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"Poésie et mondialisation", une conférence du poète Mohammed Bennis

La poésie cherche son chemin, une pensée poétique de résistance contre une mondialisation inhumaine régie par la logique du profit, et qui voudrait exclure la poésie et la langue. Après diagnostic et mise en garde, l'illustre poète Mohammed Bennis ouvre

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Marrakech vient de recevoir un rassemblement international de poètes, à l'occasion de la création, en cette cité impériale, du bureau régional de poésie pour le monde arabe, rattaché à l'Académie Mondiale de Poésie. Là se trouvait parmi les autres notre illustre poète Mohammed Bennis, et la veille de l'événement, ne sachant très bien au préalable dans quel esprit celui-ci se déroulerait, il illustrait l'inquiétude du poète et sa prudence, tout en étant émerveillé par la cité ocre et émeraude dont les réverbérations sur le bleu céleste participent de sa lumière magique. Comme notre autre grand poète aussi présent, Salah El Ouadie, mais qui, en plus de l'éblouissement que suscite en lui la cité miraculeuse, en est aussi effrayé, tant elle éveille fortement tous ses sens, confie-t-il. Dit par un poète, cela prend une autre dimension, car les sens physiques, et la sensibilité extrême à la beauté, l'émotion intense, ne peuvent être sans rapport avec la recherche perpétuelle, à travers le poème, du sens de l'existence, recherche qui hante et tourmente le poète. « Le poème qui cherche toujours le sens pour ne pas le perdre, et s'interroge sur la manière de donner à l'inconnu le pouvoir de demeurer inconnu », dit Mohammed Bennis. Or notre monde est caractérisé par une perte de sens généralisée. C'est pourquoi l'enchantement de Marrakech est plus fort et sa lumière plus lumineuse. Marrakech dont la féerie vous imprègne comme une promesse. Pour réunir des poètes désemparés par le monde actuel, la poétique Marrakech fut bien choisie. Comme la voix magnifique de Karima Skalli et le luth fougueux de Hadj Younès qui ont animé une soirée poétique où des poèmes ont été traduits en arabe par la pétulante poétesse Aïcha Berrada. Comme la douceur, le sourire (et le fou-rire) de Touria Ikbal, organisatrice de l'événement, qui bavarde régulièrement avec trois bougainvilliers qui se penchent sur sa fenêtre et qu'elle appelle ses « copines », suite à la déception que lui causa l'ancienne amitié avec certaines « copines » humaines. Car aujourd'hui les relations humaines sont le plus souvent à l'image des temps qui courent. «Un temps qui bouge, virulent, brûlant, devançant le mouvement de l'esprit ou le mouvement des organes, dit Mohammed Bennis. Chaque moment est une charge de moments. Point de souffles ». Où trouver l'inspiration et le répit régénérateur ? Le poète a peur de cette vitesse gouvernée par la logique du profit rapide, l'importance du monde matériel, l'hégémonie de la consommation et de l'information tyrannique, tout ceci définissant et servant un type de mondialisation qui n'honore pas l'humain et réprime le poétique.
L'impérialisme du connu

Le poète a peur de se retrouver en perte de vitesse. Le «mouvement de l'esprit» a besoin de vivre intensément et profondément le moment, pas d'être entraîné dans une allure qui brouille le sens, castre la pensée, diminue et asservit l'esprit, déshumanise, donne l'illusion de vie.
C'est l'affront de cette mondialisation que Mohammed Bennis cherche à démanteler. S'il ne parvient pas à identifier ce «temps de la mondialisation», à mesurer son impact sur le poète, à soustraire la poésie à cette emprise pour lui redonner véritablement sa liberté et son élan, il ne pourra plus «résider poétiquement sur Terre». Dans le même temps, les rencontres internationales et autres congrès sur la mondialisation et la poésie se multiplient, impliquant aussi l'institutionnel, sinon dans la réflexion, du moins dans la proposition de la réflexion. C'est dire que la poésie n'est pas complètement en perte de vue ou de terrain. Et Bennis se pose la question cruciale : «vers quelle réponse les rencontres s'orientent-elles ? visent-elles à formuler (et à diffuser) des discours dont le but est l'adaptation de la poésie aux exigences de la mondialisation ? Ou creusent-elles le sentier, inaccessible, pour que la mondialisation trouve une résistance dans la poésie ? ». Et il se répète une autre question : «Que peut la poésie dans le temps de la mondialisation ? question, précise-t-il, elle-même un écho majeur de celle d'Hölderlin : « …et pourquoi des poètes en temps de détresse ? ». Puis Bennis dénonce et récuse l'impérialisme du connu. « Un torrent de bibliothèques. De marchés. D'événements. De produits. Ils te coupent le souffle. Point de souffles. Et toi tu es pris par le monde. Connu. Plus puissant. Et soumis, tu te livres à la consommation. Dévoué, tu t'intègres dans le connu, qui n'a pas de limite. Ton univers est connu en un clin d'œil. Enfermé dans une boîte. Les extrêmes de l'Orient se fondent dans les extrêmes de l'Occident. Rien que l'Occident. Et toi tu n'arrives plus à distinguer l'information du savoir. La mondialisation de la poésie ». Le connu te fait prisonnier dans un univers exigu aliénant appauvrissant et, dans un sens lourd de sens, factice. Car l'essentiel est la langue, comme le rappelle Bennis. La langue « dépositaire de la promesse, dit-il. La mondialisation accélère l'abandon de la langue, sans laquelle il serait impossible à l'être humain de rester présent et actif dans la désignation de la subjectivité et du destin, inséparables dans la langue, la vie et la poésie ». Bennis réalise que le poète arabe, comme tout poète moderne, n'échappe pas à cette confrontation de l'abandon de la langue, au reflet de la mondialisation sur lui, qui l'envahit dans sa vie quotidienne comme dans sa vie culturelle. Depuis le début du vingtième siècle le poète arabe moderne a son cri, fait entendre Bennis, cri de la résistance incarnée dans les valeurs de la critique et de la découverte, par lesquelles le poème devient étranger, résidant à l'extrême, extrême du dire, explique-t-il. «Et par cette résistance le poème a fait de la langue une promesse. C'est une critique qui a inauguré l'enlèvement des barrières aux partants vers le chemin du poème, tandis que la découverte a procuré le synonyme de l'hospitalité de l'autre, passage obligé du poème sur le chemin du poème. Action double de la destruction qui visait la construction d'un rapport nouveau entre le poème et son temps, présent et pluriel dans le poème. Cet itinéraire enflammé a fait venir la promesse et lui a dit : habite ma langue. L'arabe. A son tour la pensée moderne du poème, dans la promesse s'est constituée, alors que le poème donnait l'hospitalité à l'autre, poèmes et langues qui appartiennent à des temps et des civilisations ». Qu'est en fait la mondialisation ? N'a-t-elle pas existé sous une forme plus humaine autrefois, à travers les métissages, les migrations, parfois de peuples entiers, les échanges multiples entres les peuples ? C'est bien tout ceci qui a construit le monde, et aussi des identités riches et fortes. Une identité se définit par les influences culturelles qui la composent et l'esprit cultivé est celui qui sait les reconnaître. Les peuples « purs » , qui n'ont pas été mélangés à d'autres sont exceptionnels, et ce ne sont pas eux qui ont généré les intégrismes. Chaque identité spécifique porte en elle l'histoire de l'humanité, c'est pourquoi elle a vocation de s'inscrire dans l'universel. Car l'universel se constitue par la richesse d'apports, d'échanges et de dialogue entre les cultures spécifiques, non par leur étouffement. Et la poésie « est la rose de l'amitié, de l'hospitalité, de l'ouverture et de l'infini », dit Bennis.
« L'expérience du séjour et du partage »

