Dans l'après-midi, la pluie s'était mise à tomber. Susana Baca regardait par la fenêtre, désespérée à l'idée d'annuler son concert au Chellah. La standing-ovation que lui avaient réservé les spectateurs la veille faisait encore briller ses yeux. Vers 19 heures 30, tandis que les nuages s'éloignent définitivement, le public commençait déjà à attendre devant le Théâtre Mohammed V pour applaudir Cesaria Evora. Un tel monde se pressait que très vite, les 1.600 places du théâtre furent prises d'assaut. Afin qu'un maximum de spectateurs puissent assister à la prestation de la Diva aux pieds nus, des écrans géants avaient été installés en hâte sur la façade du théâtre. Résultat, les gens (dont certains étaient venus spécialement de Casablanca ou d'autres villes du Maroc) dansaient devant les portes et sur les trottoirs. Un triomphe dont se souviendront longtemps les habitants de Rabat.Pendant ce temps, au site du Chellah, la somptueuse Susana Baca plongeait les spectateurs dans son univers, sensible et émouvant. Femme de grâce et de lumière, Susana ne fait jamais semblant; et les larmes qui roulaient sur ses joues lorsqu'elle a chanté “Les feuilles mortes» prouvaient son bonheur d'être là.
La reine de la Salsa était au rendez-vous
L'ambiance de la grande scène était tout autre. A 21h30 résonnait les premières notes d'un concert qui allait s'avérer mémorable. Mawazine accueillait la reine de la Salsa, la grande Celia Cruz.
Depuis près de 40 ans, la chanteuse cubaine écume les scènes internationales et son célèbre cri “Azucar!», dont elle ponctue régulièrement ses chansons, a donné le frisson à la planète entière.
Aujourd'hui, chacun de ses concerts est presque un événement historique (d'ailleurs, 2 jours avant d'être à Rabat, elle se produisait à Miami sur la demande express du Président Bush) ? Le salsero Jose Alberto “El Canario» (l'un des plus célèbres de New York) a ouvert le concert avec quatre chansons avant d'accueillir sa vénérable aînée et d'aller modestement rejoindre les choristes. Mais comment ne pas se mettre en retrait face à une telle tornade.
“Oye como va ?», “Guatanamera»… En dépit de son âge respectable, l'énergique Celia Cruz a emporté la foule dans un tourbillon de danse et de musique. Une fête à la sauce salsa, inoubliable.
Azuuucanaaaar !
Au sons des couleurs et de la musique/h3>
Ainsi que nous l'avions écrit dans nos éditions du mercredi 22 mai 2002 (P 9), Mawazine, a fait frémir la ville et c'est perceptible. Les habitants attendent les réjouissances du soir avec tant d'impatience qu'ils ont instauré une sorte de rendez-vous : étant donné que la plupart des artistes programmés sont inconnus du grand public ici, ils se donnent rendez-vous au moment des balances (pendant lesquels musiciens et techniciens règlent les niveaux sonores et les micros) pour tâter la température du soir. Autant dire que lorsque Toto la Momposina, grande chanteuse venue de Colombie, et ses musiciens ont commencé à s'installer, les curieux se sont immédiatement approchés. L'artiste a séduit alors que pourtant rien ne laissait présager de ce moment incroyable que nous allions vivre le soir même.
Dans l'après-midi, Danyèl Waro et son groupe installaient leur matériel sur la scène du site Chellah (magnifique nécropole, aménagée pour la circonstance) où ils se produisent le soir même. Là encore, dès la balance, on pouvait pressentir que la soirée serait mémorable.
A 18 heures 30; le jardin des Oudayas accueillait le vernissage d'une superbe exposition de masques africains. Aux festivaliers se mêlaient quelques enfants de la médina, à la fois intimidés et fascinés par les sculptures. C'était un peu comme si l'émerveillement de la découverte leur permettait de dépasser leur timidité. Il faut signaler que l'exposition est de toute beauté et que les œuvres sont présentées avec une subtilité et une sensibilité qui rendent l'art totalement accessible au grand public.
A partir de 20 heures, les festivaliers étaient partagés entre deux concerts exceptionnels : le Super Rail Band au Théâtre Mohammed V et Danyèl Waro sur le site Chellah. Pour les Maliens du Super Rail, il s'agissait d'être à la hauteur de leur prestation de la veille. Ils ont été encore meilleurs. Deux raisons à cela : les musiciens étaient portés par le triomphe de lundi et (surtout) les spectateurs laissent s'exprimer leur joie.
