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Entretien avec le président du CCME Driss El Yazami autour des identités et appartenances

Le Festival Gnaoua et Musiques du monde s’ouvre aujourd’hui et anime la ville d’Essaouira jusqu’au 25 juin. Authenticité, audace, transmission… sont les maîtres mots de la programmation de cette 24e édition. Le festival, qui revient cette année dans sa version coutumière, célèbre la 10e édition du Forum des droits de l’Homme. Prévu du 23 au 24 juin, cet événement réunira des artistes, intellectuels, et penseurs, acteurs politiques, associatifs et culturels du monde pour débattre d’un sujet d’une grande actualité : «Identités et appartenances». Le Forum est organisé par A3 Communication et l’association Yerma Gnaoua en partenariat avec le Conseil de la Communauté marocaine à l’étranger (CCME).

Le Matin : Le Forum des droits de l’Homme du Festival Gnaoua musiques du monde aborde le thème « identités et appartenances ». Qu’est-ce qui explique ce choix ?

Driss El Yazami
: Il y a eu dans un premier temps ce que nous pourrions appeler l’effet Qatar 2022 et l’engouement suscité par les Lions de l’Atlas. Au Maroc même, autour d’une équipe mêlant nouvelles générations de l’immigration de cinq pays au moins et les talents élevés ici. Mais au-delà aussi. Dans toute la région, en Afrique et dans le Sud global, les victoires successives de la sélection nationale ont suscité enthousiasme et adhésion et nous nous sommes interrogés alors, et nous n’étions pas les seuls j’imagine, sur les ressorts globaux d’une telle identification. Il s’agissait là d’une adhésion festive, ouverte. Mais ce n’est pas toujours le cas dans d’autres circonstances. Un peu partout, divers mouvements identitaires et xénophobes se développent en effet, à l’égard de l’étranger bien évidemment, mais aussi, parfois, contre le compatriote ou le voisin proche. Dans de nombreuses situations, l’appartenance se veut exclusive, sans passerelles ni fraternité à l’égard de l’autre.

Nous vivons dans un monde ou la mobilité humaine est très dynamique. Comment articuler identité, hospitalité et appartenance ?

Les mobilités humaines s’accélèrent en effet et se diversifient. Toutes les sociétés, y compris les pays traditionnels d’émigration, deviennent à leur tour des pays de transit et d’installation. Regardez ce que les pays de l’Europe méridionale, l’Espagne et l’Italie notamment, ont vécu depuis les années 1990, et ce que nous vivons, dans une moindre mesure, depuis quelques décennies. L’altérité nous interpelle tous. Et il s’agit d’articuler, comme vous le dites, identité, hospitalité et appartenance. Il n’y a pas de recette magique unique et c’est l’objet même de ce forum que de proposer des pistes de réflexion et d’action. Mais il y a à minima les prescriptions du droit international des droits de l’Homme, qui concernent notamment l’accueil du demandeur d’asile et les droits fondamentaux de l’étranger, même en situation administrative irrégulière.

Ceci étant, nous savons que le rappel des principes humanistes universels ne suffit pas. Il est de la responsabilité des gouvernements d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques actives de lutte contre les discriminations, des politiques sociales justes et de manière générale veiller à l’égalité de traitement de tous, quelle que soit l’origine. Il est aussi de la responsabilité de tous les acteurs sociaux de contribuer à l’élaboration de ce que nous pourrions appeler des politiques de l’hospitalité et de l’accueil par la lutte contre les préjugés et la xénophobie, la promotion du pluralisme, etc. Il y a enfin l’apport, essentiel, des médias et de la recherche académique.

Les médias devraient non seulement rapporter les faits avec exactitude et rigueur, mais aussi essayer, autant que possible, de les mettre en perspective afin d’éclairer l’opinion publique. J’ai été par exemple très étonné de voir de nombreux journalistes reprendre sans le questionner le dernier « produit » lancé par des hommes politiques en France, à savoir la notion de séparatisme. Le terme est entré aujourd’hui dans le débat sur l’immigration sans qu’il ne soit analysé et débattu.

Le rôle de la recherche est aussi important pour connaître les ressorts profonds des dynamiques migratoires, la dimension historique des phénomènes actuels (comme le lien colonisation-migrations par exemple) et contextualiser les divers phénomènes sociaux.

On pointe souvent du doigt les migrations Sud/Nord. Est-ce vraiment cette forme de mobilité humaine qui crée le déséquilibre dans les sociétés du Nord ?

Il est juste et utile de rappeler que les mobilités humaines ne sont pas que Sud/Nord. Quatre migrants africains sur cinq restent sur le continent par exemple. Néanmoins, on a l’impression que la problématique migratoire ne se pose que dans les pays du Nord. Cette perception reflète en premier lieu la domination du système mondial de l’information par les médias du Nord justement. En matière migratoire, un événement qui se passe en Europe ou en Amérique du nord n’a pas la même résonance que celui qui se déroule au même moment dans le Sud. Les réfugiés syriens qui arrivaient au Liban ou en Jordanie en 2015 n’avaient pas le même traitement médiatique que leurs compatriotes en Europe. C’est ce qu’on a appelé « la crise migratoire » en 2015. Il y a en second lieu l’extrême politisation depuis quelques décennies de la problématique de l’immigration dans les pays du Nord. Les populations étrangères - ou d’ascendance étrangère - sont progressivement devenues un enjeu politique, ou sont plutôt instrumentalisées, dans le débat politique, donnant lieu notamment à une inflation de lois censées mettre fin au « problème de l’immigration ».

Quelles sont les conséquences des crispations identitaires ?

