Essayiste, politologue, romancier et dramaturge, Rachid Benzine jette un certain regard sur la société et les relations familiales. Après avoir rendu hommage aux mères, dans son roman «Ainsi parlait ma mère», l’auteur braque aujourd’hui les projecteurs sur une autre figure familiale dont les relations sont beaucoup plus complexes. Il y évoque ainsi le silence, celui des pères.
Il en écoute une et entend la voix de son père qui s'adresse à son propre père resté au Maroc. Il y raconte sa vie en France, année après année. Notre narrateur décide alors de partir sur les traces de ce taiseux dont la voix semble resurgir du passé. Le nord de la France, les mines de charbon des Trente Glorieuses, les usines d'Aubervilliers et de Besançon, les maraîchages et les camps de harkis en Camargue : le fils entend l'histoire de son père et le sens de ses silences.
L'œuvre de Rachid Benzine, c’est aussi celle de la transmission, une transmission «difficile et impossible», comme il l’explique. «Nous sommes des êtres narratifs et nous sommes des histoires auxquelles nous adhérons. Nous avons besoin d’intermédiaires pour pouvoir se comprendre. La question de la transmission dans l’exil devient de plus en plus importante c’est pour cela que “Les Silences des pères” est peut être le texte qui me tient le plus à cœur tout simplement parce que j’avais un père silencieux qui passait plus de temps à parler à dieu qu’à ses enfants», raconte-t-il, ajoutant que la mère a construit également une représentation de la figure du père.
Selon Rachid Benzine, cette distance entre les enfants et le père «devient infranchissable», puisqu’il y a le récit de la mère, tandis que celui du père est le grand absent.Pour son choix de raconter cette histoire, l’auteur a pris pour exemple la Coupe du monde, lorsque S.M. Mohammed VI a reçu l’Équipe nationale après son exploit en demi-finale avec la présence des mères et non celle des pères. «L’invisibilisation des pères est quelque chose qui m’interpelle. Cette absence de parole des pères, que deviennent-elles quand elles ne sont pas dites ?» s’interroge l’auteur. Pour y répondre, Rachid Benzine se plonge dans des sentiments enfouis, d’angoisse, d’une certaine pudeur, de l’exil et de toutes ses émotions silencieuses.
Une notion d’exil
Expliquant l’utilisation du pluriel dans le mot «Silences», l’auteur soutient une notion de vécu dans laquelle le père expérimente plusieurs silences allant de son enfance, de sa jeunesse, de ce à quoi il a renoncé, dont les enfants ignorent l’existence, qui sont, selon lui, sont définis par une notion d’exil.
«Ce que j’ai essayé de transmettre dans mon livre est que les exilés sont des cadavres en sursis. Il y a quelque chose qui meurt dans la question de l’exil, à partir du moment où la structure sociale, familiale, topologique et historique dans laquelle un homme lorsqu’il est déconnecté de la structure n’a plus sa place», soutient-il. «Il y a quelque chose qui n'arrive pas à se dire. En France ou ailleurs, au fur et à mesure que je parlais de ces silences des pères, je me suis rendu compte que c’était la même chose, comme si, finalement, il y avait une pudeur dans le silence et que les souffrances ne se disaient pas. Il y a quelque chose qui m'émeut beaucoup et c'est cette dignité-là, dans la souffrance et dans ce silence», poursuit l’auteur.
Cet ouvrage, c’est aussi un voyage, une épopée qui sera vécu à travers des cassettes qu'il va découvrir, de 1965 jusqu'en 2000, dans lesquelles le père racontait son propre récit à son propre père qui était resté au Maroc.
D’un seul coup, ce fils, ce narrateur, ce pianiste, va prendre la route, dans les mines de Lens, dans les usines d'Aubervilliers, à Besançon où il y a eu cette fameuse grève dans l'usine de montres Lipp. Lors de ce voyage hexagonal, raconte-t-il, le protagoniste se retrouvera dans des lieux qui n’existent plus, ce qui suggère «une géographie du silence».Ce que l'on découvre dans les mots de ce père qui ne parlait pas, mais qui parlait à une cassette, c'est aussi la tristesse immense des exilés, la nostalgie du pays, le fait de se sentir déraciné, de se sentir ailleurs, d'avoir perdu son pays, sa terre natale, le manque de ses parents. Il racontait cela à son propre père, resté au Maroc. Et il racontait aussi son histoire d'amour avec une Française très importante pour lui, une non-musulmane. Et il demande à son père l'autorisation de l'épouser.
Pour conclure, Rachid Benzine estime que le silence «n’a pas simplement été du père envers son fils, mais il a été aussi du fils envers son père. Il y a ce double silence, mais il y a aussi ce silence qui est d’abord celui de la société et de tous ces gens qui y ont contribué».