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Eugène Ébodé : Le manque d'unité africaine n’est pas une fatalité

Eugène Ébodé, auteur camerounais de renom et administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du Royaume du Maroc, vient de publier son onzième roman, «Habiller le ciel« (Gallimard, 2022), dans lequel il raconte son lien exceptionnel avec sa mère et sa terre africaine. Un hommage vibrant à la «Mama Africa». Nous l’avons rencontré à la veille de sa participation au colloque international sur «L’invention des écritures et l’état du narratif en langues africaines» qu’abrite l'Académie du Royaume les 18, 19 et 20 janvier.

Eugène Ébodé : Le manque d'unité africaine n’est pas une fatalité

Le Matin : Le titre de votre dernier roman, «Habiller le ciel», est à la fois poétique et intrigant, que signifie-t-il ?
Eugène Ébodé
: Il s’agit d’une expression de ma mère. Elle me poussait à aller prier, disait-elle, en langue béti, pour «habiller le ciel de prières afin d’écarter le malheur et le mauvais œil de mon chemin». Il faut dire qu’à cette époque-là, tout ce que j’entreprenais échouait : ma poésie était dénigrée (par les filles), j’avais été recalé au baccalauréat, la guitare que je grattais écorchait les oreilles des voisins qui me le faisaient cruellement savoir et je revenais du Tchad où la guerre civile avait interrompu mes études.

En mêlant éléments biographiques et fiction, vous avez écrit ce roman pour rendre hommage à une femme puissante qui a sculpté vos rêves, votre mère, Vilaria. Cette «Mama Africa», omniprésente pour ses enfants, c’est aussi un hommage à toutes les mamans et, au fond, à l’Afrique ?
À l’Afrique en premier, pour le lait maternel, les rites, les racines culturelles qui m’ont nourri, et pour les mains rassurantes de Vilaria qui m’ont bercé et consolé pendant les moments difficiles. Mais pas seulement, l’ode à la seule femme puissante que vous nommez à juste titre. C’est en effet un hommage à toutes les mamans, même hors d’Afrique, de tous les continents. Une maman veille sur son enfant et le protège. C’est ce que font, à quelques rares exceptions près, toutes les mamans du monde. Celle de Camus comme celle de Camara Laye. Peut-être pas celle de Houellebecq… à entendre ce qu’il raconte et à voir son état si déprimant.

La culpabilité de ne pas avoir été présent aux obsèques de votre mère est à l’origine de l’écriture de votre roman ?
Incontestablement. Un remords affreux. J’aurais dû m’y rendre. Mère me comprend, mais les arbres, eux, me semblent encore frémir de colère. C’est leur blâme qui me poursuit. Car les arbres parlent une langue bien fourchue et râpeuse quand ils se mêlent des affaires qui les regardent.

Le fantastique est présent aussi dans votre écriture, constitue-t-il un supplément à la réalité visible ?
Le fantastique est indétectable et indécelable et pourtant, il est incrusté dans nos existences. Il vient aussi de ma conviction qu’il existe des prolégomènes à tout existentialisme : l’inconnu précède l’essence et la subjugue ! Écoutez, un aspect de la philosophie bantoue de l’aire culturelle de laquelle je suis issu nous apprend que la vie est un singulier combat entre le visible et l’invisible. Le plus tordant est que le but n’est pas la défaite de l’un contre l’autre, mais l’harmonie de l’un et de l’autre. C’est ce souffle-là qui court dans «Habiller le ciel» sous l’impulsion donnée par Vilaria et par toutes les mères qui enfantent le bonheur en poussant des cris épouvantables. Vilaria, en mourant, en s’éteignant dans l'étreinte blanche et sèche de la mort, sans un cri justement, continue de me donner de ses nouvelles. Il y en a pléthore dans le roman. Chaque fois d’ailleurs que «tombe» un article sur ce roman, j’entends son «Oyenga», ce chant victorieux qui ouvre ses pas de danse. La danse est la preuve que la fin, la mort n’est qu’une vue encalminée de l’esprit. La danse, qui est mouvement perpétuel, transcende les ruptures et les cloisons ! Alors, dansons notre éternité au lieu de grommeler et d’avoir le nez dans le frigidaire. Mais redouter la mort est autre chose : méditer en silence sur le temps qui vous pousse en dehors du temps saisissable. Les mères le savent et c’est la raison pour laquelle Vilaria continue de danser pour tancer le vide. Elle ressemblait à une réincarnation de Shiva Nataraja par son élégance et la grâce de ses mouvements.