Au même moment, au Chellah, les Réunionnais entraient en scène. Danyèl Waro est un personnage légendaire de la World Music car il est l'une des figures de proue du Maloya. Musique héritée des esclaves (amenés pour travailler dans les champs de Cannes à sucre) le Maloya a été interdit par un décret du gouvernement français en 1948 et n'a été officiellement autorisé qu'en… 1981! Cette musique (qui véhicule une culture locale, bien éloignée de celle de la métropole française) s'est développée de façon clandestine car la police française traquait les joueurs de Maloya, les jetant en prison et brisant leurs instruments lorsqu'elle les surprenait en pleine action. Au mépris des vexations, les Réunionnais ont continué à faire vivre leur patrimoine et à revendiquer leur identité. Une identité oh combien multiculturelle puisque La Réunion s'est peuplée d'immigrants venus d'Inde, des îles voisines (Maurice et Madagascar), de Français de métropole. Daniyèl Waro est l'un des plus ardents défenseurs de cette identité réunionnaise au point qu'il a préféré endurer deux années de prison pour insoumission plutôt que d'effectuer son service militaire. Malgré sa peau blanche et ses cheveux blonds, il symbolise la résistance des minorités à la Réunion. A tel point que, là bas, certains n'hésitent pas à affirmer : «Daniyèl Waro nous a rendu la fierté d'être noirs».
Personnage généreux, entouré de musiciens formidables, il a conquis le public rbati. Sagement assis en ouverture du concert (qui a duré plus de deux heures !), les spectateurs ont fini debout, devant la scène, chantant en chœur, dansant et frappant des mains. Qui aurait pu se donner du moment de communion qu'allaient partager Toto La Moposina et le public de Rabat ? Pourtant inconnue ici, la chanteuse colombienne s'est donnée avec tant de fougue et de générosité que l'on pouvait sentir de manière palpables les vagues d'amitiés qui s'échangeaient de la scène au parterre. Une foule dense ondulait en rythme, poussait des cris de joie, dansait à en perdre haleine, dans une atmosphère de fête incroyable et bon enfant. Aux premiers rangs, des jeunes regardaient cette femme mûre et dans leurs yeux brillaient le respect et l'admiration.
Loin de la célébrité et des fans, Toto a balayé ces obstacles telle, une tornade de vie et d'espoir. Lundi soir, le public marocain a découvert une grande dame dont il se souviendra longtemps.
Concerts de Suzana Baca, Mory Kante, Nazaré Pereira, Suzana Blazsco
Rabat ville trop sage ? Le temps d'un festival, la ville est transfigurée par l'atmosphère de fête générale qui y règne et les habitants de la capitale montrent superbement aux touristes ce que peut être la chaleur d'un public marocain.
Pour la dernière prestation sur la scène du Théâtre de Verdure, les Bamoums et leurs masques ont donné un magnifique concert d'adieu devant un public familial et enthousiaste.
Décidément, un courant très fort est passé entre les Marocains et les artistes venus de tous les coins du monde. Nazaré Pereira, personnage haut en couleurs, a su transmettre toute la chaleur de son Brésil natal avec une générosité rare. Déjà son concert au Théâtre Mohamed V avait vite entraîné le public dans la fête et la joie.
Nazaré Pereira, une vraie bête de la scène
Mais il fallait la voir hier soir au Chellah, quittant la scène pour danser avec les spectateurs, haranguant la foule pour la faire chanter en chœur, plaisantant entre les chansons. Le tout pendant plus de trois heures. Pour son grand retour (la chanteuse s'était éclipsée de la scène internationale depuis une dizaine d'années). Nazaré Pereira a magnifiquement prouvé qu'elle était là, et bien là. Une vraie bête de scène!
Au même moment, une atmosphère plus intimiste régnait dans le théâtre Mohammed V où se produisait Susana Baca.
Depuis des années, celle qui se bat comme une tigresse pour la défense de la culture de Amériques Noires est très émue de se retrouver, pour la première fois sur le continent africain. Issue d'une famille pauvre de la banlieue de Lima, Susana a pris conscience dès l'enfance du décalage entre le mépris qu'elle ressentait à l'école envers tous ceux qui descendent des esclaves et la richesse des chansons que lui chantait sa mère.
Adolescente, elle a commencé à parcourir le Pérou pour collecter auprès des anciens tout ce patrimoine africano-indien (de tradition orale) avant qu'il ne disparaisse.
Avec son époux (le musicologue bolivien Ricardo Perreira) elle a fondé une école pour transmettre et enseigner les chants et les danses afro-péruviens. Sur scène, celle que l'on surnomme «L'Ange noir du Pérou» se vêt d'une simple robe blanche et danse pieds nus. Son physique frêle où se mêle force et douceur, sa voix pure servie par des orchestrations toutes en finesse ont bouleversé les spectateurs.
L'Ange noir du Pérou
Dans la médina, où se déroulaient trois concerts dans des maisons traditionnelles superbement ornées et restaurées, régnait une ébullition bien différentes des jours précédents. Un public nombreux et attentif se pressait dans ces cadres d'un raffinement extrême, prêt à se laisser emporter par le tango de Susana Blaszko (accompagnée par les danseurs Carmen et Victor) ou le lancinant Tarab du groupe comorien de l'île d'Anjouan.
Une toute autre ambiance s'emparait de la grande scène où le grand Mory Kanté et son orchestre pan africain (puisque dans son groupe, on compte des Sénégalais, des Guinéens, des Maliens, des Algériens …) ont donné un concert mémorable.
Le public enflammé refusait de le laisser partir, réclamant rappel sur rappel. A minuit moins vingt, il était encore en train de chanter ! ! !
