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Trois experts décodent le potentiel de l'intelligence artificielle au Maroc

L'intelligence artificielle transforme le monde. Ses impacts sur l’économie et la société se confirment à un rythme soutenu. Dans cette course, le Maroc est en train de former un écosystème IA agile et innovant. Pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de cette transformation, trois experts de la technologie et de l'IA partagent leur lecture de la situation. Il s'agit de Amal El Fallah Seghrouchni, Eric Mouline et Joelle Barral que nous avons rencontrés.

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Il est des événements qui peuvent passer inaperçus mais qui offrent une opportunité aux experts de se rencontrer, discuter et avancer sur des sujets d'une extrême importance. Leurs organisateurs parviennent à réunir, dans un seul endroit, des sommités dans un domaine donné. C'est le cas de la « Winter School : Generative AI » qui a eu lieu fin février entre Casablanca et Benguerir. Son objectif : comprendre la technologie derrière l'intelligence artificielle et l'IA générative, ses enjeux et ses utilisations par l’Homme et à son service. L'événement est à l'initiative de l'Ecole Centrale Casablanca, la School of Industrial Management de l’UM6P et l'Ecole Polytechnique de Paris.

Le Matin y était pour rencontrer les as de l'intelligence artificielle au Maroc et dans le monde. Pari eux, Amal El Fallah Seghrouchni, membre de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et présidente exécutive du Centre international d’intelligence artificielle du Maroc (Ai Movement). Elle qui parle peu aux médias, nous a accordé un entretien exclusif pour partager sa vision de l'écosystème marocain de l'IA, ses avancées et les défis à relever.

Nous avons également interrogé l'expert de la Data Science et l’IA, membre de l’Académie française des sciences et co-organisateur de la Winter School, Éric Moulines, et la directrice de la recherche en IA de Google DeepMind, Joelle Barral.

Amal El Fallah Seghrouchni : Il faut une stratégie nationale d’intelligence artificielle avec une dimension africaine et mondiale



Le Matin : Quel est votre lecture par rapport à l’écosystème de l’intelligence artificielle au Maroc ?

Amal El Fallah Seghrouchni :
Aujourd’hui, il y a des universités et des grandes écoles qui forment des jeunes à l’intelligence artificielle et aux sciences des données. Il commence également à y avoir un intérêt pour l’IA au-delà du cadre académique, notamment dans l’écosystème industriel. Donc c’est un écosystème en ébullition qui commence à vraiment s’intéresser au sujet de l’intelligence artificielle. Il y a, à mon avis, deux niveaux d’intérêt : un intérêt socio-économique pour les personnes qui veulent développer des applications à base d’intelligence artificielle et un autre intérêt socio-éthique, qui commence à se poser avec acuité en lien avec les usages qu’on peut faire de l’intelligence artificielle. Donc, ça avance, il y a un débat très riche au niveau de la société. On voit beaucoup de conférences, de séminaires, et davantage d’acteurs qui s’intéressent à l’intelligence artificielle.



Quel est l’impact de l’intelligence artificielle sur l’économie et la société au Maroc ?

L’impact de l’intelligence artificielle va être très important parce qu’on estime à 15,7 trillions de dollars l’apport de l’IA à l’économie mondiale. Et donc, je pense que le Maroc fait partie de cette économie mondiale et je pense que l’intelligence artificielle va permettre d’apporter des solutions et aussi des développements économiques très colossaux et très importants à très court et moyen terme. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui, nous, au sein de Ai Movement, à l’Université Mohammed VI Polytechnique, on essaye de former les jeunes à travers des programmes riches et variés. Nous avons des formations exécutives pour des personnes qui sont déjà en poste dans des entreprises, qui n’ont pas eu l’occasion d’approcher les techniques d’intelligence artificielle pendant leurs études, puisque ce n’était pas encore très diffusé. Nous avons lancé un master exécutif pour former les ingénieurs qui sont déjà en entreprise, en plus d’un master junior pour les 8-14 ans pour former les futures générations à l’intelligence artificielle.

Je note aussi que l’IA va apporter des solutions à l’industrie, à l’éducation, à la santé, à toutes sortes de domaines socio-économiques. Et donc, je pense qu’il est très important aujourd’hui d’aller vers les techniques d’intelligence artificielle, que ce soit dans l’entreprise ou dans l’administration publique. L’intelligence artificielle va être vraiment très importante. Je vais vous donner un exemple. Dans le domaine médical également, l’usage de l’IA est très important. Ça va de l’utilisation de la vision par ordinateur sur les clichés jusqu’à la gestion des ressources humaines, les payes, comment mettre en place des chatbots ou des assistants digitaux à différents niveaux. Donc vraiment, le champ d’applications est très large.

Quels sont les acteurs clés qui devraient être impliqués dans cet écosystème pour favoriser son développement ?