Dans vos romans vous avez souvent fait des portraits de femmes fortes, ballottées par une existence orageuse, mais qui y font face avec courage et acharnement, telles qu'Aline Sitoé Diatta («La Transmission», Gallimard, 2002), «Silikani» (le personnage du roman éponyme, Gallimard, 2006), Rosa Parks («La Rose dans le bus jaune», Gallimard, 2013), «Souveraine Magnifique» (l’héroïne du roman sur le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, Gallimard, 2014) et Mado (dans «Brûlant était le regard de Picasso», Gallimard, 2021). Seraient-elles une préfiguration de Vilaria, cette mère qui vous a tant marqué et qui, comme vous le racontez, a changé le cours de votre vie, une vie qu’elle vous a sauvée, alors que vous étiez mourant à l’hôpital à l’âge de 3 ans ?
Peut-être. Je n’ai rien planifié. Ces dames de caractère affrontent le même désastre, s’opposent au même défi qui consiste à dégoupiller des grenades incendiaires, neutraliser leur charge nocive, afin que l’humanité s’offre un répit. Mère, comme les autres personnages de mes romans que vous venez de lister, appartient au baroque existentiel. C’est-à-dire qu’elle ressemble à ces femmes qui savent accomplir le tour de manège qui rend dingue le diable lui-même et le foudroie.

Elle a également pesé de tout son poids pour vous détourner du football et vous orienter vers les études...
Moi, j’ai pris un sacré plaisir sur les terrains de football. Ce fut une revanche sur les échecs. Surtout parce qu’il ramenait vers moi celles qui conspuaient mes poèmes et ceux que ma guitare irritait. Eh bien, je les reconnaissais après les matches et vous ne pouvez pas imaginer combien je bombais le torse en passant devant leurs applaudissements sans m’arrêter. La fierté est un plat qui ne se partage pas. Qui se déguste en silence et poitrine bombée. Le football a été l’horreur de Vilaria. Mais elle étouffait sa rage pour éviter que je ne commette l’irréparable. Un jeune frustré est un baril inflammable. Il ne faut pas promener le feu à proximité. Mais je voyais bien aux traits tirés de Mère que cette passion qui me poussait vers les jeux de ballon était un crève-cœur pour elle. Elle n’arrêtait pas de grommeler dès qu’on parlait de foot. Les diplômes étaient son obsession. Je crois qu’il y en a que je n’ai pas osé lui montrer.

Lesquels ?
Celui de téléconseiller, par exemple ! Comme il fallait gagner quelque argent avant de finir ma thèse, j’ai ramassé ce diplôme après un stage de trois affreux mois. Il fallait travailler avec un casque ridicule vissé toute la journée sur la tête et des écouteurs aux oreilles sur une plateforme d’appels téléphoniques bruyante et infernale l’été. L’enfer est sur terre ! Je ne crois pas que Mère ait vu mon DESS en communication, pourtant obtenu dans une grande école. On nous y apprenait à vendre des savons, des conseils en communication, des entrées chez Mickey ou des choses de ce genre en nous rinçant le cerveau à coups de leçons de «mercatique». Le mot lui-même a fini par dégoûter les praticiens. Ils sont revenus au «marketing». Il sonnait mieux pour remplir les tiroirs-caisses.

