limites. Une telle démarche s’avère aujourd’hui d’autant plus légitime et impérieuses que le champ historiographique est devenu au cours de ces dernières décennies l’enjeu et l’objet d’écritures multiples. Celles-ci sont parfois totalement déconnectées des critères de la discipline Histoire et de sa rigueur tels que les définissait au XIVe siècle déjà Abderrahmane Ibn Khaldoun. Précurseur, cet historien maghrébin avait fait dépasser à l’histoire le stade de la chronique. À l’ère contemporaine, des pairs de renom, tels que l’Anglais Arnold Toynbee ou le Français Fernand Braudel, se sont inspirés de ses théories et de son approche.
Deux points au moins doivent être précisés d’emblée. Ils sont en rapport avec ce qu’on entend par « histoire ». Celle-ci est traditionnellement entendue au sens d’étude du passé et plus particulièrement ses évènements, ses faits et ses personnages les plus marquants. De nos jours, elle couvre aussi le présent et même ce qu’on appelle l’histoire immédiate et englobe, cela va de soi, la culture, la civilisation et le patrimoine. Elle inclut également la mémoire, ou les mémoires, quelle qu’en soit la complexité
Au-delà des particularités de l’ère et de la thématique traitées, l’historien garde en principe toujours présent à l’esprit le fait que l’histoire est un continuum. Et ce en dépit de ce qu’on appelle habituellement les «tournants», les «phases fatidiques» et «les ruptures». L’on sait aussi que la recherche en la matière n’a pas de fin, que l’accumulation du savoir historique se situe sur la très longue durée, que les concepts, les méthodologies et les approches se renouvellent, et que le champ historiographique ne fait que s’élargir au fil du temps.Il conviendrait d’ajouter que la discipline histoire et, plus précisément, les critères fondamentaux qui en font la spécificité et ont assuré pendant longtemps son magistère et l’ont placée sur un véritable piédestal toisant de haut d’autres sciences considérées comme de simples «auxiliaires» se trouvent brutalement confrontés aujourd’hui à de multiples défis et, parfois, des remises en cause radicales amplifiées par les puissants relais que sont les plateformes numériques et les réseaux sociaux.
Ceux qui contestent son statut scientifique vont en effet jusqu’à la réduire à de simples «reconstructions», voire une œuvre de fiction, sans rapport, arguent-ils, avec les événements et les faits «tels qu’ils se sont réellement produits». D’autres se l’approprient sans adhérer pour autant à l’approche par laquelle elle se distingue, en particulier le recours aux archives et à d’autres sources, leur croisement, leur lecture critique et la mise en évidence du contexte général dans lequel s’inscrit leur «récit» ou leur «discours».Ce sont là autant de données représentant le «background» du colloque réuni à l’Académie du Royaume du Maroc les 27et 28 janvier. Le fait qu’il s’agisse d’une rencontre scientifique internationale montre de toute évidence que l’écriture académique de l’histoire du Maroc est plurielle. Elle ne se fait pas uniquement ou exclusivement dans les universités du pays, mais à l’étranger aussi et souvent à un haut niveau. En témoignent les communications de collègues d’Outre-Atlantique et d’Europe occidentale. Elle ne s’écrit pas non plus sans une ouverture volontariste sur d’autres disciplines, notamment la sociologie, l’anthropologie, la littérature et les sciences politiques.
En réunissant des collègues venant d’horizons divers, au sens propre du terme, l’Institut Royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc se propose de dresser ou, plus exactement, et à ce stade, d’esquisser, un état des lieux des études déjà réalisées ou en cours sur le passé lointain et plus récent du Maroc. De manière concomitante, le but est également d’ouvrir la discussion à la fois sur les perspectives d’impulsion et d’approfondissement de la recherche, ainsi que sur les voies et moyens d’assurer la prééminence, voire la centralité, de la production des historiens de métier et d’encourager les jeunes chercheurs à leur emboîter le pas avec leurs propres potentialités et leurs compétences. Évoquer les programmes, la teneur et les modalités d’enseignement de l’histoire au primaire, dans le secondaire et à l’université, représente aussi l’un des volets du déroulé du colloque.À propos précisément de la diffusion et de la promotion du savoir historique et de l’approche sur laquelle il se base, il conviendrait sans doute de rappeler que le projet de création d’une Maison de l’Histoire du Maroc, piloté par la Fondation de l’Académie du Royaume, fait actuellement l’objet d’auditions. Cette dynamique se révèle particulièrement prometteuse. L’écoute des premiers intervenants dans ce processus et les échanges auxquels leurs apports respectifs ont donné lieu se sont en effet avérés très instructifs et féconds. Dans la mesure où l’histoire est l’un des principaux fondements, voire le socle, de notre identité, il s’agit là de l’affaire de tous les Marocains.
Je voudrais terminer cette brève présentation par la belle et pertinente définition de l’histoire que donne un éminent collègue, Jean Pierre Rioux, co- fondateur de l’Institut du Temps Présent (Paris), ayant focalisé ses travaux sur l’État-nation, la mémoire et la question coloniale : «L’histoire, écrit-il, est compréhension…, intelligence…, science qui éclaire la conscience de soi, des autres et du monde, machine à produire de l’intelligence plus que des certitudes».Par Mohammed Kenbib
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