Les ministères qui sont reliés à la digitalisation, par exemple, ou à l’industrie, les universités, les grandes écoles et puis bien sûr la société, les juristes et les économistes, pour essayer de réfléchir aux effets de bord de l’application de l’intelligence artificielle. Nous avons également des institutions comme la CNDP (Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel) qui œuvre dans le domaine de la protection des données. Donc je pense qu’aujourd’hui il y a des institutions qui peuvent être impliquées, qu’il y a des ministères qui doivent être impliqués. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche est également un partenaire très important pour lancer les formations et financer la recherche.

En somme, il faut vraiment une stratégie nationale d’intelligence artificielle qui s’inscrit dans le cadre d’une stratégie plus globale africaine et aussi mondiale. Et pour mettre en place cette stratégie nationale, il faudra mettre autour de la table plusieurs acteurs qui vont définir les cursus de formation, définir les domaines de recherche qu’il faut mettre en avant, trouver les financements, etc. Donc c’est très important aujourd’hui d’avoir les ministères qui vont définir les besoins, les ministères qui vont apporter les budgets, et puis les chercheurs, les académiciens, les entreprises qui vont aussi apporter leur aide pour renforcer cet écosystème.

Quels sont les usages de l’intelligence artificielle dans la recherche universitaire ?

Aujourd’hui, les domaines de recherche se développent beaucoup, notamment autour de l’apprentissage automatique, la vision par ordinateur, le traitement automatique de la langue, ce qu’on appelle le LNP ainsi que les «large language model», qui vont nous permettre aussi de traiter des gros volumes d’information. Maintenant, il faut élargir un peu le champ pour couvrir d’autres domaines, comme l’optimisation, la planification, l’aide à la décision, etc. Aussi, il faut élargir les domaines de recherche, avoir plus de spécialistes dans l’IA et renforcer la formation. Il faut aussi prévoir des budgets pour pouvoir lancer des projets d’envergure en utilisant ces technologies au sein de l’université. Mais il faut aussi qu’on soit capable de participer à des programmes internationaux pour échanger les expériences.

Est-ce que l’humain est menacé par l’IA ?

Alors, la réponse est simple, on est menacé si on ne sait pas utiliser l’IA !

Éric Moulines : L’IA générative continue d’ouvrir de nouvelles frontières dans la créativité humaine et la production de contenu



Le Matin : Quelles sont les dernières révolutions IA qui chamboulent le monde actuellement ?

Éric Moulines :
Les dernières révolutions en matière d’intelligence artificielle (IA) qui transforment le monde sont diverses et touchent de nombreux domaines. Les dernières tendances en intelligence artificielle générative se caractérisent par des avancées significatives dans plusieurs domaines, reflétant non seulement l’amélioration des capacités techniques, mais aussi l’élargissement des applications pratiques. Des exemples peuvent être cités à cet égard :

• Modèles de langage de plus en plus puissants : les modèles de langage comme GPT-4 d’OpenAI, Llama de META, Gemini de Google, Falcon de TII et ses équivalents continuent de repousser les limites de ce que l’IA peut générer en termes de texte. Ces modèles sont désormais capables de produire du contenu qui rivalise en qualité avec celui créé par les humains, que ce soit pour écrire des articles, générer du code informatique, composer de la poésie, ou même créer des scripts pour des jeux vidéo et des films.

• Synthèse d’images et d’art visuel : les technologies comme DALL·E d’OpenAI, Midjourney, ou Arstmart, qui génèrent des images à partir de descriptions textuelles, ont grandement évolué. Elles permettent maintenant de créer des œuvres d’art, des designs de produits, et même des scènes visuelles complexes qui étaient auparavant difficiles à imaginer sans l’intervention humaine.

• Création de musique assistée par IA : des systèmes capables de composer de la musique en analysant des styles et des genres spécifiques se sont grandement améliorés, offrant aux musiciens des outils pour inspirer leur créativité ou générer de nouvelles compositions.

• Modélisation 3D et réalité virtuelle : les avancées en IA générative facilitent la création d’environnements 3D réalistes et interactifs pour la réalité virtuelle (VR) et la réalité augmentée (AR), ouvrant la voie à des applications dans l’éducation, l’entraînement professionnel et le divertissement.

• Personnalisation et recommandation : l’IA générative améliore la personnalisation des expériences utilisateur dans le commerce électronique, les médias et les services en ligne, en générant du contenu adapté aux préférences individuelles.



Ces tendances indiquent que l’IA générative continue d’ouvrir de nouvelles frontières dans la créativité humaine et la production de contenu, avec des implications profondes pour de nombreux secteurs industriels et créatifs. Avec la montée en puissance de l’IA générative, les questions d’éthique, de droits d’auteur, et de régulation deviennent de plus en plus prégnantes. La nécessité d’établir des lignes directrices claires pour l’utilisation responsable de ces technologies est une tendance croissante, impliquant des discussions entre les développeurs d’IA, les législateurs, et le public.