Avez-vous des détracteurs de vos livres ?
Certainement. Faut-il vraiment parler d’eux ? Bon, allons-y ! La plupart sont rongés par un sentiment qui s’appelle la jalousie. Et les autres se camouflent derrière des épithètes. Sans être masochiste pour un sou, j’adore la critique. Mais ne me demandez pas de supporter les râleurs. J’ai moi-même éreinté bien des scribouillards dans mes chroniques littéraires et ils savent combien je peux être féroce. Vilaria m’invite en permanence à être généreux.

Alors quels livres aimez-vous ?
Dans un récent entretien mené par Kidi Bebey pour le journal «Le Monde», j’en ai cité trois. Il en manquait, car la lecture est un fabuleux voyage. Et j’aime les voyages ! J’ai puisé beaucoup d’enseignements dans quatre essais en particulier : «Le Choix de l’Afrique» (La Découverte, 2021) de Catherine Coquery-Vidrovitch, «Le Vol de l’histoire» de Jack Goody (Folio, Gallimard, 2010), «Nations nègres et culture» de Cheik Anta Diop (Présence africaine, 1954) et «Une Grenade entrouverte» (éd. De l’Aube, 1999) du professeur Bruno Étienne. Ce sont de brillantes contributions à une anthropologie de la riposte graduée. J’ai aussi beaucoup appris de récentes productions fictionnelles : «Le Coup d’éclat» (Coll. Sembura, La croisée des chemins, Casablanca, 2022) du Gabonais Eric-Joël Békalé, «Ajar-Paris» de la Mauritanienne Fanta Dramé (Plon, 2022), «Noces de Jasmin» de la Tunisienne Hella Feki (JC Lattès, 2022) et «Notre royaume n’est pas de ce monde» (Albin Michel 2022) de la Guadeloupéenne Jennifer Richard. Vous avez ici des livres importants, ils racontent, à travers le registre fictionnel, les retrouvailles inattendues avec l’Afrique pour Fanta Dramé, et dessinent une peinture de l’actualité sociale et politique africaine revisitée par un grand talent de mémorialiste pour ce qui concerne Békalé et Feki. Pour le roman de Jennifer Richard, il s’agit d’un drame historique lié au myrmidon Ota Benga, pris comme objet de foire aux États-Unis et qui s’est donné la mort. Lire nous grandit !

Vilaria ne savait pas lire…
Elle le sait maintenant dans les limbes où elle danse et y corrige mes textes ! Le dernier chapitre de «Habiller le ciel» l’atteste, non ? C’est elle qui parle et écrit !

Ou vous qui écrivez sous sa dictée. Dans le roman, elle semble plutôt fière de son diplômé de fils, car vous avez collectionné de nombreux diplômes...
Elle n’a pas été uniquement fière de moi. Elle a eu beaucoup d’enfants, en a élevé de nombreux autres. Et elle nous chérissait tous avec parfois d’irritables admonestations de sa voix perçante. Nous avons collectionné pas mal de parchemins dans différents domaines et nos enfants aussi. Mais ne parlons pas de Vilaria au passé. Elle se vexerait. Elle est toujours ravie de ce qui nous arrive. Pour ce qui me concerne, elle exige d’ailleurs que j’encadre les lettres que je reçois et qui concernent «Habiller le ciel». Les encadreurs sont heureux ! Mon frère Laurent prépare une sorte de musée, à Goulmekong, au village, de tous les écrits sur le roman. Ah, il faut que je fasse court, car cet article risque de coûter cher en encadrement…

