Le Matin : Le Forum des droits de l’Homme du Festival Gnaoua musiques du monde aborde le thème « identités et appartenances ». Qu’est-ce qui explique ce choix ?
Elles sont au moins de deux ordres : la violence et l’appauvrissement. On le voit dans de nombreux pays, l’enferment identitaire peut aboutir dans certains cas extrêmes à des affrontements entre communautés religieuses ou ethnoculturelles, des attaques contre l’étranger et des violations graves des droits de l’Homme comme on l’a vu en Afrique ou dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Des groupes minoritaires sont dans certains cas l’objet de politiques discriminatoires directes et indirectes, qui en font des citoyens de seconde zone. Périodiquement, leurs lieux de culte peuvent être attaqués et leurs foyers détruits et pillés. Les vagues régulières de demandeurs d’asile qui cherchent une protection dans l’un des pays proches du leur sont un effet et un révélateur de ces éruptions de haine.
Mais songez aussi à tout ce que l’on perd en se fermant à l’altérité, en se recroquevillant sur ses habitudes, ses seules traditions, ce que l’on connaît déjà sans ouverture ni nouvelle découverte. C’est cet appauvrissement qui nous guette du fait de la fermeture car elle nous prive de nouveaux horizons de pensée, d’émotions inédites et de rencontres inattendues. La crispation contre l’étranger nous évite peut-être quelques désagréments et nous pose de nouveaux défis, mais elle nous assèche et nous limite à ce que nous sommes déjà.Le cadre international existant est-il suffisant pour contenir les sociétés du Nord et du Sud et encourager le vivre-ensemble ?L’arsenal juridique en matière de droits de l’Homme semble suffisant avec notamment la Convention relative au statut des réfugiés dite Convention de Genève adoptée le 28 juillet 1951 et la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et les membres de leur famille adoptée le 18 décembre 1990. Mais si le premier texte est largement ratifié par les Etats, le second ne l’est que par des pays du Sud. En outre, d’autres traités internationaux prohibent les discriminations et protègent les droits fondamentaux des étrangers. Mais ce cadre ne vaut que par la mise en œuvre par les autorités publiques de chaque pays de politiques internes qui font vivre les principes édictés au niveau international et, souvent, dans les constitutions de très nombreux pays. Ainsi, par exemple, le préambule de la Constitution marocaine de 2011 stipule que le Royaume s’engage à « Bannir et combattre toute discrimination à l'encontre de quiconque, en raison du sexe, de la couleur, des croyances, de la culture, de l'origine sociale ou régionale, de la langue, de l'handicap ou de quelque circonstance personnelle que ce soit ». L’article 23 proscrit « toute incitation au racisme, à la haine et à la violence. » Et l’article 30 précise que les étrangers « jouissent des libertés fondamentales reconnues aux citoyennes et citoyens marocains, conformément à la loi. Ceux d'entre eux qui résident au Maroc peuvent participer aux élections locales en vertu de la loi, de l'application de conventions internationales ou de pratiques de réciprocité. Les conditions d'extradition et d'octroi du droit d'asile sont définies par la loi. »
Vu la situation internationale actuelle, les crises d’identité et d’appartenance, comment peut-on former une nouvelle génération libre, fière de son appartenance et de son identité ?La formation de citoyens actifs, conscients de leurs droits, mais aussi de leur responsabilité envers leur société, mais aussi de tous les habitants de cette terre, des citoyens inscrits dans une identité et une appartenance, fermes mais ouvertes, est une question complexe, probablement plus difficile dans le monde tourmenté et connecté d’aujourd’hui. Elle exige aussi la convergence entre plusieurs acteurs : la famille, l’école, les pairs, les médias et les divers réseaux, la société civile, les arts et la culture, … L’humanisme universaliste tel qu’il s’est constitué depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale me semble un bon référentiel en la matière, et ses valeurs sont présentes à un niveau ou un autre dans de nombreuses traditions philosophiques et spirituelles. Dans notre cas, la Constitution de 2011 est une belle synthèse me semble-t-il entre les constantes de la Nation, son identité historique plurielle et son inscription dans l’universalisme. On ne peut pas exiger de tous de connaître l’intégralité de la Constitution, mais le préambule mérite d’être lu et médité par tous et pas qu’une fois.
Quelle est selon vous la portée de ce Forum et ses retombées sur la ville d’Essaouira et sur le Maroc ?A la veille de l’organisation du premier forum des droits de l’Homme au festival Gnaoua musiques du monde, j’avais écrit un petit texte intitulé Un espace de liberté, et duquel je ne retire pas un mot. Le voilà : « Quinze ans durant, le festival des musiques Gnaoua a été porté par l’énergie d’une équipe restreinte mais tenace. Malgré l’adversité, ce festival a permis la réhabilitation d’une tradition artistique et spirituelle millénaire et son métissage avec d’autres cultures et créateurs venus de tous les horizons du monde. Accueillant tous les publics, quelle que soit leur condition, il a permis ce dialogue indispensable entre particulier et universel sans lequel il n’y a point d’avenir humain.
Face aux mutations que connaît le Maroc et qu’il partage avec d’autres peuples, c’est à l’amplification de cette intuition première que nous sommes tous appelés : accorder à la culture et aux cultures populaires la place qu'elles méritent dans le débat public, loin de toute congélation folklorisante ; rester disponible à l’altérité ; refuser toute crispation identitaire ; réhabiliter le débat, l’échange pluraliste, la confrontation tranquille des idées et des arguments. Faire vivre l’intelligence commune. C’est l’ambition de ce premier Forum qui se veut aussi une entreprise citoyenne.Outre les retombées économiques du festival, évidentes, la notoriété pour la ville et le pays, l’immense joie que procurent les musiciens, le bonheur du partage, qui se lit sur les visages des publics de toutes origines, le forum offre me semble-t-il un espace essentiel de délibération démocratique.Lire aussi : Essaouira : le Festival Gnaoua et musiques du Monde de retour du 22 au 24 juin