Quels sont les principaux secteurs qui tireront profit de l’IA au service de l’Homme ?

Les principaux secteurs qui bénéficieront de l’IA au service de l’Homme incluent :

• La Santé : l’IA peut améliorer les diagnostics, personnaliser les traitements et optimiser la gestion hospitalière, contribuant à une meilleure prise en charge des patients et à une réduction des coûts.

• L’Éducation : les technologies d’IA peuvent offrir une expérience d’apprentissage personnalisée, adaptée au rythme et au style d’apprentissage de chaque étudiant, tout en fournissant aux enseignants des outils pour mieux comprendre et accompagner leurs élèves.

• L’Agriculture : l’IA aide à optimiser les rendements agricoles grâce à des analyses précises des conditions de croissance des cultures, à la gestion de l’eau et à la détection précoce des maladies des plantes.

• La Gestion des ressources naturelles et de l’énergie : les systèmes intelligents peuvent contribuer à une gestion plus durable des ressources, en optimisant la consommation d’énergie et en contribuant à la lutte contre le changement climatique.

Que pensez-vous de l’écosystème IA au Maroc ?

Comme beaucoup de pays, le Maroc reconnaît l’importance stratégique de l’IA pour son développement économique et social. Le pays a pris des initiatives pour promouvoir l’IA, notamment à travers des formations spécialisées dans les universités, le soutien à la recherche et au développement, et la mise en place de partenariats internationaux pour renforcer ses capacités dans ce domaine. L’Université Mohammed VI Polytechnique joue un rôle important dans ce cadre. L’écosystème IA au Maroc est en pleine croissance, avec une augmentation des startups technologiques, des incubateurs, et des investissements dans les secteurs clés où l’IA peut avoir un impact significatif, tels que la finance, l’agriculture et la santé. Cependant, pour réaliser pleinement le potentiel de l’IA, il est crucial d’adresser également les défis relatifs à la formation des talents, à la réglementation et à l’éthique de l’IA.

Joelle Barral : L’IA doit être développée pour des applications socialement bénéfiques»



Le Matin : Quelles sont les dernières révolutions IA qui chamboulent le monde actuellement ?

Joelle Barral :
L’IA n’est pas un domaine de recherche nouveau, mais l’accélération constatée depuis 2 ans est inédite. Cela fait 20 ans que je travaille dans le domaine de l’IA, et je ne pensais pas voir cela de mon vivant. Quand j’étais encore étudiante, on ne savait pas reconnaître un QR code. Nous vivons vraiment une période fascinante ! Prenons l’exemple d’AlphaFold, un outil développé par Google DeepMind, capable de prédire avec précision la structure 3D de plus de 200 millions de protéines. La publication de ces prédictions accélère déjà la recherche scientifique. Elles permettent par exemple de connaître la structure des protéines impliquées dans des maladies rares, ce qui donne aux chercheurs la possibilité de concevoir des médicaments plus efficaces. Au Maroc, ce sont plus de 1.000 scientifiques et étudiants qui ont déjà utilisé AlphaFold.

Quels sont les principaux secteurs qui tireront profit de l’IA au service de l’Homme ?

J’ai la conviction que tous les secteurs sont concernés, car le potentiel de l’IA est immense. De la fusion nucléaire à la protection des écosystèmes, en passant par la santé. La liste est longue ! L’IA doit être développée pour des applications socialement bénéfiques. Tel est le premier des 7 principes éthiques de l’IA publiés par Google dès 2018. Ce cap guide nos recherches afin de mettre l’IA au service du plus grand nombre et relever les grands défis de notre temps. Et simultanément, on trouve déjà l’IA dans notre quotidien, et même dans notre poche ! Je pense aux 100 millions de spams bloqués par Gmail chaque jour, ou au 3 milliards d’utilisateurs de Google Lens chaque mois, qui utilisent l’IA pour lancer des recherches à partir d’une photo prise avec leur smartphone.

Les applications liées à la productivité sont également très nombreuses, pour l’employé de bureau comme pour le scientifique – l’IA générative est par exemple capable de résumer des emails et pourra demain synthétiser l’état de l’art d’un domaine de recherche. Les applications sont innombrables et je suis enthousiaste face aux prochaines innovations. Il reste encore beaucoup à faire.

Que pensez-vous de l’écosystème IA au Maroc ?

Je suis impressionnée par la qualité et la motivation des étudiants que j’ai pu rencontrer la semaine dernière J’étais également venue au Workshop organisé par Google DeepMind à Rabat en décembre 2022. Ce dynamisme est remarquable !
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