Comment «Mama Africa» a-t-elle reçu depuis «les limbes», comme vous dites pour qualifier son habitation actuelle, votre titre d’administrateur de la nouvelle chaire des littératures et des art africains à l’Académie du Royaume du Maroc ?
Par une explosion de joie qui a retenti du ciel à la terre ! Je crois que Vilaria n’a pas cessé de danser depuis que l’Institution Royale m’a fait l’honneur de me confier la direction d’un si bel outil de collection, de transmission et d’hospitalité de la translation. Passionnant. Il faut que je sois à la hauteur de la charge. Nous avons commencé par un colloque, tel que le souhaitait l’Académie, pour réexaminer la notion de plagiat qui a notamment servi à ombrer l’œuvre et la vie d’un géant des lettres africaines, Yambo Ouologuem, et d’une écrivaine talentueuse, Calixthe Beyala. Cela a été le point de départ de notre désir d’Afrique, comme dirait Boniface Mongo Mboussa. Ensuite, nous avons organisé un colloque en septembre dernier sur «La famille vue comme un labyrinthe ou une métaphore». Le manque d'unité africaine n’est pas une fatalité. Une famille sait aussi se retrouver malgré quelques bouderies ou fâcheries. La Chaire des littératures et des arts est à pied d’œuvre pour un troisième et formidable colloque international en ce mois de janvier sur «L’invention des écritures et l’état du narratif en langues africaines». Nous y recevrons des universitaires, des écrivains, des artistes, un biographe, un galeriste international et last but not least, le Sultan des Bamoum. Le Sultan Muhammad-Nabil Mforifoum Mbombo Njoya, 20e Souverain de la dynastie de Nchare Yen, participera au colloque. C’est extraordinaire ! Son arrière-grand-père, le Sultan Njoya, a inventé l’écriture «A ka u ku» et la langue Shü-mom à la fin du 19e siècle. L’Unesco a enregistré cette invention au rang de patrimoine mondial de l’humanité. Nous parlerons aussi à l’Académie du Royaume du Maroc les 18, 19 et 20 janvier de l’Égypte hiéroglyphique, de la langue amazighe, des langues bété et mandingue, du wolof, du peulh, du bamiléké et de la langue en clics des Koï-sans d’Afrique du Sud. Pour quel enjeu ? La revalorisation de ce que Ngugi Wa Thiong’o appelait la résurrection des âmes africaines à travers le réemploi de nos langues comme des flèches utiles à la pensée et non comme des instruments moribonds, à usage confidentiel et limité.

C’est donc un autre grand moment dans la programmation de la Chaire des littératures et des arts africains ?
Les institutions sont de grands témoins des œuvres, des actes et des pensées cumulatives. Il faut en prendre grand soin et les servir avec le sens joyeux du devoir. L’Académie du Royaume du Maroc a décidé de lancer une opération esthétique et patrimoniale inemployée : valoriser les langues de l’Afrique et défaire les cloisons héritées de la colonisation pour redonner souffle, exposition et une ardeur inusitée aux littératures comme aux arts africains. Africa is back home ! Le continent compte un milliard et demi d’habitants composés à 77% de jeunes dont la moyenne d’âge est de 19 ans, il a des taux de croissance honnêtes, malgré le ralentissement global, qui pourraient atteindre les deux chiffres et offrir des emplois massifs. L’Afrique recèle des artistes fabuleux, et ce dans toutes les disciplines, de la musique au design. Le dernier festival de la mode, le FIMA, qui a eu lieu à Rabat en décembre dernier, a montré combien Hicham Lahlou (designer) ou le duo Abderrahmane Ouardane et Alphadi, en unissant leurs créativités, écrabouillaient le pessimisme. Nos imaginaires africains savent déployer avec succès des rêves habitables. Avec l’Afrique comme horizon de pensée, il s’agit de remettre en avant ces imaginaires, de faire du pacte culturel un pack triomphant comme on dit au rugby et de mettre en circulation nos produits culturels pour mieux nous connaître et les partager. Nos 54 États ont une ressource incroyable qui s’impatiente : la culture. Rabat n’est d’ailleurs pas la capitale africaine de la culture pour rien. C’est une ville luminescente. Venez voir ce qui se passe au Musée Mohammed VI ! Notre plus précieux moteur est dans les arts. Sa Majesté le Roi Mohammed VI le rappelle sans relâche par une invitation permanente à faire de la culture le lien et le liant à la terre africaine. C’est fantastique d’agir sous cette inspiration et au cœur d’une institution académique et d’une vision qui chante les âmes fédératrices et régénératrices en Afrique.

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