Les masques Makishi à la Galerie des Oudayas
Comme écrit dans nos éditions du 22 mai, les festivités de Mawazine se sont poursuivies lundi à un rythme endiablé, aux concerts se succèdent des expositions d'une qualité exceptionnelle, le tout… aux rythmes de l'Afrique et de l'Amérique Latine.
Mawazine invitait le public à découvrir l'exposition Makishi à la Galerie des Oudayas. Il pourra y admirer des masques impressionnants. Que représentent ces masques volumineux, souvent effrayants, parfois drôles surmontant des costumes composés de maillots moulants, de collants et de gants tricotés serrés pour couvrir entièrement un corps humain ? Les trois couleurs - blanc pour la mort, rouge pour le sang de la vie, noir pour le secret et la révélation - s'enchevêtrent en graphismes compliqués, dignes de créateurs contemporains minimalistes. Les lignes, les hachures, les pointillés jouent avec les formes des masques - coiffures hérissés de piques, de dents, de rostres, de cornes, etc.
Qui sont les êtres qui les portent ? Que veulent-ils signifier ? Makishi, noms des masques-costumes des initiés, noms de danses cérémonielles et noms des ritualistes eux-mêmes, désigne un ensemble sacralisé, cohérent et vivant, appartenant à certains peuples africains de la boucle du Zambèze. Relativement peu connus du reste du monde, les habitants de cette partie de l'Afrique australe vivent des siècles, dans des sociétés solidement constituées autour du manisme ou culte des ancêtres. C'est pourquoi les objets exposés, qui représentent l'aspect extérieur des morts du clan, vont permettre aux vivants de danser les enseignements des ancêtres. Après le temps de la danse et de la musique, le spectateur a la chance de pouvoir trouver des lieux de recueillement et de découverte face à des œuvres magnifiques, authentiques et émouvantes telles les Makishis.
Mawazine bat aux rythmes du monde et de toutes nos émotions.
Nous en redemandons !
Exposition des arts textiles des Indiens Huicholes, œuvres de José Benitez Sanchez
Mercredi 22 mai, à 18h30, la Galerie de la Caisse de dépôt et de Gestion, a présenté officiellement l'exposition des arts textiles des Indiens Huicholes.
Les œuvres de José Benitez Sanchez sont de véritables explosions de couleurs vives, d'arcs-en-ciel représentants des figures stylisées traditionnelles à la culture huichole. C'est un mélange mystique de figures mouvantes, de personnages, de faunes et de flores symboliques.
Les tableaux de José Benitez Sanchez sont constitués d'une planche de bois recouverte d'une fine couche de cire collante. Ensuite, avec le pouce, l'artiste dispose sur la cire, brin par brin des fils de laine, aux couleurs avivées par l'aniline. Les œuvres des Huicholes sont des gestes de communication, des témoignages de vibrantes visions et de symboles disposés pour cristalliser une idée, un important message.
Du 18 mai au 12 juin 2002 à la Galerie de la Caisse de Dépôt et de Gestion
Exposition de Touhami Ennadre à la galerie Mohamed El Fassi
Mardi 21 mai à 18h30, la Galerie Mohamed El Fassi a ouvert ses portes sur le monde ténébreux, mystique et contradictoire du « peintre en noir » : Thouami Ennadre.
Mawazine est un festival qui rend hommage à tous les arts et qui souhaite instaurer une tradition de promotion de l'art contemporain, parfois méconnu au Maroc. Quoi de plus naturel que Touhami Ennadre inaugure ce projet ambitieux ?
Lorsque l'idée d'une exposition lui fut soumise, il l'accepta sans hésitation pour le plus grand plaisir des visiteurs.
Entre ombre et lumière, le regard du visiteur est irrémédiablement attiré par les oeuvres d'une rare intensité de ce talentueux artiste marocain: Touhami Ennadre.
Les murs d'une blancheur immaculée de la Galerie Mohamed El Fassi rendent le contraste encore plus poignant avec ses immenses photographies. Ce photographe reconnu internationalement a déjà trouvé sa place entre le PS1 Contempory Art Center de New York et la Dokumenta de Kassel. C'est dire le rayonnement qu'exerce aujourd'hui l'oeuvre de Touhami Ennadre ! Il suffit de parcourir son itinéraire depuis les années 70 pour mesurer la notoriété acquise et la reconnaissance qui lui est témoignée. Ces images concentrent toutes les énergies, celle d'Ennadre, les nôtres, et les réoriente vers la vie : tensions, intensités, tragique. Aucun artifice, pas le moindre contre-jour, mais du noir, de la lumière, de la contre-mort. Ce monde est habité par le mythe, celui de l'origine et des fins, celui de la renaissance. L'ordre du cosmos manifeste l'indissociabilité de la vie et de la mort que seule une vision poétique peut dévoiler.
Cette série de 19 photographies qui nous est donnée à voir comme les feuilles de l'immense carnet de voyage réalisé à travers le monde par l'artiste, ne peut pas nous laisser insensible et réveille en nous une multitude de sentiments indéfinissables. Nous sommes heureux de les accueillir au festival Mawazine de Rabat-Salé.