Aujourd'hui la mondialisation est définie par l'économique uniquement et le monde actuel est inapte à une mondialisation intelligente. «La face lumineuse de la culture arabe ancienne, dit Bennis, riche de son divan, de son écriture, de sa pensée, de sa mystique et de son art, a permis au poète arabe moderne d'entrer en dialogue avec la langue de la vie quotidienne et avec la littérature internationale, et lui a appris la liberté de la critique et de la découverte. Cette expérience du séjour et du partage est aujourd'hui menacée, sous prétexte de céder au monde de l'utilité, que la mondialisation glorifie sans remords, à l'encontre de l'option du chemin de la subjectivité et de l'ouverture de la modernité sur l'hospitalité des langues et des cultures ». Bennis ne cesse de dénoncer l'apologie du profit et la nouvelle mondialisation qui révoquent autant la poésie que la langue, les classant dans l'inutile au profit d'une langue de l'utile prévalant dans les discours de la consommation et de l'information qui donnent pouvoir au clos. En définitive, Bennis parvient à une mise en garde de l'humanité : « … un monde où l'humain et l'essentiel sont menacés de ne plus survivre. Dans la conception radicalement moderne de Humboldt, « la langue est une brèche par où s'engouffre et où demeure sans cesse en alerte le dynamisme spirituel de l'humanité ». Ce dynamisme spirituel est la promesse de la langue qui est, toujours d'après Humboldt, « une vision du monde » et « une suite ordonnée de pensées ». L'existence de la langue est reliée à ce dynamisme que traduisent l'inconnu et l'infini qui trouvent leurs sens forts dans la poésie ».
Bennis ira encore plus loin dans son alerte : « L'exil de la poésie de la ville planétaire est une annonce, avant tout, d'une aphasie qui mettra l'humain à l'extérieur de l'humain. L'abandon de la langue de l'inconnu et de l'infini, la langue que seule la poésie invente, se présente désormais comme la pâleur qui touchera le monde ».
Mais le poète est par nature optimiste et l'instinct de survie de la poésie lui fait poser la question : « Que peut le monde pour sauver la poésie afin de sauver la langue ? ». Renversement de la question d'où émergera le doute par rapport au postulat qui exile la poésie. Question non écoutée par un monde régi par la logique du profit. Ce qui conduit le poète à se ressaisir : « Dans la non-écoute, le regard du poète s'oriente vers un ailleurs, dit Bennis. Le poète veillant sur la langue dans l'extrême. La promesse. (…). Cela veut dire que le poète doit chercher un autre chemin, et c'est à lui que revient de trouver une réponse juste à la question du comment sauver la poésie afin de sauver la langue ». Le poète arabe, affirme-t-il, est également impliqué dans la recherche de cet autre chemin «qui évite le remords sur le choix de la solitude et la politesse de l'hospitalité dans la solitude. (…). Dans le léger, l'éparpillé, le murmurant, le dissimulé, l'oublié, le souffrant, l'informe, le poète veille sur la langue, sur l'appel à la promesse de la langue, inconnue et infinie, afin qu'elle mérite l'héritage et l'hospitalité. (…). Par cet acte, le poème résiste à l'abandon de la langue, invente une pensée poétique d'un sujet à venir, dans l'avenir ».
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