Elles sont au moins de deux ordres : la violence et l’appauvrissement. On le voit dans de nombreux pays, l’enferment identitaire peut aboutir dans certains cas extrêmes à des affrontements entre communautés religieuses ou ethnoculturelles, des attaques contre l’étranger et des violations graves des droits de l’Homme comme on l’a vu en Afrique ou dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Des groupes minoritaires sont dans certains cas l’objet de politiques discriminatoires directes et indirectes, qui en font des citoyens de seconde zone. Périodiquement, leurs lieux de culte peuvent être attaqués et leurs foyers détruits et pillés. Les vagues régulières de demandeurs d’asile qui cherchent une protection dans l’un des pays proches du leur sont un effet et un révélateur de ces éruptions de haine.

Mais songez aussi à tout ce que l’on perd en se fermant à l’altérité, en se recroquevillant sur ses habitudes, ses seules traditions, ce que l’on connaît déjà sans ouverture ni nouvelle découverte. C’est cet appauvrissement qui nous guette du fait de la fermeture car elle nous prive de nouveaux horizons de pensée, d’émotions inédites et de rencontres inattendues. La crispation contre l’étranger nous évite peut-être quelques désagréments et nous pose de nouveaux défis, mais elle nous assèche et nous limite à ce que nous sommes déjà.

Le cadre international existant est-il suffisant pour contenir les sociétés du Nord et du Sud et encourager le vivre-ensemble ?

L’arsenal juridique en matière de droits de l’Homme semble suffisant avec notamment la Convention relative au statut des réfugiés dite Convention de Genève adoptée le 28 juillet 1951 et la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et les membres de leur famille adoptée le 18 décembre 1990. Mais si le premier texte est largement ratifié par les Etats, le second ne l’est que par des pays du Sud. En outre, d’autres traités internationaux prohibent les discriminations et protègent les droits fondamentaux des étrangers. Mais ce cadre ne vaut que par la mise en œuvre par les autorités publiques de chaque pays de politiques internes qui font vivre les principes édictés au niveau international et, souvent, dans les constitutions de très nombreux pays. Ainsi, par exemple, le préambule de la Constitution marocaine de 2011 stipule que le Royaume s’engage à « Bannir et combattre toute discrimination à l'encontre de quiconque, en raison du sexe, de la couleur, des croyances, de la culture, de l'origine sociale ou régionale, de la langue, de l'handicap ou de quelque circonstance personnelle que ce soit ». L’article 23 proscrit « toute incitation au racisme, à la haine et à la violence. » Et l’article 30 précise que les étrangers « jouissent des libertés fondamentales reconnues aux citoyennes et citoyens marocains, conformément à la loi. Ceux d'entre eux qui résident au Maroc peuvent participer aux élections locales en vertu de la loi, de l'application de conventions internationales ou de pratiques de réciprocité. Les conditions d'extradition et d'octroi du droit d'asile sont définies par la loi. »

Vu la situation internationale actuelle, les crises d’identité et d’appartenance, comment peut-on former une nouvelle génération libre, fière de son appartenance et de son identité ?

La formation de citoyens actifs, conscients de leurs droits, mais aussi de leur responsabilité envers leur société, mais aussi de tous les habitants de cette terre, des citoyens inscrits dans une identité et une appartenance, fermes mais ouvertes, est une question complexe, probablement plus difficile dans le monde tourmenté et connecté d’aujourd’hui. Elle exige aussi la convergence entre plusieurs acteurs : la famille, l’école, les pairs, les médias et les divers réseaux, la société civile, les arts et la culture, … L’humanisme universaliste tel qu’il s’est constitué depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale me semble un bon référentiel en la matière, et ses valeurs sont présentes à un niveau ou un autre dans de nombreuses traditions philosophiques et spirituelles. Dans notre cas, la Constitution de 2011 est une belle synthèse me semble-t-il entre les constantes de la Nation, son identité historique plurielle et son inscription dans l’universalisme. On ne peut pas exiger de tous de connaître l’intégralité de la Constitution, mais le préambule mérite d’être lu et médité par tous et pas qu’une fois.

Quelle est selon vous la portée de ce Forum et ses retombées sur la ville d’Essaouira et sur le Maroc ?

A la veille de l’organisation du premier forum des droits de l’Homme au festival Gnaoua musiques du monde, j’avais écrit un petit texte intitulé Un espace de liberté, et duquel je ne retire pas un mot. Le voilà : « Quinze ans durant, le festival des musiques Gnaoua a été porté par l’énergie d’une équipe restreinte mais tenace. Malgré l’adversité, ce festival a permis la réhabilitation d’une tradition artistique et spirituelle millénaire et son métissage avec d’autres cultures et créateurs venus de tous les horizons du monde. Accueillant tous les publics, quelle que soit leur condition, il a permis ce dialogue indispensable entre particulier et universel sans lequel il n’y a point d’avenir humain.

Face aux mutations que connaît le Maroc et qu’il partage avec d’autres peuples, c’est à l’amplification de cette intuition première que nous sommes tous appelés : accorder à la culture et aux cultures populaires la place qu'elles méritent dans le débat public, loin de toute congélation folklorisante ; rester disponible à l’altérité ; refuser toute crispation identitaire ; réhabiliter le débat, l’échange pluraliste, la confrontation tranquille des idées et des arguments. Faire vivre l’intelligence commune. C’est l’ambition de ce premier Forum qui se veut aussi une entreprise citoyenne.

Outre les retombées économiques du festival, évidentes, la notoriété pour la ville et le pays, l’immense joie que procurent les musiciens, le bonheur du partage, qui se lit sur les visages des publics de toutes origines, le forum offre me semble-t-il un espace essentiel de délibération démocratique.

Lire aussi : Essaouira : le Festival Gnaoua et musiques du Monde de retour du 22 au 24 juin

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